Les événements du Parc Gezi1 ont révélé la recomposition en cours du paysage politique en Turquie. Le pays apparaît désormais partagé entre une droite qui tend à s’unifier et une gauche divisée par des différences probablement irréconciliables.
Depuis la fondation de la République en 1923, la droite est l’un des éléments principaux de la politique turque. Une droite complexe, parfois paradoxale, mais une droite quand même. Elle fut longtemps considérée comme étant composée de trois courants : conservateur, nationaliste et islamiste.
Avant l’apparition en 2002 du Parti pour la justice et le développement (AKP — Adalet ve Kalkınma Partisi), la tendance conservatrice (très forte) des zones rurales soutenait les partis politiques découlant de la tradition du Parti démocrate (DP — Demokrat Parti)2 contre l’autoritarisme et le laïcisme du Parti républicain du peuple (CHP — Cumhuriyet Halk Partisi), le parti de Mustafa Kemal, fondateur de la République.
Mais ces mêmes milieux conservateurs gardaient leur distance avec l’islam politique du mouvement Vision nationale de Necmettin Erbakan, jugé trop instable et trop étatiste. De toute manière, le régime, sous contrôle militaire et bureaucratique, ne permettait pas un épanouissement total de l’islam politique.
Le nationalisme, quant à lui, est le ciment principal de la politique turque. Mais il a évolué. À ses débuts, le nationalisme turc suivait deux voies distinctes : un nationalisme ethnique appelé le touranisme (réunification de l’ensemble des « Turcs » des Balkans à l’Asie centrale) et un nationalisme culturaliste basé sur l’appartenance religieuse à l’islam. Les mouvements touranistes ont eu le vent en poupe tout au long des années 1940. Ils ont perdu par la suite de leur aura, principalement à cause de la guerre froide. Le coup d’État de 1980 a mis en place un système de pensée nationaliste basé sur l’appartenance religieuse et a écarté le touranisme. L’islamité est devenu la référence principale du nationalisme turc.
Les changements des jeunes réformateurs islamistes
Après les années 2000, ces trois tendances se sont rejointes, à la faveur des changements impulsés par les jeunes réformateurs islamistes — dont le premier ministre actuel Recep Tayyip Erdoğan. L’AKP a intégré les islamistes, ainsi que les conservateurs, dont les réticences ont disparu quand le parti est arrivé au pouvoir en 2002. Il a également séduit les nationalistes en reprenant à son compte le nationalisme fondé sur l’islamité. Ce discours a été utilisé pour galvaniser les foules lors des meetings, ou ponctuellement contre le mouvement kurde. Aujourd’hui, il y a peu de différence entre le nationalisme du Parti d’action nationaliste (MH — Milliyetçi Hareket Partisi)3 et celui de l’AKP lors des campagnes électorales.
Ces trois mutations ont fait de l’AKP le seul parti à droite. Désormais les islamistes sont conservateurs, et les conservateurs ne peuvent plus s’opposer aux politiques islamistes.
Le Parti pour la justice et le développement a aussi recueilli le soutien de la classe moyenne, pro-européenne, en militant pour l’intégration de la Turquie à l’Union européenne. Enfin, il a attiré une partie de la gauche libérale en plaçant ses combats dans le cadre des libertés fondamentales. Il a ensuite intégré une quatrième droite, apparue au début des années 1990. Celle-ci, semblable à ses congénères en Europe occidentale, est capitaliste, se préoccupe peu de l’idéologie et se soucie davantage du marché. Le renforcement du capital provincial a provoqué une fusion de cette nouvelle droite capitaliste avec la droite conservatrice et la droite islamiste. Le grand capital — bien qu’il ait gardé ses réflexes élitistes — a dû suivre ce nouveau vent. Le parti s’est ainsi installé sur une position hégémonique, avec entre 40 % et 50 % des voix aux élections.
Mais le parti conservateur a conscience que cette coalition est artificielle. C’est l’une des raisons principales de son attitude paranoïaque face au mouvement Gezi. Car, dialectique oblige, l’alliance des droites possède le potentiel de provoquer une coalition opposée « à gauche ». Tout comme le terme de « droite » , cette qualification est problématique en Turquie. Il y a plusieurs « gauches » et chacune d’entre elles conteste le caractère « de gauche » des autres.
La « génération Y » qui est montée sur la scène publique avec Gezi a été accusée d’être apolitique. Or, elle a montré qu’elle était profondément politisée tout en étant réticente, voire opposée aux structures institutionnelles de la gauche des années 1970. Nous sommes face à une génération spontanée, sincère, intelligente, utilisant et transformant l’ensemble des moyens technologiques et surtout ayant soif de la liberté. Pour le dire rapidement, il s’agit pour elle de passer d’une démocratie prétorienne (peu) représentative à une démocratie participative, voire directe. Cette génération acceptera les mouvements de gauche dans la mesure où ils vont comprendre le nouveau comportement politique.
Le soutien de la jeune gauche aux manifestants
Commençons par la plus jeune gauche, celle qui a accordé son soutien sincère aux manifestants de Gezi, au tout début de la résistance. Il s’agit d’un mouvement né de la gauche socialiste, en dépression au lendemain de la chute de l’Union soviétique. Dans les années 2000, cette nouvelle gauche a attiré la sympathie de beaucoup d’intellectuels. Elle abrite aussi bien d’anciens militants de gauche marxistes qu’une partie du mouvement féministe, le mouvement écologiste, les défenseurs des minorités, le mouvement Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT). Deux thèmes ont joué le rôle de dénominateur commun : d’une part le refus de la mainmise des militaires sur le régime, d’autre part l’oppression des Kurdes. Ces deux points communs ont fait que pendant la dernière décennie, la gauche libérale a pu soutenir, ponctuellement, les politiques de l’AKP. Mais le même groupe s’est opposé — et s’oppose résolument — au même AKP et à ses discours nationalistes lors des campagnes électorales, à ses politiques ultralibérales et anti-écologiques, à ses interventions incessantes sur la vie privée, à ses politiques ciblant les femmes et les minorités sexuelles.
La nouvelle gauche, aux structures multiples, a commencé à s’institutionnaliser à partir de 2008, lorsque les libéraux ont lâché l’AKP. Après de longs débats internes, un nouveau parti politique fut créé, le Parti de la démocratie et de l’égalité (EDP — Eşitlik ve Demokrasi Partisi). En 2012, chose rare dans la gauche turque, ce parti a fusionné avec les Verts pour fonder le parti « Verts et Gauche viendront » (Yeşiller ve Sol Gelecek Partisi).
La deuxième « gauche » qui s’est agrégée au mouvement est sui generis en Turquie. Il s’agit d’une gauche nationaliste et laïciste, éloignée de la social-démocratie à l’européenne. Bien entendu, le CHP est la formation principale de ce courant, mais il y a d’autres versions, plus ou moins nationalistes et/ou laïcistes.
La bourgeoisie se sent proche du CHP car elle considère que deux bases du régime sont menacées : l’identité ethnique (par la question kurde) et l’identité religieuse (par l’islam politique). Cette bourgeoisie s’arc-boute sur des principes kémalistes et voit en l’AKP le danger principal.
Tout au long de la République, cette gauche autoritaire a pu s’appuyer sur deux institutions : l’armée, dont le rôle politique a été considérablement réduit par l’AKP avec l’appui de la gauche libérale, et la bureaucratie qui, au bout de onze ans de pouvoir, a été mise sous tutelle de l’AKP grâce au népotisme traditionnel. Ainsi, la gauche nationaliste a eu le sentiment qu’elle avait perdu le pouvoir à jamais. Parce qu’elle percevait les conservateurs et les Kurdes comme une classe inférieure, elle n’a pas digéré que les premiers détiennent tous les pans du pouvoir, ni accepté la possibilité que les seconds deviennent des citoyens égaux.
Une gauche nationaliste mieux organisée
Il est clair que les raisons de la présence à Gezi de la gauche libérale et celles de la gauche nationaliste n’étaient pas identiques (elles étaient parfois opposées). Mais la gauche nationaliste était beaucoup mieux organisée, notamment dans les universités. Les premiers slogans nationalistes et kémalistes (« Nous sommes tous des soldats de Mustafa Kémal »), et les premiers drapeaux turcs sont apparus. Cette présence a eu deux conséquences directes. D’abord, tenir les Kurdes éloignés du mouvement, même s’il y a eu des participations individuelles à Istanbul comme à Diyarbakir — d’autant que les structures politiques kurdes craignaient d’entraver le processus de paix entamé avec l’AKP.
La deuxième conséquence fut plus inattendue : ces deux gauches rivales, ennemies même, se sont côtoyées pour la première fois, ont subi la violence policière côte à côte et inventé un nouveau langage face à celui, blessant, du premier ministre.
Mais il y a une troisième gauche, qui est entrée en scène sur la place Taksim, tardivement, mais d’une manière décisive. C’est une gauche divisée, blessée, difficile à appréhender. Selon le côté où l’on se place, elle est appelée « gauche radicale », « extrême gauche » ou encore « gauche révolutionnaire ». On parle également parfois de « groupes illégaux ». En effet, cette gauche est la victime principale de l’histoire politique violente de la Turquie. Ses militants ont connu les geôles de la junte, la torture, l’exil. Cette gauche est divisée en mini-fractions… qui se détestent entre elles. La présence de ces petits groupes violents a donné un prétexte à l’AKP pour justifier la répression policière.
Ces trois « gauches » se côtoient depuis six mois, à Taksim, dans les forums populaires, dans les marches, et surtout via les réseaux sociaux. Mais il est difficile de croire que de ce mouvement sortira un parti politique unissant l’ensemble de ces gauches. D’autant que pour les nouvelles gauches, il ne s’agit plus de dominer le système autoritaire, mais de le transformer. Par conséquent, si une alternative peut naître de cette coalition nouvelle, ce ne sera pas une alternative au pouvoir, mais plutôt au système et qui permettra aux individus d’être responsables dans leur vie quotidienne.
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1Ils ont commencé le 28 mai 2013 avec un sit-in d’écologistes et de riverains contre un projet de piétonnisation de la place Taksim, en bordure du parc Gezi, au centre d’Istanbul. Le mouvement s’est ensuite transformé en contestation globale du pouvoir, avec occupation de la place et manifestations quotidiennes, entraînant une forte répression.
2Parti conservateur fondé par Celâl Bayar, ancien premier ministre sous Atatürk, et Adnan Menderes. Le parti gagna les législatives de 1950 et resta dix ans au pouvoir, avec Celâl Bayar comme président de la République et Adnan Menderes comme premier ministre. Ils furent renversés par le coup d’État militaire de 1960. Menderes fut pendu et le parti dissous. Le Parti démocrate a été refondé en 2007.
3Parti nationaliste, au gouvernement de 1999 à 2002, en coalition avec le Parti démocratique de la gauche (DSP — Demokratik Sol Parti) de Bülent Ecevit et l’ANAP (Anavatan Partisi, « Parti de la mère patrie ») de Mesut Yılmaz. Le MH a quitté le parlement turc avant de le réintégrer lors des élections de 2007. Il a obtenu 53 sièges sur 550 lors des législatives du 12 juin 2011.