Vers un réaménagement du système confessionnel en Irak

À l’ombre de la bataille de Mossoul · Malgré tous les projets de partition, l’État irakien résiste. Il garde notamment le contrôle des frontières et des richesses naturelles. Ce qui amène les États-Unis à réfléchir, non à un démantèlement du système confessionnel, mais à son réaménagement.

Blindé des forces armées irakiennes dans une rue de Mossoul.
Mstyslav Chernov, 16 novembre 2016.

Dès 2006, lorsque l’ex-secrétaire d’État américain James Baker expose au Groupe d’études sur l’Irak (Iraq Study Group)1 son projet politique pour une stratégie de retrait, Michael J. Mazarr, de la Rand Corporation2 observe que l’Irak est une victime collatérale des conflits redoutables que se livrent les bureaucraties concurrentes du secrétariat d’État et du Pentagone. L’analyste militaire retraité Andrew Bacevich affirme pour sa part que les mensonges de l’administration Obama sur le renoncement américain à déployer des troupes terrestres en grand nombre sur le terrain ne peuvent dissimuler l’échec politique évident des États-Unis en Irak et au Proche-Orient.

Le réveil tardif des Américains dans la campagne de Mossoul confirme de manière éclatante les pronostics de Judith Yaphe, de l’université de Washington, quant à la capacité de l’Irak à résister dans la durée et à maintenir son unité, et ce en dépit de deux assertions : « l’Irak ne peut pas être un pays » et « l’Irak ne peut perdurer et devenir un pays ». Qu’il s’agisse de partition déguisée ou de fédération, celles-ci s’avèrent bien plus difficiles à mettre en œuvre que le rassemblement au sein d’un État unique, particulièrement pour ce qui concerne le pouvoir politique, le monopole des armes, les frontières internes et les ressources naturelles, notamment pétrolières.

« Une frontière énergétique »

La campagne de Mossoul a jeté une lumière crue sur deux réalités : d’une part il n’y a pas de possibilité de réconciliation sérieuse actuellement entre les belligérants pour un horizon véritablement dégagé dans le proche avenir ; de l’autre, il n’y a pas de véritable implication de la société dans la construction de solides fondations pour une renaissance de l’État.

L’expérience d’un pouvoir basé sur des quotas confessionnels a mis à nu l’incapacité du gouvernement à survivre sans milices armées. Rebâtir l’État exigerait leur démantèlement. À cet égard, et selon des informations sérieuses, le Royaume-Uni serait en train de prendre de plus en plus d’importance dans la politique de l’Irak — avec l’assentiment des Américains — pour l’accomplissement de deux missions :

➞ lutter contre l’organisation de l’État islamique (OEI), notamment à Mossoul ;
➞ s’impliquer dans une tentative de changement de régime avec maintien du même mode d’occupation.

Il faut dire que le Royaume-Uni, qui a restitué à l’Irak en 1925 la ville de Mossoul, connaît mieux que quiconque ses détours. Il sait pertinemment que la ville représente une « frontière énergétique » entre l’Irak et la Turquie, selon les termes du président turc Turgut Özal (1992). Elle constitue aussi, dans la vision stratégique britannique traditionnelle, une plaque tournante brassant des éléments politiques divers, à la fois internes et démographiques, renvoyant à la biopolitique, mais également externes, régionaux et internationaux, d’ordre géopolitique.

La religiosité s’affaiblit

Le Royaume-Uni ne s’écarte guère de l’idée selon laquelle il est nécessaire de maintenir l’islam politique au pouvoir, seul « cheval » sur lequel on puisse miser actuellement à ses yeux, notamment parce qu’il maintient ensemble les deux pôles confessionnels du chiisme et du sunnisme en Irak et dans la région. Autrement dit, l’époque que nous vivons n’aurait pas encore épuisé l’utilité de cette formule politique. La transition que certains ont pu évoquer récemment vers une prétendue laïcité demeure encore hors de portée. La situation semble même prendre un tour curieux : la religiosité s’affaiblit tandis que le confessionnalisme gagne du terrain jusqu’à devenir le moteur principal de toute action.

Pour autant, les calculs de l’occupation ne correspondent pas toujours à ceux du système confessionnel. Les États-Unis, qui veillent sur le condominium de l’occupation, estiment nécessaire de rendre public le nouveau processus politique et d’annoncer par la suite seulement les procédures de mise en œuvre tandis que le Royaume-Uni verrait plutôt une application du processus en premier lieu, suivie après coup de l’annonce publique — appliquant ainsi une devise de Winston Churchill sur les risques qu’il y a à sacrifier un atout éprouvé pour un hypothétique avantage aujourd’hui ou un profit demain. Ainsi, il s’agirait de s’assurer d’abord du changement du régime politique dans le but de garantir la paix civile, puis de transformer le condominium en une sorte d’agence foncière dotée de la puissance économique que lui procure ses ressources pétrolières stratégiques, et investie du pouvoir de veiller à l’unité de l’Irak. C’est ce que confirme le journal The Independent dans un article de Paul Bignell en date du 18 avril 2016 en révélant le lien entre la motivation des Britanniques à participer à l’occupation de l’Irak et les contrats pétroliers secrets signés avec des sociétés pétrolières mondiales comme Shell et BP. Le processus impliquera l’exploitation de toutes les forces vives du sunnisme politique sur le plan social et militaire avec une habile instrumentalisation de la pathologie narcissique des « causes perdues » qui touche la communauté.

Approche militaire ou politique ?

Dès le début et jusqu’à ce jour, les batailles de Mossoul ont été menées sans règles écrites ni plans arrêtés. Elles ont plutôt obéi à la doctrine du théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz selon laquelle toute théorie militaire est bonne jusqu’à l’épreuve de l’affrontement avec l’ennemi !

L’erreur autorisée par cette théorie — et répétée dans le cas américain — est toutefois d’avoir confondu la « guerre contre le terrorisme » avec la « guerre de quatrième génération » théorisée par le stratège américain William Lind3 et qui aura été la pierre angulaire de la stratégie dite du (surge) – envoi de troupes supplémentaires américaines – mise en œuvre en Irak dans les années 2007-2008. Si l’expérience a pu être une réussite en matière d’élimination de la résistance armée nationaliste contre l’occupation, elle a été un échec patent quant à l’éradication des forces islamistes armées, sous le double visage d’Al-Qaida (et assimilés) et ses formes dérivées du type OEI, qui ont même été dopées par le combat.

D’où l’importance de l’analyse de Michael J. Mazarr du fiasco américain en Irak et dans la région, mettant l’accent sur les « zones grises » telles qu’Alep et Mossoul. Ce phénomène semble avoir été accru par l’impuissance des États-Unis à stopper leur déclin stratégique, dans un monde qui n’est plus unipolaire et qui voit même un retour de la guerre froide. L’avantage de ces « zones grises » est qu’elles forment une zone tampon entre les grandes puissances en compétition, de nature à prévenir toute friction militaire, offrant même l’opportunité de transactions et d’échanges de bons procédés. Mossoul en est, au quotidien, un exemple vivant. Ce n’est pas par égard pour son statut historique de ville arabe et irakienne stratégique qu’elle est au centre de l’attention, mais plutôt pour le rituel des butins partagés, du sang versé et de l’énergie convoitée, entre l’Iran et la Turquie d’un côté, et les diverses composantes de la population irakienne de l’autre.

Le Pentagone a dès lors essayé de présenter les batailles dans le cadre d’une campagne de propagande massive mettant l’accent sur l’efficacité technique, sur le bien-fondé des calculs quotidiens et enfin sur une tentative de préfigurer les formules à venir par la perception des complexités présentes sur le terrain. La persistance de combats féroces depuis plus de trois mois ne peut cependant pas dissimuler l’inanité des efforts politiques américains. La faute stratégique majeure à long terme est cette séparation voulue et persistante entre l’approche politique et l’approche militaire. Le hiatus entre les deux fournit toutefois un gain tactique, avec la possibilité de manœuvrer sur le plan médiatique, de satisfaire les instincts des parties antagonistes tout en les endiguant, voire de les domestiquer politiquement à son profit.

L’objectif de Washington est à l’évidence de faire en sorte que la situation après l’OEI à Mossoul soit pire qu’avant afin qu’en reproduisant la même tragédie, ils puissent en tirer profit pour opérer le « recyclage » confessionnel d’un enfermement devenu étouffant. Le résultat sur le terrain est une course contre la montre entre d’une part les démarches politiques du condominium et de ses affidés, et d’autre part l’activité militaire. L’explication est à trouver dans une interaction entre le déclin géopolitique de la région entraîné par l’affaiblissement continu de l’hégémonie américaine et l’effritement démographique de la scène intérieure, l’un des fruits amers de la décadence géopolitique.

Les revers subis par l’OEI à Mossoul ne s’expliquent pas uniquement par les pressions militaires subies. Ils sont pour partie dus à la structure interne de l’organisation, qui sacralise l’action collective plutôt que le charisme personnel du leader et n’a qu’un commandement militaire et politique sans une autorité de référence en matière de religion et de jurisprudence. Avec l’escalade récente d’opérations militaires réussies s’accroît cependant l’adhésion de certaines catégories de la population à sa structure socio-politique.

Le changement visé ne consiste pas à mettre un terme au « processus politique » mais à en changer la configuration et les éléments constitutifs, en vue de le pérenniser. Autrement dit, abandonner le confessionnalisme, qui appelle les ingérences des pays voisins, qu’ils soient arabes ou non, pour une approche simplement confessionnelle qui mette fin au condominium au profit d’une relation directe avec les États-Unis comme tête de pont de la stratégie occidentale. Ce qui suppose un schéma inverse à celui qui a eu cours sous la monarchie, et requiert que le « chiisme politique » rattaché à l’autorité religieuse de l’ayatollah Ali Al-Sistani gouverne conjointement avec un bloc de « sunnisme politique » unifié et solide. Ce qui permettrait en fin de compte de désamorcer le pouvoir de contrainte de l’autorité religieuse — à savoir les milices chiites Hashd Al-Chaabi —, tout en laissant à cette autorité le pouvoir de convaincre, dans une relation apaisée avec les sunnites d’Irak. Cela permettrait en outre de mieux faire face au velayat-e faqih – textuellement, le « gouvernement du docte »4 dans la stratégie de l’Iran et de ses affidés.

1NDLR. Également appelée Commission Baker-Hamilton ou Commission Baker, le Groupe d’étude sur l’Irak était une commission composée de dix personnes désignées par le Congrès des États-Unis, chargée de fournir une appréciation indépendante sur la situation en Irak.

2NDLR. Institution américaine à but non lucratif qui a pour objectif d’améliorer la politique et le processus décisionnel par la recherche et l’analyse.

3NDLR. La guerre de quatrième génération (après la guerre sur champs de bataille, la puissance de feu et la capacité de manœuvre stratégique) correspond à la révolution de l’information et cherche à mobiliser des populations entières en un antagonisme gagnant tous les domaines, du politique à l’économique, le social et le culturel. L’objectif est la destruction du système mental et organisationnel de l’adversaire.Totalement asymétrique, elle oppose des puissances high tech à des acteurs éparpillés : groupes religieux, ethniques ou d’intérêt.

4Cette doctrine du « gouvernement du docte » élaborée par l’ayatollah Khomeiny accorde aux mollahs d’énormes pouvoirs et oriente le pouvoir iranien ; elle est contestée par de nombreux autres ayatollahs.

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