Un tournant dans les relations entre l’Iran et les États-Unis

Au-delà de l’accord sur le nucléaire · L’accord historique sur le nucléaire signé entre les six grandes puissances et l’Iran met fin à trente-quatre années de guerre froide avec les États-Unis. Se dessine le retour de l’Iran comme un acteur « normal » politique et économique sur les scènes régionale et mondiale.

Catherine Ashton et Mohammad Javad Zarif à la résidence de l’ambassadeur d’Iran à Genève durant les négociations sur le nucléaire iranien, 20 novembre 2013.

L’Iran a tout lieu d’être fier. Les ministres des affaires étrangères de six grandes puissances du monde (les cinq membres du Conseil de sécurité plus l’Allemagne — les « P5+1 » présidés par l’Union européenne — se sont déplacés à deux reprises en dix jours pour discuter, puis enfin valider un accord sur son programme nucléaire. Les aspects techniques sur sa réduction et son contrôle et la levée des sanctions économiques sont certes d’une importance capitale à court terme, mais cet accord marque surtout une étape historique dans l’histoire du Proche-Orient contemporain, car il a permis de déverrouiller la porte blindée qui séparait depuis 1979 l’Iran des États-Unis. Il y a deux accords en un. Désormais, la voie est ouverte pour le contrôle du nucléaire iranien et pour le « retour » de l’Iran comme acteur « normal » de la politique et de l’économie régionale et mondiale. Le processus ne fait que commencer et la route sera difficile et propice aux accidents ou aux sabotages.

Fin de la diabolisation de l’Iran

À tort ou à raison, la grave question du nucléaire iranien était devenue la clé de voûte de l’opposition entre « le monde civilisé » et les « États voyous », les pays de « l’axe du Mal », dont l’Iran était devenu le symbole, notamment aux yeux de George W. Bush, des « néoconservateurs » américains, français ou israéliens et des monarchies arabes « amies de l’Occident » qui espéraient un changement de régime à Téhéran. Mais les temps, ou plutôt les rapports de force ont changé. L’Iran et les États-Unis — les deux « diables » — ont été contraints de négocier.

Il fallait en fait tourner une page, abandonner une doxa anti-iranienne qui, pendant trente ans, a structuré les politiques occidentales au Proche-Orient et abouti aux échecs dramatiques des attentats du 11-Septembre, des guerres d’Afghanistan, d’Irak, de Syrie et peut-être à nouveau du Liban. L’impuissance américaine dans la crise syrienne et le prochain retrait d’Afghanistan imposent le réalisme et la reconnaissance du rôle irremplaçable de l’Iran dans la sécurité régionale. On est passé d’une vision passionnelle de l’Iran à une pratique plus rationnelle. De son côté, Mohammad Javad Zarif, le ministre iranien des affaires étrangères a insisté sur la nécessité du « respect mutuel » (ehterâm) : il l’a obtenu. C’est une victoire incontestable pour la ligne politique du président Hassan Rohani : on prend enfin l’Iran au sérieux, le contentieux nucléaire est en voie de solution et on peut s’attaquer aux vrais problèmes.

Les ministres des affaires étrangères des cinq grandes puissances ont bien compris l’enjeu. La question du nucléaire aurait pu être négociée par les seuls diplomates, mais ils ont fait en personne le voyage de Genève à deux reprises pour se positionner comme acteurs de la nouvelle période qui s’ouvre. Les États-Unis ont, les premiers, cherché à retrouver une relation privilégiée avec l’Iran en négociant de façon séparée depuis plusieurs mois et en poussant à la signature rapide d’un accord plus « historique » que technique. La France a alors profité de cette prétention jugée trop favorable à l’Iran et de l’inquiétude des monarchies arabes et d’Israël face au changement de politique américaine pour proposer un accord « plus solide ». Enfin, la Russie, actrice majeure du nucléaire iranien avec la centrale de Boushehr et soucieuse de ne pas laisser le champ libre aux Occidentaux en Iran ou en Syrie a joué un rôle très actif dans la négociation finale. Le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov fut le premier à retourner à Genève, tandis que le vice-premier ministre Dmitri Rogozin se rendait à Téhéran pour convaincre à la fois les P5+1 et les Iraniens d’accepter les termes d’un « bon accord » dont chacun peut revendiquer la solidité… La compétition économique et politique autour de l’Iran a commencé, mais on ne règle pas trente ans de confrontation en quelques jours de négociations.

Une maturité encore fragile

Les Iraniens ont montré par le passé qu’ils voulaient tourner la page sans pour autant abandonner leurs principes. Entre 1997 et 2005, le président Mohammad Khatami avait échoué devant l’opposition combinée des forces conservatrices iraniennes et des États-Unis qui voulaient le renversement et non la réforme du « régime islamique ».

Aujourd’hui, la République islamique a trente-cinq ans d’expérience de l’islam politique. Les débats et les luttes au sein de la société ont créé une dynamique politique, sociale et culturelle sans équivalent dans tout le Proche-Orient. Depuis plusieurs années, de nombreux révolutionnaires de 1979 qui se sont battus pour « l’indépendance, la liberté et la République islamique » — la devise actuelle de l’Iran — insistent sur les trois premiers mots plus que sur le dernier. Les protestations des partisans de Mehdi Karrubi et Mir Hossein Moussavi après l’élection contestée de Mahmoud Ahmadinejad en 2009 comme la qualité de l’élection de Hassan Rohani en 2013 témoignent de cette maturité politique.

Le nouveau consensus national créé par le nouveau président, étroitement associé au guide Ali Khamenei donne à l’Iran les moyens politiques de négocier en position de force, capable de faire des concessions sans pour autant abdiquer. La crise économique est très grave, mais le régime islamique et le nationalisme iranien sont sortis renforcés de la crise du nucléaire et des années de sanctions. L’Iran négocie sous la contrainte économique, mais aussi par choix politique.

Dans le domaine du nucléaire, l’Iran a réussi a développer un programme civil de haut niveau malgré l’embargo et peut sans problème accepter, au terme des négociations prévues par l’accord de Genève, de mettre en œuvre le protocole additionnel au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) qui permet des inspections sans limites de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Les partisans de la confrontation avec l’Occident ou du programme nucléaire militaire restent bien sûr très actifs en Iran, mais ils sont minoritaires. Le Front de la résistance de la révolution islamique (les Peydari) réunit seulement un tiers des députés et leur candidat, Sa’id Jalili a obtenu moins de 13 % des voix en juin 2013. En cas d’échec de la feuille de route adoptée à Genève, le risque d’un retour au pouvoir des radicaux n’est donc pas exclu, mais cette hypothèse sera d’autant moins probable que les sanctions seront levées rapidement par les Occidentaux.

La levée des sanctions, un enjeu économique à long terme

Les inspections de l’AIEA pourront vérifier la bonne exécution de la partie nucléaire de l’accord de Genève, mais rien ne garantit à l’Iran que les sanctions économiques de l’ONU, des États-Unis et de l’Union européenne seront levées selon un calendrier raisonnable.

La compétition politique, mais surtout économique entre les Américains, les Européens, les Russes et les Chinois est déjà lancée. Le processus de levée des sanctions économiques contre l’Iran durera probablement plusieurs années et sera sans aucun doute utilisé — en toute mauvaise foi — pour bloquer les percées économiques ou politiques des concurrents en prétextant qu’il faut rester ferme avec les Iraniens. La position française dans les négociations a provoqué la colère des Iraniens qui sauront probablement s’en souvenir quand les entreprises françaises chercheront à reprendre leurs activités en Iran.

Les opposants à la normalisation des relations avec une République islamique restent influents aux États-Unis comme en France. Leur hostilité aux « États voyous » est enracinée et plus efficace que le traditionnel lobby israélien qui est, avec les monarchies arabes, le perdant le plus visible de l’accord de Genève. Pour des raisons de politique intérieure, le Congrès américain pourrait ainsi retarder ou bloquer la levée de sanctions demandée par les autres partenaires. Il faut l’unanimité des vingt-huit membres de l’Union européenne pour lever les sanctions européennes.

Avenir politique : rien n’est encore joué

L’accord de Genève du 23 novembre n’est que la première étape d’un long processus. On n’est plus en 1972, lorsqu’une poignée de main entre Richard Nixon et Mao Zedong marquait les relations entre les deux pays. Les acteurs du dossier iranien sont nombreux et souvent opposés sur des conflits aussi importants que la Syrie, la question palestinienne, les monarchies arabes et le rôle stabilisateur que pourrait désormais jouer l’Iran. Malgré l’accord de Genève, toutes les hypothèses sont donc toujours sur la table, ou plutôt sous la table.

Lors d’une récente réunion organisée sur l’Iran à Londres par Chatham House, un ancien ambassadeur britannique excellent connaisseur de l’Iran (et dont on taira le nom, conformément à la règle du fameux think tank d’outre-Manche) a rappelé quatre scénarios possibles :

  • la destruction de l’industrie nucléaire iranienne par des moyens militaires est la solution radicale préférée par Israël ou plutôt par la droite israélienne. Un scénario irréaliste, mais surmédiatisé qui aurait pour effet de légitimer un futur programme militaire iranien ;
  • le démantèlement de l’industrie nucléaire civile iranienne par les Iraniens eux-mêmes, contraints de le faire sous la pression de sanctions insupportables. C’était la solution espérée par les « néoconservateurs », notamment américains et français, mais utopique ;
  • le contrôle d’une industrie nucléaire iranienne civile de bon niveau, grâce à l’application du protocole additionnel au TNP permettant aux inspecteurs de l’AIEA de découvrir immédiatement toute dérive militaire. C’est la solution préconisée à Genève, mais qui avait échoué après l’accord de Téhéran de 20031, suite à l’opposition des radicaux des deux bords. Bis repetita… ;
  • le statu quo, avec maintien et renforcement des sanctions contre l’Iran qui poursuivrait son programme civil dans un contexte de confrontation qui ne peut que déboucher sur un programme militaire. C’est le scénario dont personne ne veut, mais qui pourrait s’imposer si les signataires de l’accord de Genève manquaient de courage politique.

En fin de compte, seules les contraintes imposées par la sécurité régionale pourraient être capables d’imposer et d’accompagner le « retour de l’Iran ». Les conflits régionaux semblent échapper à tout contrôle : attentat contre l’ambassade d’Iran à Beyrouth, anarchie en Irak, incertitudes en Afghanistan et surtout guerre en Syrie. La coopération de la République islamique est indispensable et urgente pour mettre fin à ces conflits. Une perspective qui n’est plus irréaliste.

1Accord sur le nucléaire conclu entre l’UE3 (Allemagne, France et Royaume-Uni) et l’Iran. Téhéran accepte d’appliquer le protocole additionnel au traité de non-prolifération (TNP), qui permet des inspections inopinées de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

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