L’optimisme qui régnait autour de la phase ultime des négociations sur le nucléaire iranien a été relégué au second plan dans les médias internationaux avec l’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie. Téhéran est un partenaire stratégique et aussi militaire de Moscou. Ainsi, le 20 janvier 2022, les deux capitales ont mené, avec Pékin, un exercice militaire commun intitulé « ceinture de sécurité maritime 2022 ». On pouvait donc s’attendre à ce que Téhéran soutienne fermement la Russie dans son aventure ukrainienne, mais la première réaction officielle est restée « mesurée ». « Nous ne considérons pas la guerre comme une solution », a réagi le ministre des affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, pour qui cependant la crise ukrainienne trouve ses racines dans les provocations de l’OTAN.
Le jeudi 24 février 2022, à la suite d’une conversation téléphonique avec Vladimir Poutine, le président iranien Ebrahim Raïssi a souligné que l’expansion de l’OTAN à l’est était la source de la tension. Il a précisé : « Cette expansion est une menace sérieuse pour la stabilité et la sécurité des pays indépendants dans différentes régions. » Au sujet des négociations sur le nucléaire iranien, il a expliqué : « La République islamique d’Iran recherche un accord durable et non fragile. » Le président russe, en se référant à la coopération active de l’Iran avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a souligné l’importance de poursuivre les consultations entre les deux parties sur la question nucléaire. Concernant l’Ukraine, il a décrit la situation actuelle comme une réponse légitime à des décennies de violations des traités de sécurité et aux efforts occidentaux pour saper la sécurité de son pays1.
Ni Est ni Ouest
Cependant, la prise de position d’autres hauts responsables du régime a été plus ferme contre l’Occident. Ali Chamkhani, secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale écrit dans un tweet, le vendredi 25 février 2022 : « Rien n’est plus horrible que la guerre, mais lorsque l’Occident cherche à porter atteinte à la sécurité nationale des nations de diverses manières, il est, en fait, directement responsable des guerres et des crises créées pour résister à sa stratégie2. »
Dans un communiqué commun, les imams de prière du vendredi ont explicité la vision iranienne d’une politique étrangère indépendante : « Sans aucun doute, la guerre n’est pas la seule solution, les problèmes et les différends doivent être résolus par le dialogue, mais le point à souligner est que la dépendance vis-à-vis des États-Unis et de l’Occident est inefficace pour assurer sa sécurité. Les différents pays de la région doivent tirer les leçons de l’invasion de l’Ukraine en reconsidérant ce type de confiance, et assurer leur sécurité et leur indépendance en s’appuyant sur le peuple et le pouvoir intérieur ». Et ils ont poursuivi : « … La cause des événements que vit le peuple ukrainien aujourd’hui est due aux complots des États-Unis, qui ont rendu la situation dans ce pays critique. Maintenant que l’Ukraine est en crise, les États-Unis qui l’ont détruite et désarmée ne sont plus là, exactement comme ce qu’ils ont fait avec Mohammad Reza Pahlavi, Saddam Hussein et Achraf Ghani ». Une analyse que confirmait le titre du quotidien conservateur de la municipalité de Téhéran, Hamshahri (26 février) un des plus lus en Iran : « L’Occident a abandonné l’Ukraine. » Tandis qu’un autre quotidien conservateur expliquait que l’Ukraine devrait servir de leçon pour « tous les pro-occidentaux » qui « regardent vers l’Amérique » (26 février).
On peut résumer ainsi les positionnements des différents cercles du régime : la guerre est regrettable, mais la responsabilité en revient aux États-Unis. L’Ukraine aurait dû développer ses propres moyens de défense et ne pas compter sur l’Occident. La souveraineté d’un pays ne peut être assurée que par lui-même, ni par l’Occident ni par ceux qui s’opposent à lui (la Russie ou la Chine). « Ni Est, ni Ouest », comme le proclamait la révolution iranienne en 1979.
Les journaux conservateurs sont sur la même ligne. Quant à ceux proches des réformateurs, ils regrettent l’impact de la guerre sur la population civile et mettent l’accent sur le danger du nationalisme russe. Certains de leurs médias comme le journal en ligne Ensaf news s’en font l’expression. Abbas (Hanif) Naimi Jourshari, sociologue et membre de leur département d’analyse politique, conclut ainsi son article justifiant la volonté de se rapprocher des Occidentaux pour se libérer de la pression des Russes : « La stratégie ukrainienne d’adhésion à l’OTAN découlant de sa volonté de souveraineté nationale et prenant en compte l’affaiblissement de la Russie en tant que système répressif était justifiable tant qu’elle ne se soldait pas par une guerre. On peut supposer que les objectifs de l’Occident, tout en ouvrant la voie pour le développement de ses propres intérêts, pourraient aboutir à l’affaiblissement des Russes, et donc fournir un moyen pour que la société civile russe respire, ou pour aider à la libération de l’Ukraine. Cette stratégie aurait pu être utile avant le début de la guerre, mais à l’approche de la menace de guerre, ils devaient changer de position. L’Ukraine devait retirer sa candidature à l’OTAN pour ne pas donner de prétexte d’intervention à Poutine.3. »
L’enjeu énergétique
Certains journaux posent la question de l’impact de cette guerre sur le marché gazier et le profit que l’Iran pourrait en tirer. En effet, le pays partage avec le Qatar un immense champ gazier baptisé Pars Sud. Les deux pays entretiennent de très bonnes relations et le président Ebrahim Raïssi a participé pour la première fois au sommet des pays exportateurs de gaz le 21 février. À l’occasion, il a insisté sur « les importantes capacités de production et d’exportation de gaz » d’Iran. Mais le pays reste sous le coup des sanctions américaines. La guerre en Ukraine pourrait jouer en faveur de Téhéran dans les négociations de Vienne, les problèmes d’approvisionnement énergétique des États-Unis et de l’Europe, pourraient pousser ceux-ci à revoir leurs exigences à l’égard de Téhéran afin d’accélérer la conclusion d’un accord qui permettrait la reprise des exportations iraniennes d’hydrocarbures.
Sur cette question, Ned Price, le porte-parole de la diplomatie américaine a déclaré que « les États-Unis continueront de dialoguer avec la Russie sur les efforts visant à empêcher l’Iran de développer des armes nucléaires, même si l’invasion de l’Ukraine par Moscou met la Russie “au ban des nations”. » Il a ajouté : « Cela s’applique aux pourparlers pour relancer l’accord sur le nucléaire de 2015 entre l’Iran et les puissances mondiales, comprenant la Russie. Le fait que la Russie ait maintenant envahi l’Ukraine ne devrait pas donner à l’Iran le feu vert pour développer une arme nucléaire4 ».
Peut-on espérer que la guerre en Ukraine accélèrera les négociations de Vienne, et offrira à l’Iran les conditions pour signer un accord en gardant la tête haute ? L’avenir le dira. Mais comme le rappelle Reza Nasri, politologue réformateur : « L’Iran est coincé entre le marteau et l’enclume, et il ne peut pas blesser son partenaire déchainé (la Russie) ni s’attirer des problèmes en le soutenant ouvertement5. »
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