Souvent considéré comme un des seuls îlots de stabilité au cœur d’une région troublée, le Kurdistan irakien vient de vivre une année mouvementée. Alors que le gouvernement régional du Kurdistan (GRK) assure depuis 2005 un rôle central en administrant son territoire de manière autonome, le référendum d’indépendance mené tambour battant par Massoud Barzani en septembre 2017 l’a profondément déséquilibré.
Outre la fermeture temporaire de toutes les liaisons internationales au départ et à l’arrivée des deux aéroports du Kurdistan et la perte de la totalité des zones disputées entre Erbil et Bagdad, le référendum a plongé les deux principaux partis, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) dans une profonde crise politique. Pour ces deux « cadors » de la scène kurde, l’heure est à la réorganisation. L’opposition, pensant que le PDK et l’UPK étaient affaiblis par les événements post-référendum, entendait profiter de la situation dès les élections législatives irakiennes, qui se sont déroulées en mai 2018. Il n’en fut rien.
Le retour du bipartisme ?
Ni la crise économique, ni les conséquences directes du référendum d’indépendance n’ont semblé ébranler durablement le PDK et l’UPK, sortis grands vainqueurs de ces élections législatives. Pire, les différents partis d’opposition ne sont pas parvenus à regagner leurs sièges au Parlement irakien, ruinant toute éventualité d’alternative politique. Les luttes intestines au cœur de ces partis déjà largement en marge du pouvoir paraissent avoir eu raison d’eux-mêmes, précipitant leur effondrement.
Face à cette désillusion, ces micro-partis ont pour leur majorité demandé le report des élections parlementaires kurdes, conscients qu’elles seraient inévitablement favorables au PDK du clan Barzani. Et leur positionnement quant à la tenue de ce vote a de nouveau été un paramètre clivant, notamment au sein du Mouvement pour le changement, Gorran.
Créé en 2009, Gorran était pourtant devenu la deuxième force politique du GRK en 2013. Depuis, il éprouve toutes les difficultés à survivre au décès de son emblématique leader et fondateur Nawshirwan Mustafa (1944-2017). Et les errements des membres du bureau exécutif, à l’aube de ces élections, ont de nouveau siphonné son électorat.
Au Kurdistan irakien, les divisions politiques sont avant tout des divisions géographiques, et c’est dans le sud du pays, fief historique de l’UPK, que se concentrent la plupart des mouvements d’opposition. Pour Imad Farhadi, membre du bureau des relations étrangères de l’UPK, le renforcement de son parti n’est pas dû à l’effondrement des autres : « L’UPK est une force majeure au Kurdistan. Et les gens qui souhaitaient une alternative l’ont trouvée ici au travers de notre parti. Il est vrai que l’UPK a connu des moments difficiles après la mort de Jalal Talabani. Mais il n’y a qu’un seul UPK, malgré les divergences que nous connaissons parfois ».
Les manifestations qui se sont déroulées cet hiver dans la région de Souleimaniya, conséquence directe d’une grave crise économique ayant privé les fonctionnaires de salaire pendant six mois, semblaient pourtant illustrer la lassitude de nombreux jeunes Kurdes laissés sans perspectives par les deux grands partis. Mais il semble que la contestation sociale au Kurdistan ne soit plus en mesure d’agir sur les rapports de force, tant la société paraît divisée. Apparu sur les braises de cette contestation sociale, le Mouvement de la nouvelle génération s’est immédiatement institutionnalisé et est désormais dirigé… par un homme d’affaires.
« Nous sommes plus forts qu’hier »
La démission de Massoud Barzani de la présidence du GRK le 1er novembre 2017 n’a pas signé la fin de sa carrière politique, tant s’en faut. Il reste l’homme fort du PDK, celui par qui transitent toutes les décisions. Et sa popularité semble intacte au sein de sa base militante : ce sont des milliers de personnes qui se sont pressées au stade d’Erbil le 25 septembre 2018 afin de commémorer le premier anniversaire du référendum, mais surtout pour le voir et l’écouter. Pour Zkari Moussa, conseiller au PDK du clan Barzani, le message renvoyé par les électeurs kurdes en mai est clair : « Il y a une nouvelle donne, ici, en Irak, mais aussi dans la région. Tout le monde annonçait le PDK fini. Mais si tant de gens ont voté pour nous ici, c’est évidemment aussi pour saluer le référendum mené l’année passée. Nous sommes plus forts encore qu’hier », clame-t-il.
Et le PDK n’est pas en reste sur la scène internationale : tandis que les spéculations sur un éventuel report des élections parlementaires kurdes allaient bon train il y a quelques semaines, pas moins de trois rencontres entre les États-Unis et le PDK ont eu lieu en 24 heures, « un indicateur majeur dans l’importance des rapports de force en Irak et au Kurdistan » selon Adel Bakawan, chercheur associé à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris (EHESS).
Avec la Turquie et l’Iran
Si les États-Unis ont un besoin vital de préserver une coopération privilégiée avec Erbil, les principaux acteurs du GRK ont également tissé une collaboration étroite avec leurs voisins directs, la Turquie et l’Iran. Les échanges commerciaux avec les deux pays sont ainsi devenus un enjeu majeur de la stabilité du GRK — chiffrés à plus de 15 milliards de dollars (12,85 milliards d’euros) de transactions entre Erbil et Ankara, et à plus de 7 milliards (6 milliards d’euros) avec Téhéran. Tous les pronostics de rupture durable des relations avec ces deux pays suite au maintien du référendum d’autodétermination de septembre 2017 se sont révélés faux.
La Turquie, qui se montrait particulièrement menaçante envers le GRK au plus fort de la crise n’a pas pour autant stoppé sa coopération avec Erbil. Et pour cause : la moitié des sociétés étrangères enregistrées au Kurdistan irakien sont turques, et un contrat de partenariat économique de 50 ans a été signé en 2013 entre Erbil et Ankara. La République islamique d’Iran, de son côté, n’a pas plus cessé ses échanges avec le GRK que son voisin turc, bien qu’elle ait fermé sa frontière pendant quelques jours.
Le maintien des relations entre ces deux pays et le GRK ne trouve pas sa seule explication dans ces partenariats : les deux grands partis du Kurdistan mènent depuis longtemps une politique d’alliances stratégiques très distinctes, source en interne de nombreux désaccords.
Ainsi, si le PDK est résolument tourné géographiquement et économiquement vers la Turquie, l’UPK a pour sa part une relation historique avec l’Iran : « Géographiquement, l’UPK entretient une très longue frontière avec l’Iran1 C’est un partenaire influent partout au Proche-Orient, nous ne pouvons l’ignorer. Mais pour autant, l’UPK n’a pas de préférence particulière pour ce partenaire ».
Deux axes de coopération se sont malgré tout dessinés, provoquant parfois crispations et tensions entre les deux grands partis kurdes. Le retrait des forces de l’UPK de Kirkouk le 16 octobre 2017 fut concerté entre le parti et le général iranien Qassem Soleimani commandant de la force Al-Qods2. La perte de la ville au profit des milices chiites irakiennes Hachd Al-Chaabi avait provoqué l’ire de nombreux cadres du PDK, qui a accusé publiquement ses rivaux de haute trahison.
Les récentes frappes menées par Téhéran et dirigées contre le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI) sur le territoire du GRK3 ont suscité l’indignation des représentants politiques kurdes. Néanmoins, ces attaques — au même titre que les frappes turques dans les montagnes de Qandil4 — semblent s’inscrire dans le cadre des bonnes relations entretenues par le GRK avec ses voisins turc et iranien. Pour Adel Bakawan, pas de doute : « Toutes ces frappes sont concertées, informées, décidées, et mises en œuvre de concert. Le PDK et UPK n’ont pas le choix : pour exister dans le système régional, ils doivent s’intégrer dans un système d’acceptabilité et de respectabilité avec leurs partenaires. C’est la raison d’État qui prime ».
Le GRK semble donc contraint de laisser ses voisins turcs et iraniens à mener une guerre sans merci à leur opposition kurde basée sur son territoire. Condition sine qua non du maintien de leurs relations diplomatiques et économiques, et clé de voute de la prise de distance avec Bagdad.
Faiseurs de rois à Bagdad ?
Le coup de force réalisé par les deux grands partis kurdes lors des dernières élections législatives en Irak implique leur retour sur le devant de la scène politique. Le PDK, fort de ses 25 sièges acquis au parlement irakien, est devenu le premier parti d’Irak à l’échelle nationale, les autres s’étant systématiquement présentés sous la forme de coalitions. Et l’UPK n’est pas en reste, avec pas moins de 18 sièges.
Depuis mai, la République d’Irak n’est pas parvenue à former de gouvernement, les coalitions de Moqtada Al-Sadr et de son rival Hadi Al-Hameri restant au coude-à-coude. Dans ce contexte, les partis kurdes se voient transformés en « faiseurs de rois », et la formation d’un nouveau gouvernement ne semble plus suspendue qu’à leur décision de ralliement. Une fois de plus, le PDK et l’UPK se retrouvent au centre de toutes les convoitises.
Deux axes se sont dessinés : d’un côté celui de Moqtada Al-Sadr et de Haïder Al-Abadi, soutenus par Washington ; de l’autre, celui d’Hadi Al-Ameri et de Nouri Al-Maliki, soutenus par Téhéran. Dans le rôle des influenceurs, Brett McGurk et Qassem Soleimani multiplient tous deux leurs efforts afin d’orienter les partis kurdes vers leurs alliés. « Qassem Soleimani a tout promis aux Kurdes afin qu’ils soutiennent la liste de Ameri, il semblerait même qu’une rétrocession des territoires disputés ait été envisagée », rapporte Adel Bakawan.
Les Kurdes irakiens, en attendant de se positionner, s’acharnent à soigner leurs relations avec l’ensemble de leurs partenaires, d’Ankara à Téhéran en passant par Bagdad. Ils se savent également en position de force, en tant qu’alliés indispensables pour les États-Unis dans la région. Le souhait entretenu par les diplomaties occidentales d’un Kurdistan puissant au sein d’un Irak uni parait avoir trouvé son écho.
Alors, que décideront les partis kurdes ? Difficile de se projeter, mais il semble néanmoins que l’absence totale de soutien des États-Unis lors de la crise diplomatique liée au référendum pèse lourd. La présence dans le même bloc d’Haïder Al-Abadi, artisan de l’offensive de Bagdad au terme de ce dernier, aussi.
La récente élection du nouveau président du parlement irakien, Mohamed Al-Halboussi, candidat sunnite soutenu par le camp pro-iranien, semble être un indicateur fort, en plus de mettre en marche le grand retour de Nouri Al-Maliki. Dans un contexte social extrêmement tendu au sein du pays, notamment à Bassora, son retour aux affaires a de quoi effrayer les Irakiens : beaucoup tiennent l’ancien premier ministre irakien pour responsable de l’ascension fulgurante de l’Organisation de l’État islamique (OEI) en 2014.
Du côté du PDK, si l’on s’intègre bien volontiers dans le jeu politique en cours, pas question pour autant d’abandonner la revendication indépendantiste : « D’abord, nous voulons conserver ce que nous avons. Ensuite, nous voulons nous renforcer, y compris au sein de l’Irak. Mais nous n’oublierons jamais notre objectif final, même si cela doit arriver au terme d’un processus très long. Un jour, nous serons un pays libre, en paix et enfin débarrassé de toutes ces pressions », conclut Zkri Musa.
Même son de cloche chez son rival de l’UPK qui prévient : « Avec le PDK et les autres partis, nous avons décidé de nous rendre ensemble à Bagdad, avec des conditions et des demandes communes. Nous voulons une vraie représentation dans le gouvernement irakien. Nous ne voulons pas être de simples participants. Mais nous n’oublierons pas ce que nous réclamons depuis toujours : le droit à l’autodétermination. Cela reste notre objectif principal, et même notre slogan ».
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Plus de 400 kilomètres de frontière avec l’Iran.
2Fazel Hawramy, « How Iran helped Baghdad seize back Kirkuk, Al-Monitor, 17 octobre 2017.
3L’attaque s’est produite dans la région de Koya le 8 septembre, et a fait onze morts et des dizaines de blessés.
4Sylvain Mercadier, « Turquie, PKK et civils kurdes d’Irak sous tirs croisés », Ballast, 13 novembre 2017.