Turquie. Le conflit du Karabakh nourrit la rancœur contre l’Europe

L’affrontement entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan entre dans sa quatrième semaine et a déjà fait des centaines de morts. Les bombardements frappent avant tout les populations civiles, encore une fois otages de ces guerres par procuration. À Ankara et à Istanbul, nous avons recueilli la parole de personnalités et de chercheurs proches du régime de Recep Tayyip Erdoğan. Ils s’interrogent sur la « diabolisation » de la Turquie par l’Union européenne, et plus particulièrement par la France d’Emmanuel Macron, dont les propos sont dénoncés comme « irrationnels ».

Dans une rue d’Ankara, un panneau d’affichage représentant deux mains et les drapeaux turc et d’Azerbaïdjan, avec le slogan : « Turquie et Azerbaïdjan, deux États, une nation »
Adem Altan/AFP

Samedi 10 octobre au soir, les nouvelles du front au Haut-Karabakh étaient confuses et contradictoires, mais l’accord de cessez-le-feu auquel l’Arménie et l’Azerbaïdjan étaient arrivés la veille semble avoir fait long feu. Il s’agissait d’une trêve fragile, arrachée au terme de négociations à Moscou entre les chefs de la diplomatie des deux pays, sous le patronage de la Russie, tandis que la Turquie brillait par son absence. « Une humiliation de plus », analysait Çelik, un Stambouliote fervent supporter d’Erdoğan, aux sympathies assumées pour le mouvement ultranationaliste des Loups gris. « Une preuve de plus, s’il en était besoin, que l’Europe est capable de s’effacer au bénéfice de Vladimir Poutine quand cela sert ses intérêts immédiats, explique une source proche du pouvoir à Ankara. Alors qu’elle ne manque jamais une occasion de montrer son hostilité à la Turquie. »

Poutine à la manœuvre, l’Europe à la remorque

Cette amertume nourrie à l’encontre des Européens est une des raisons, et non des moindres, qui expliquent l’attitude des Turcs sur ce nouveau front ouvert dans le Caucase, au seuil de l’aire d’influence russe. Depuis quinze jours, Ankara, le siège du pouvoir, et Istanbul, le centre de la vie intellectuelle, bruissent d’une petite musique univoque qui place Vladimir Poutine au centre de toutes les conversations. Tandis que l’Union européenne est tour à tour un allié décevant et une vieille dame impuissante et candide.

« Les médias occidentaux sont focalisés sur Erdoğan, spécialement en France, où ils sont au diapason des propos diabolisants d’Emmanuel Macron », explique Enes Bayraklı, universitaire et directeur des études européennes de la Fondation pour la recherche politique, économique et sociale (Siyaset, Ekonomi ve Toplum Araştırmaları Vakfı, SETA), un think tank basé à Ankara. L’un de ses membres fondateurs, İbrahim Kalın s’est imposé comme une personnalité incontournable de la présidence, dont il est d’ailleurs le porte-parole. « On oublie qu’à son arrivée au pouvoir comme premier ministre, Erdoğan était la coqueluche de l’Occident. » Effectivement, au début des années 2000, le jeune et ambitieux leader était présenté comme un réformiste, un interlocuteur incontournable dans le mal nommé « monde arabe ». Il n’est pas impossible que son allure moderne ait infusé le biais du « bon musulman » dans l’esprit de ses vis-à-vis diplomatiques d’alors.

« Désormais, la seule façon que la France a de s’adresser à la Turquie est défiante, passant des menaces de sanctions aux remontrances infantilisantes, poursuit Enes Bayraklı. Mais qui est un réel danger pour les démocraties libérales ? La Russie interfère dans les élections étrangères, lance des raids informatiques, commandite des assassinats, annexe la Crimée, mais les dirigeants européens sont obsédés par Erdoğan, qui est devenu le miroir de leur islamophobie. »

Aux premiers jours des combats dans le Haut-Karabakh, l’implication de la Turquie, soutien tapageur de l’Azerbaïdjan, occultait complètement, il est vrai, le possible rôle de la Russie. Pourtant, d’après Sinan Ulgan, chercheur invité au Carnegie Institute Europe, « il n’y a pas lieu de questionner les manœuvres d’Ankara dans ce dossier, car la démarche est sans équivoque. Il s’agit de soutenir un allié historique, qui constate que les négociations en cours depuis 19911 pour récupérer un territoire occupé illégalement par l’Arménie ont échoué. Aucune machination, aucun complot ici. On ne peut pas en dire autant de la partition jouée par Poutine ! » Toutes les personnes interrogées pour cet article, plus ou moins explicitement favorables au pouvoir turc, sont unanimes : les premiers tirs sont venus de l’Arménie, ils ont été commandités par la Russie — aucun élément factuel, à ce jour, ne permet de leur donner raison. Soli Özel, analyste affilié à l’Institut Montaigne, qui répond à Orient XXI depuis Istanbul, souligne que « les exercices militaires "Caucase 2020", menés par la Russie fin septembre, quelques jours avant le début des hostilités, et auxquels participait l’Arménie, ne pouvaient être qu’une provocation ». Quatre-vingt mille soldats, majoritairement russes, avec des contingents arméniens donc, mais aussi pakistanais, iraniens, chinois, simulant une réponse à l’attaque d’un ennemi que tout, dans l’imaginaire du moment, désigne comme l’OTAN — la Turquie en est membre, ce que les tensions géopolitiques actuelles tendent à faire oublier.

Le double standard européen à l’encontre d’Ankara

L’implication logique de l’argument qui dépeint la Russie comme le grand ordonnateur de cette nouvelle guerre dans le Haut-Karabakh, c’est la critique de l’Europe. « Dans cette affaire, la Turquie se place du côté du droit », poursuit Soli Özel, alors que les appels à soutenir l’Arménie se multiplient. C’est le cas dans la classe politique française, de la gauche parisienne à l’extrême droite, et pour des raisons majoritairement fallacieuses, aux présupposés problématiques. En l’occurrence, l’évocation du génocide de 1914 — une lecture essentialiste du conflit — ou la proximité culturelle avec un « peuple chrétien » — une lecture confessionnelle cette fois —, tout ceci étant plus ou moins assumé en fonction de la place occupée dans le spectre politique. « Paris, si légaliste dans la crise en Méditerranée orientale, se range du côté de la puissance occupante, alors que le Haut-Karabakh n’est reconnu par aucun État membre de l’ONU », observe Soli Özel, à l’unisson de la rhétorique du « double standard », impulsée par Ankara depuis quelques années.

D’après cette dernière, le péché originel date de 2004, lorsque l’Union européenne ouvre ses portes à Chypre. « Pourtant le règlement est clair : tout État candidat doit régler ses contentieux frontaliers avant de pouvoir envisager l’intégration. Ensuite, avec l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007 il y a eu le ralentissement des négociations pour celle de la Turquie, et sur des motifs avant tout populistes. Ce ne sera pas la dernière fois qu’un dirigeant européen utilise les réflexes islamophobes de sa population pour éviter d’affronter ses problèmes intérieurs : les conservateurs anglais ont su tirer la Turquie de leur chapeau lors des débats sur le Brexit », poursuit Soli Özel.

Par la suite, les relations avec l’Union européenne n’ont été faites que de trahisons, à en croire la source gouvernementale d’Orient XXI. « Lorsqu’ils ont besoin de coopération sur l’antiterrorisme, ils n’ont pas de problème à venir nous chercher », ironiste-t-il. « Mais le terrorisme, ils le voient où ça les arrange ! Quand le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) commet des actions violentes sur le territoire turc, non seulement ils ne les condamnent pas, mais ils vont soutenir leurs franchises en Syrie2, qui ont collaboré avec Bachar Al-Assad. Et pour quel gain ? Juste la sous-traitance de la gestion des djihadistes emprisonnés, qui sert aux Kurdes, désormais, de levier face aux Occidentaux. Et quelle a été l’action concrète de ces derniers pour faire partir le président syrien ? La Turquie s’est engagée sur le terrain, seule ; l’engagement des Européens n’a pas dépassé le stade de l’incantation, parce qu’ils n’ont pas osé devancer les pudeurs américaines », critique-t-il encore.

Dans chaque dossier conflictuel avec l’Europe, l’ombre de la Russie plane. En Syrie donc, où les ambigüités coupables de l’Occident ont laissé le champ libre à Poutine, en Ukraine (où la Turquie a des intérêts indirects via les Tatars de Crimée), et dernièrement en Libye. « La Turquie ne reçoit jamais la solidarité de l’UE, alors qu’elle serait l’alliée naturelle en Méditerranée, complète Sinan Ulgen. Les sorties virulentes d’Emmanuel Macron, au regard des intérêts de la France, paraissent d’autant plus irrationnelles ». La récente déclaration conjointe des chefs de la diplomatie américaine, française et russe dans le cadre du Groupe de Minsk, exhortant la Turquie à œuvrer pour un cesser le feu dans le Caucase, n’a pas apaisé ces rancœurs.

Expansionnisme versus intérêts stratégiques

Le discours français sur la Turquie est généralement uniforme, évoquant les dangers des velléités expansionnistes de Recep Tayyip Erdoğan. Mais lorsqu’on interroge les universitaires et les conseillers qui dessinent la doctrine de politique étrangère turque, la sémantique est celle de la « protection des intérêts stratégiques » ; un objectif somme toute légitime pour n’importe quel État. « Et si la France veut critiquer l’action d’Ankara en Libye, commençons par demander ce qu’elle-même faisait là-bas ! », souligne Soli Özel.

Face au manque de soutien des Européens et aux relations compliquées avec la Russie, les Turcs affirment n’avoir d’autre choix que de se projeter comme acteur régional, à la recherche d’une autonomie toujours plus grande. Comme dans le secteur énergétique : « On ne peut plus se permettre d’être aussi dépendants de Moscou pour nos importations de gaz. La compétition gazière en Méditerranée orientale est partie intégrante de notre stratégie de diversification des partenaires commerciaux », explique encore la source gouvernementale d’Orient XXI.

Autre raison de prendre au sérieux les avertissements d’Erdoğan sur la guerre du Haut-Karabakh : le pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan et le gazoduc qui traverse le sud du Caucase, soit deux importantes sources de revenus pour la Turquie qui ne peut pas se permettre de perdre le contrôle de ce qui se passe sur ces deux tracés.

« Ce qui est regrettable, c’est que bon nombre des revendications d’Ankara sur la scène géopolitique sont compréhensibles, mais le ton belliqueux, et le vocabulaire outrancier ont durablement brouillé le dialogue avec les Européens », analyse Sinan Sulgen, pour qui l’agressivité du président turc est sa grande erreur diplomatique. Soli Özel, lui, estime que les choix d’alliance au début des révoltes arabes de 2011, favorisant les Frères musulmans en Égypte, en Tunisie et ailleurs, ont constitué un mauvais calcul : « Non seulement ils ont été affaiblis partout où la Turquie a misé sur eux, mais en plus cela lui vaut une hostilité tenace de la part des puissances du Golfe ; elle n’a plus que le Qatar comme ami. »

Alors que les bombardements ont repris dans la nuit du dimanche 11 octobre sur le front du Haut-Karabakh, on s’attend à de nouvelles condamnations européennes du soutien turc à l’Azerbaïdjan, et une discussion toujours plus difficile avec la France. « En matière de relations internationales, on a coutume de dire que rien n’est réglé tant que tout n’est pas réglé », explique Soli Özel. « La confrontation en est arrivée à un point où il n’est plus possible de prendre chaque dossier séparément. Si l’Union européenne veut normaliser ses relations avec la Turquie, elle doit ouvrir des négociations sur l’ensemble des points litigieux », conclut-il avec cette observation aux accents d’avertissement.

« Bien sûr que c’est une partie de chantage », explique une source diplomatique française. « Ils disent vouloir poser tous les dossiers sur la table. Très bien. On évoquera donc aussi les combattants syriens en Libye et maintenant dans le Caucase, la répression depuis le coup d’État manqué de 2016, les arrestations et les détentions arbitraires, l’ensemble des atteintes aux droits humains, le travail idéologique mené par la diaspora au sein des communautés musulmanes et le sujet des imams détachés ? La sincérité est une exigence qui s’applique à tous ! »

Réponse du conseiller proche de la présidence à Ankara : « La Turquie n’a envoyé aucun combattant syrien nulle part3. Quant aux actions sécuritaires que nous menons sur notre territoire, elles n’auraient peut-être pas été aussi sévères si nous avions reçu un franc soutien des Occidentaux lorsque des F-16 ont tenté d’abattre notre président. J’aimerais bien savoir ce que la France aurait fait après une telle menace, alors qu’on y a déclaré l’état d’urgence et tout un arsenal de lois répressives après chaque vague d’attentats ». Les imams détachés ? « La nouvelle marotte d’Emmanuel Macron, qui ne rate plus une occasion de laver son humiliation en Libye. Le fantasme de l’islamiste radicalisé, infiltré dans la société est toujours plus rémunérateur qu’une vraie politique. Seule Angela Merkel a compris qu’il fallait trouver un moyen de parler avec nous. » Un argument que le récent discours du président français sur « les séparatismes » ne risque pas de discréditer.

1Sous l’égide du Groupe de Minsk, émanation de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) — devenue ensuite l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) —, coprésidé par la France, la Russie et les États-Unis.

2Les Unités de protection du peuple (YPG) et les Unités de protection de la femme (YPJ).

3De nombreux témoignages et observations sur le terrain prouvent le contraire.

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