Une nouvelle fois, le Liban sur la corde raide financière

Sommé par la conférence CEDRE réunie à Paris de réformer l’économie, les dirigeants libanais se contentent de mesures cosmétiques et de façade qui risquent de déboucher sur une crise majeure.

Paris, 6 avril 2018. — Jean-Yves le Drian, ministre français de l’Europe et des affaires étrangères ouvre la conférence CEDRE, en présence de Saad Hariri, président du Conseil des ministres libanais.
diplomatie.gouv.fr

Le Parlement libanais a fini par voter en juillet le budget de l’année 2019 qui est déjà à moitié écoulée. Au pays du Cèdre, cette violation constitutionnelle flagrante n’émeut personne. En principe, les ministères devraient être en train de préparer le budget de l’année 2020 qui doit être présenté en octobre. Mais le mépris des règles fondamentales de la démocratie ne s’arrête pas là. Le pays a vécu sans budget pendant près de douze ans, preuve s’il en est de l’absence de politique publique. Un modèle de gestion des finances publiques qui a fonctionné pendant des années en « défiant les lois de la gravité » selon l’expression d’un directeur de la Banque mondiale, mais qui montre désormais clairement ses limites. À défaut de réformes véritables, le Liban risque tout à la fois une dévaluation douloureuse, une crise bancaire et un défaut sur sa dette souveraine qui, à plus de 150 % du PIB, est l’une des plus élevées au monde.

Des déséquilibres insoutenables

C’est parce qu’ils se disent conscients du caractère insoutenable de ces déséquilibres et désireux de préserver la stabilité de ce petit pays frontière entre Israël et la Syrie, qui accueille plus d’un million de réfugiés (soit un quart de sa population) qu’un grand nombre de bailleurs ont manifesté le 6 avril 2018 leur disposition à soutenir le Liban financièrement lors de la Conférence économique pour le développement par les réformes et avec les entreprises (CEDRE).

Pour le président français Emmanuel Macron, il s’agissait aussi de donner un coup de pouce politique au premier ministre Saad Hariri qu’il avait contribué à sortir des griffes du prince Mohamed Ben Salman en novembre 2017 au cours d’un rocambolesque épisode de prise en otage à Riyad. La mobilisation des bailleurs à un mois des élections législatives du 6 mai 2018 a facilité la reconduction de Hariri, très affaibli financièrement et politiquement, à la tête du gouvernement et la poursuite de son tandem avec Michel Aoun élu à la présidence de la République le 31 octobre 2016 après 29 mois de vacance à la tête de l’État.

Quelque 11 milliards de dollars (9,75 milliards d’euros) d’aide financière ont été annoncés lors de cette conférence, qui est la quatrième du genre dans la capitale française. Mais parce qu’à l’issue des précédentes éditions — « Paris I », II et III —, les autorités libanaises n’ont jamais mis en œuvre les réformes nécessaires, cette fois les bailleurs sont beaucoup plus prudents et ont demandé un certain nombre d’engagements, même s’ils ne sont pas en mesure d’imposer de véritables conditions, à la manière des programmes du Fonds monétaire international (FMI). Et c’est dans ce flou que les autorités libanaises se complaisent à naviguer, lâchant le minimum de lest possible, persuadées que personne ne laissera jamais tomber le Liban, voire usant de la politique du bord du gouffre pour continuer d’imposer leur façon de faire.

L’électricité, symbole d’un État failli

Le dossier de l’électricité en est l’exemple le plus flagrant. Alors que le secteur est un monopole public, il coûte à l’État près de deux milliards de dollars (1,77 milliard d’euros) par an, représentant 29 % du déficit public en 2018. Des années d’incurie ont conduit à construire des centrales au gaz sans gaz, à imposer plusieurs heures de rationnement par jour que les usagers sont contraints de compenser par le recours à des générateurs privés — une véritable mafia —. La mauvaise maintenance et le vol sur les réseaux de transmission et de distribution représentent une perte record de 40 % sur chaque kWh produit, etc.

La réforme du secteur de l’électricité est donc logiquement l’un des premiers engagements de CEDRE et la première mission que s’est donnée le gouvernement avant même de proposer un budget pour 2019. Seul hic, il est évident, même pour les amis les mieux intentionnés du Liban, que les efforts pour rétablir un minimum de transparence et de concurrence loyale en matière d’adjudications publiques dans le secteur sont délibérément occultés, alors que l’insistance sur la participation du secteur privé a servi d’argument marketing pendant des mois.

C’est ainsi que la première mesure de ce plan consiste par exemple à accorder de gré à gré un contrat de plusieurs centaines de millions de dollars sur plus de vingt ans, à une société privée dont le nom n’est même pas communiqué officiellement, même si les milieux informés savent qu’elle est détenue par des « personnes politiquement exposées », selon l’expression consacrée par les organisations internationales. Et la première décision du gouvernement est de transmettre au Parlement, sous prétexte d’urgence dans le secteur de l’éléectricité, une loi autorisant une délégation exceptionnelle de passation des marchés publics au conseil des ministres pour des centaines de millions de dollars, en s’affranchissant de toute contrainte légale ou règlementaire. La mobilisation de quelques députés contre ce blanc-seing doublé d’un chèque en blanc a permis l’invalidation partielle de cette loi par le Conseil constitutionnel, mais tout reste à faire pour mettre en place une procédure acceptable d’adjudications.

Des milliards dépensés sans contrôle

Autant dire une révolution dans un pays où la captation des ressources publiques par l’élite politique passée maître dans l’art du partage du gâteau a permis de dépenser des milliards de dollars sans contrôle véritable depuis la fin de la guerre : à défaut de budget, le Trésor opère depuis des années sur la base « d’avances » auto-octroyées, sans aucune autorisation de dépense ou de collecte de l’impôt qui est pourtant censé être la fonction première d’un parlement. Les députés n’ont pas davantage voté de loi de règlement depuis 2003 : ce quitus parlementaire est pourtant une obligation constitutionnelle avant le vote d’un nouveau budget. Les histoires de détournement de fonds publics, de marchés truqués, de népotisme, de clientélisme sont donc légion, bien que ne faisant quasiment jamais l’objet de poursuites, le pouvoir judiciaire étant l’une des principales victimes du système.

Ce modèle de captation a fonctionné bon an mal an grâce à une rente de nature particulière. À défaut de richesses naturelles, le Liban est financé par les flux de capitaux émanant d’une diaspora de plus en plus nombreuse. Aux millions de Libanais répartis aux quatre coins de la planète se sont ajoutés quelque 600 000 autres dont l’émigration est postérieure à la guerre de 1975-1990. L’ampleur de ces transferts se reflète dans la taille du secteur bancaire libanais dont les actifs représentent plus de quatre fois la taille de l’économie (440 % du PIB), comparable à celui de la Suisse. Mais à la différence du référent helvétique, auquel on compare souvent le Liban en raison de l’adoption en 1956 d’une loi sur le secret bancaire, le système financier libanais est sur des sables très mouvants. Au point que l’analogie de la pyramide de Ponzi1 est régulièrement évoquée dans des cercles encore restreints.

En cause, l’allocation de ces capitaux à une économie de moins en moins productive et de plus en plus endettée. Financée localement dans son écrasante majorité (les investisseurs internationaux détiennent environ 10 % de la dette en devises qui ne représente que 38,2 % de la dette totale), la dette de l’État n’est que la face visible de l’iceberg. Car en réalité c’est le mode de financement de l’économie dans sa globalité qui est menacé de rupture. Celui-ci repose sur un système à deux niveaux. Le premier consiste à proposer une rémunération alléchante des devises pour les attirer dans les banques. Le deuxième niveau consiste à offrir une rentabilité plus forte encore pour quiconque convertit ses devises en livres libanaises. Une mécanique bien huilée qui repose sur trois piliers : les banques offrent tout à la fois service personnalisé et garantie de confidentialité, une fiscalité très légère (les intérêts sont taxés à 7 % et le budget pour 2019 relève ce taux à 10 % sans aucune progressivité) et une sécurité relative fondée sur une politique de taux de change fixe qui est l’objectif prioritaire de la Banque centrale depuis le début des années 1990. Au passage, les banques elles-mêmes en tirent grand bénéfice. Cette évolution ne fait que traduire une politique économique et sociale tout aussi peu productive qu’inégalitaire. Selon une étude de Lydia Assouad publiée par le Laboratoire des inégalités mondiales, les 1 % les plus riches de la population libanaise captent 23 % du revenu national et détiennent 40 % des richesses, ce qui fait du Liban l’un des pays les plus inégalitaires au monde.

Des écarts majeurs de richesse qui restent cependant masqués par le gonflement artificiel du pouvoir d’achat induit par la politique de taux de change fixe, maintenue depuis près de 25 ans, malgré des déficits structurels de la balance commerciale et de la balance courante, respectivement 30,4 % et 27 % en 2018.

Rendements des dépôts à 15 %

Le problème vient du fait que cette politique de taux de change fixe, pierre angulaire du système, est de plus en plus difficile à tenir et le Liban vit une crise larvée de sa balance des paiements qui menace d’exploser à tout moment. Son déficit a atteint 3304 milliards de dollars (2927 milliards d’euros) sur les six premiers mois de l’année, c’est l’équivalent de 68,5 % du déficit de l’année pleine en 2018. Le voyant rouge tourne à l’écarlate.

Le gouverneur de la Banque centrale fait pourtant de son mieux pour imaginer des montages afin d’attirer les billets verts. Mais ses swaps2 ont fini par indigner jusque dans les cercles financiers les plus proches tant la rentabilité de ses opérations était éhontée. Des banques ont été renflouées sans contrepartie en matière de prise de participation à leur capital, tandis que le management de ces mêmes établissements encaissait des bonus record.

Parmi les opérations de refinancement lucratives conçues par la Banque du Liban, un montage en vertu duquel chaque 100 dollars qui lui est apporté par une banque est rémunéré directement à 7 % par an et donne droit à un prêt pour l’équivalent de 125 dollars en livres libanaises souscrit à 2 % qu’elles replacent instantanément auprès de la Banque centrale à 10 % par an. En d’autres termes, le rendement réel des dépôts bancaires en dollars à la Banque du Liban s’élève à au moins 15 % par an. Par comparaison, le taux américain de référence à 10 ans est de 2,066 % tandis que la FED rémunère à 2,5 % les facilités en dollars.

Autant dire que les banques usent de tous leurs talents pour convaincre les déposants de leur confier des dollars. Mais les besoins de financement de l’économie ont atteint de tels volumes que ces stratégies ne suffisent plus. À défaut de devises fraiches, la Banque centrale est obligée de puiser dans ses réserves pour financer directement l’État. Elle a versé au Trésor un total de 2,152 milliards de dollars (1,906 milliards d’euros) pour qu’il puisse honorer ses échéances en devises au premier semestre 2019. Sachant qu’une autre échéance de 1,7 milliard de dollars (1,5 milliard d’euros) est prévue en novembre. Et, à défaut de réformes structurelles, l’une des principales mesures de stabilisation des dépenses proposées dans le budget pour 2019 porte sur la stabilisation du service de la dette (qui absorbe la moitié des revenus) à travers l’émission de 11 000 milliards de livres (l’équivalent de 6,47 milliards d’euros) à un taux réduit de 1 %, alors que le taux de référence sur la place libanaise est 9,72 % sur le dollar et à 13,38 % sur la livre.

Malgré toutes les promesses, cette loi de finances ne reflète aucun changement de cap et la sincérité de ses projections ne résiste à aucune analyse. Il paraît impossible à tous les observateurs de réduire le déficit à 7,5 % du PIB dans les six mois qui restent, alors que ce ratio était, au meilleur des cas, à 11,5 % du PIB en 2018.

Le scepticisme croissant quant à la capacité des autorités libanaises à mettre en œuvre leurs propres serments d’austérité couplé à la montée des tensions régionales autour du bras de fer entre Donald Trump et l’Iran ne fait qu’accroître la fébrilité des marchés internationaux. Même si les volumes concernés sont petits par rapport au volume de la dette libanaise, l’envolée des rendements moyens exigés par les investisseurs pour conserver leurs titres de dette libanaise entretient la crainte d’un choc financier majeur et l’impression que le Liban est plus que jamais sur une corde raide.

1NDLR. Montage financier frauduleux consistant à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants. La « pyramide de Ponzi » tient son nom de Charles Ponzi, devenu célèbre après avoir mis en place une opération fondée sur ce principe à Boston dans les années 1920 (Wikipedia).

2NDLR. Un swap est un contrat d’échange de flux financiers entre deux parties, généralement des banques ou des institutions financières.

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