Turquie-Tunisie. Deux expériences de « pouvoir islamiste »

Le nouveau millénaire a vu l’accession au pouvoir de partis se réclamant de l’islam politique, que ce soit en Turquie ou dans le monde arabe. Les deux exemples les plus aboutis sont celui du Parti de la justice et du développement (AKP) et d’Ennahda en Tunisie. Une comparaison des deux expériences est éclairante.

Meeting de l’AKP, 2015.
akparti.org.tr

Qu’ils soient ethniques, linguistiques, culturels, historiques, les points de divergence entre la Turquie et les pays arabes sont légion. Bien que l’on constate une tension constante dans les représentations réciproques entre Turcs et Arabes depuis la fin de l’empire ottoman, de très fortes similitudes unissent les mouvements de l’islam politique dans leur quête d’un idéal pour la gestion de l’État. Et leurs théoriciens et cadres dialoguent. Ainsi, tous les auteurs membres des Frères musulmans ont été traduits en turc, notamment les travaux de Sayyid Qutb et Hassan Al-Banna. Dès les années 1970, mais surtout dans les années 1980, des associations d’hommes d’affaires turcs et arabes, des ONG liées à des formations politiques islamistes ont échangé sur leurs expériences respectives pour la conquête du pouvoir. Necmettin Erbakan1 et son entourage ont toujours affiché leur proximité avec les Frères musulmans, notamment égyptiens. Recep Tayyip Erdoğan, longtemps compagnon de route et disciple d’Erbakan, a aussi cultivé des relations fortes avec eux. Arrivé au pouvoir en 2002, reconduit depuis à toutes les élections, il acquiert une expérience sans précédent de l’exercice du pouvoir et pose la Turquie en pays modèle dans son environnement post-ottoman2.

Jusqu’en 2013, le Parti de la justice et du développement (AKP) peut se targuer d’un bilan appréciable tant dans sa gestion économique que dans la politique intérieure et internationale. L’ouverture et l’essor économique hissent la Turquie au 17e rang mondial, contribuant à l’émergence d’une forte classe moyenne. Le niveau de vie de toutes les franges de la population s’améliore3. Dans le domaine politique, durant ses deux premiers mandats, entre 2002 et 2011, l’AKP a été une force de démocratisation du pays, faisant reculer la mainmise de l’armée sur le pouvoir civil, réformant le Code pénal et améliorant le sort des minorités ethniques ou religieuses. C’est aussi grâce à l’AKP que le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne a fait le plus de progrès. Enfin, en matière de politique étrangère, ce parti a doté la Turquie d’un statut régional majeur, d’un ascendant et d’une attractivité inégalés dans l’histoire de la République. Il exerce une diplomatie efficace, capable de médiation dans de nombreux conflits dans son entourage et de propagation d’un soft power bien au-delà de la traditionnelle sphère d’influence du pays.

Regarder vers Ankara

C’est donc tout naturellement vers l’AKP que se tournent les Frères musulmans arabes en 20114. Certains prennent le régime de l’AKP comme un modèle à imiter, d’autres veulent s’en inspirer pour l’adapter, d’autres encore l’étudient pour refondre le modèle dans leur expérience et pratique du pouvoir. Dans ce nouveau monde arabe émergent des formations politiques portant le même nom — ou presque — que l’AKP. Ainsi le Maroc voit naitre le Parti de la justice et du développement (PJD), en référence directe à l’AKP turc. En Égypte, le Parti liberté et justice de Mohamed Morsi a proclamé sa proximité avec l’AKP dont il a fait l’éloge pour sa bonne gouvernance. Quant à la Tunisie, c’est de façon explicite qu’Ennahda et son dirigeant Rached Ghannouchi ont affiché leur adhésion à l’exemple turc, dont ils ont vanté les vertus démocratiques et les performances économiques.

Mais, à partir de 2013, l’image d’élève modèle de la Turquie championne de la symbiose entre islam et démocratisation se ternit. L’AKP, mis en difficulté de toutes parts, cesse de faire rêver en prenant un virage autoritaire. Il n’est plus l’étoile montante de l’islam politique, et on ne saura jamais si son renouveau dictatorial est imputable à l’échec des « printemps arabes » ou si c’est sa propre faillite qui a précipité leur échec. Quoi qu’il en soit, de modèle, la Turquie et l’AKP se muent en contre-modèle.

Le tournant de 2013

Quand ce tournant s’est-il amorcé ? Certains situent un raidissement en 2011, quand l’AKP remporte aisément sa troisième victoire électorale consécutive, qui aurait donné à Erdoğan le sentiment qu’il pouvait mettre en œuvre un agenda islamiste caché. Pour les tenants de ces analyses, il y aurait incompatibilité de nature entre islamisme et démocratie, et le parcours de l’AKP se caractériserait par une volonté dissimulée de noyauter les institutions républicaines et les soumettre à une loi supérieure. Pourtant, à l’époque, le régime est encore engagé dans une logique de dialogue. Il continue notamment à réformer concernant la question, avec le soutien du principal parti prokurde, et tente de prendre en compte les revendications de la minorité alévie.

La rupture profonde est provoquée en juin 2013 quand éclate à Istanbul un mouvement de protestation écologique dans le parc central arboré de Gezi, qui cède rapidement la place à un ensemble de revendications identitaires, politiques, culturalistes. Ce mouvement populaire fait imploser un système politique fissuré par une situation régionale dramatique : enlisement de la Turquie dans la crise syrienne et mise en difficulté en Égypte du gouvernement de Mohamed Morsi. Quand Morsi, premier président élu démocratiquement dans l’histoire de l’Égypte tombe, le 3 juillet 2013, le silence assourdissant des pays occidentaux rajoute une dose amère de cynisme à la vision politique d’Erdoğan.

Pour maintenir l’ordre, il réprime sévèrement le mouvement de Gezi, avouant par là même sa fragilité et sa vulnérabilité. Le climat sécuritaire ne cesse de se détériorer avec un pouvoir central affaibli, lâché par ses alliés dans le dossier régional syrien. C’est alors qu’Erdoğan perd un de ses partenaires les plus précieux, le mouvement national kurde qui voyait en lui l’homme qui avait changé de paradigme sur cette question. C’est aussi sur fond de crise syrienne qu’Erdoğan perd ses autres alliés de l’époque, les gulénistes et leurs puissants réseaux infiltrés dans la police et la justice.

Après la tentative de coup d’État de l’été 2016, le pouvoir se raidit davantage. Solitaire en Turquie et isolé dans la région et au plan international, il a oublié ses anciennes habitudes de dialogue pour rétablir par la force un ordre politique et social menacé.

Privilégier le consensus et le débat

Comment Ennahda en Tunisie, qui a affirmé à plusieurs reprises que son modèle était l’AKP et les chrétiens-démocrates en Europe, perçoit-il ces évolutions ? Comme l’AKP à son accession au gouvernement, il ambitionne de concilier tradition et modernité plutôt que de mettre en place un système politique purement islamiste régi par la charia. Interrogés sur leur modèle et source d’inspiration, les nahdhaoui affichaient leur préférence pour l’AKP plutôt que pour les Frères musulmans d’Égypte qui leur sont pourtant plus proches, par l’histoire et la proximité culturelle et linguistique. Les relations entre les partisans d’Ennahda et l’AKP remontent à l’avant « printemps arabe », quand l’AKP, avant même ses victoires électorales, favorisait des séjours linguistiques dans des pays arabes de citoyens turcs qui en étaient originaires pour former des spécialistes de cette région. L’un des porte-parole de l’AKP et conseiller du président Erdoğan, Yasin Aktay, est un Arabe de Turquie qui a fait ses études dans le monde arabe qu’il connait bien.

Pourtant, les cadres d’Ennahda restent de fervents adeptes du consensus et du dialogue dans leur exercice du pouvoir, même si on doit tenir compte du fait que la loi électorale les y oblige puisqu’elle ne permet à aucun parti de remporter seul la majorité. Dès leur arrivée au pouvoir en 2011, ils ont montré qu’ils étaient capables de travailler avec des formations diverses dans le cadre d’une coalition. Aux élections de 2014, ils ont enregistré un net recul pour ne recueillir que 27 % des voix, devenant ainsi la deuxième force politique du pays. Depuis, Ennahda participe à un gouvernement de coalition dans lequel son poids est en deçà de sa représentation, et il n’affiche aucune velléité d’agenda islamiste. Sur toutes les grandes questions de société, sécularisées et héritées de Habib Bourguiba, mais remises en question, comme la polygamie, la charia ou dans une moindre mesure l’égalité homme-femme face à l’héritage, Ennahda a un positionnement qui ne diffère pas fondamentalement de celui des autres partis. En cela, il s’aligne sur l’AKP qui, jusqu’ici, n’avait pas non plus mis en œuvre d’agenda ouvertement islamiste.

Mais le parti d’Erdoğan a montré récemment des signes inquiétants d’ingérence intrusive dans la vie privée de la population, si bien que la pratique du pouvoir en coalition par Ennahda apparaît bien plus respectueuse des règles du jeu démocratique. Durant l’année 2016, chacun des deux partis a réuni son congrès. Le congrès d’Ennahda a décidé de séparer dans son mode de fonctionnement la dawa (la prédication) de la siyasa (la politique), et d’opérer une plus grande ouverture envers les non-islamistes, qui peuvent désormais plus facilement adhérer au parti. Le parti a également affiché à ce moment-là une volonté de fonctionnement démocratique, ou du moins reposant sur la recherche du consensus par le débat et l’échange entre les trois instances du parti, c’est-à-dire le président, le maktab tanfidhi (comité exécutif élu) et le majlis shura (conseil des représentants).

Les rôles à accorder à chacune de ces trois entités ont donné lieu à de vives discussions. On a vu les positions de Ghannouchi contestées par tous les congressistes. Un autre débat interne sur les réussites et les échecs enregistrés par le parti a permis de revenir sur l’expérience vécue et d’en tirer un bilan constructif. Et son président Ghannouchi a clairement souligné l’importance de ces débats et de ces critiques à l’intérieur du parti5.

Erdoğan et Ghannouchi, deux personnalités différentes

Au même moment, de l’autre côté de la Méditerranée, l’ambiance était tout autre avec la mise à l’écart d’Ahmet Davutoglu, jusque-là premier ministre et chef du parti, remplacé par Erdoğan de façon quasi plébiscitaire. Le congrès de l’AKP s’interdisait toute autocritique et refusait tout débat sur les choix du leader Erdoğan.

Si nous nous attardons sur les deux personnalités présidant à ces formations politiques que sont Recep Tayyip Erdoğan et Rached Ghannouchi, ce dernier soutient sans encombre la comparaison. Hormis leur adhésion commune à l’islam politique, tout les oppose, de leur parcours politique et militant jusqu’aux traits de leur caractère. Erdoğan est avant tout un homme de combat endurant, qui a bataillé en politique en partant de son quartier pour s’engager dans une longue ascension jusqu’à la présidence de la République. Non content d’être arrivé au sommet, il s’est assuré les pleins pouvoirs grâce à des réformes taillées sur mesure. À l’inverse, Ghannouchi est moins un homme politique qu’un intellectuel, théoricien de l’islam politique élevé au rang de quasi-chef d’État de manière presque inattendue et accidentelle, porté par l’histoire. Erdoğan fait l’objet d’un véritable culte au sein de son parti, alors que l’autorité de Ghannouchi tout comme ses idées et ses choix politiques font encore débat et suscitent critiques et contestations au sein même d’Ennahda.

Ces éléments font-ils d’Ennahda un mouvement islamiste plus démocratique que l’AKP ? La réponse à apporter n’est pas évidente, car les deux partis évoluent dans des contextes différents avec des règles du jeu et des rapports de force différents. Mais il faut reconnaître que la plus démocratique des deux formations n’est pas celle que l’on croyait au départ. L’AKP, érigé en modèle de développement libéral, ouvert et modéré dans les débats et réflexions sur l’islam politique, a failli, emporté par un autoritarisme grandissant.

Le facteur syrien

Est-ce à dire que les efforts de démocratisation ne reposeraient que sur la seule personnalité du chef ? Peut-on affirmer que le fonctionnement interne plus démocratique d’Ennahda découle directement de la personnalité de son chef, Ghannouchi, qui est d’un tempérament plus conciliant que son homologue Erdoğan ? Non, et d’autres facteurs entrent en ligne de compte. En premier lieu, le contexte politique régional a largement contribué à la dérive autoritaire de l’AKP. En effet, à partir de 2013, la crise syrienne, qui a dégénéré en une guerre civile effroyable et débordé au-delà de ses frontières pour se transformer en crise sécuritaire régionale, crispe le parti AKP. La répression violente des manifestations populaires de Gezi, avorton d’un printemps alla turca, l’étranglement de l’opposition guléniste, l’étouffement de la presse sont moins des démonstrations d’un pouvoir fort que d’un régime qui se sent fragile et vulnérable, replié dans un autoritarisme d’autodéfense.

Arrivé au pouvoir en 2011, Ennahda a pris la mesure de la première décennie de l’AKP au pouvoir en Turquie, pesé ses succès et ses erreurs. Si le parti part avec un atout théorique certain, la Tunisie est aussi un pays plus petit et plus homogène, ethniquement et confessionnellement. Ennahda devrait rencontrer moins d’obstacles dans sa gouvernance et pouvoir éviter les pièges auxquels a succombé le régime turc.

Cette deuxième expérience historique de symbiose de l’islam avec les formes d’une démocratie naissante marque-t-elle déjà le mouvement Ennadha du sceau de la victoire ? Dans la mesure où ce dernier ne met pas en œuvre d’agenda islamiste dans la gestion politique du pays dont il a la charge, on ne peut parler de symbiose, et encore moins de victoire sur ce plan. Alors se pose la question : la retenue d’Ennahda vis-à-vis de l’idéologie islamiste, qu’elle soit le résultat de l’autocensure ou du renoncement au vu des résultats de l’expérience turque, ne constitue-t-elle pas en elle-même une forme d’échec de l’expérience de l’islam politique au pouvoir dans un cadre démocratique ?

1L’un des pères fondateurs de l’islam politique turc, Necmettin Erbakan remporte d’importantes victoires électorales qui le mènent au seuil de pouvoir en 1974, puis au poste de premier ministre en 1996 dans un gouvernement de coalition. Il devra démissionner en 1997 sous la pression des militaires.

2Jana Jabour, La Turquie. L’invention d’une diplomatie émergente, Éditions CNRS, Paris, 2017.

3Soner Çağaptay, The Rise of Turkey : The Twenty-First Century’s First Muslim Power, Potomac Books, 2014. — 184 p.

4John L. Esposito, Tamara Sonn, John O. Voll, Islam and Democracy after the Arab Spring, Oxford University Press, 2016.

5Monica Marks, « Tunisia’s Islamists and the Turkish Model, Journal of Democracy, Volume 28, numéro 1, 2017 ; p. 102-115.

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