Il fait froid cette nuit du 18 janvier 2018 dans la montagne qui sépare la Syrie du Liban, mais le passeur a dit à Ahmad que la traversée ne durerait qu’une demi-heure. C’est ainsi qu’il est parti dans la neige avec sa famille, trois générations fuyant leur pays sans papiers en règle, en contournant le poste-frontière pour ne pas être refoulées. Après sept années de guerre, leur localité située à la frontière avec l’Irak est devenue invivable. Mais au bout de sept heures de marche, les proches d’Ahmad ont succombé au froid, rapporte l’Agence pour les réfugiés de l’ONU. Comme Ahmad, des milliers de Syriens se sont risqués à traverser la frontière entre la Syrie et le Liban ces dernières années, fuyant la guerre et les persécutions.
En 1925, près d’un siècle plus tôt, les frontières entre le Liban, la Syrie et l’Irak étaient encore en train d’être négociées quand Muhammad Jawad Mughniyya quitta son village natal dans le Jabal Amel, au sud du Liban, et partit en sens inverse pour rejoindre l’Irak. Lui aussi voyageait sans papiers, les autorités de Beyrouth ayant refusé de lui accorder un laissez-passer sous prétexte que son père avait accumulé des impôts fonciers non réglés. Aussi, peu avant d’arriver à Palmyre, dans le désert syrien, son chauffeur lui indiqua comment contourner le poste douanier sans se faire repérer, lui promettant de l’attendre de l’autre côté. À un poste précédent, Mughniyya n’avait convaincu le douanier de le laisser passer qu’en lui glissant quelques pièces dans la main. Cette fois, la stratégie du contournement fonctionna, et Mughniyya reprit la route à travers le désert de Syrie, direction Bagdad. Quelques centaines de kilomètres plus loin, il répéta la même opération avec succès au poste-frontière irakien.
Contrôles douaniers et tas de sable
À l’inverse d’Ahmad, Mughniyya n’est pas devenu clandestin pour fuir un conflit, mais pour aller étudier dans la ville sainte de Najaf. Son séjour en Irak contribua d’ailleurs à faire de lui un exégète et un penseur reconnu. Cependant, comme les demandeurs d’asile aujourd’hui, Mughniyya faisait partie des voyageurs jugés « indésirables » pour qui l’émergence des frontières s’est révélée un dangereux parcours d’obstacles.
À l’époque, les armées françaises et britanniques occupent le Levant. Au lendemain de la première guerre mondiale, le démantèlement de l’empire ottoman fait place à l’émergence de nouveaux États, comme le « Grand Liban » proclamé par le général français Henri Gouraud le 1er septembre 1920 (renommé République libanaise en 1926).
Qui dit nouveaux États dit nouveaux contours territoriaux. Mais, avant d’être des lignes sur une carte, les frontières sont un ensemble de réglementations et de contrôles douaniers qui créent de l’altérité, différenciant le citoyen de l’étranger et stipulant les conditions du passage d’un territoire à un autre. Au moment du voyage de Mughniyya, le tracé de la frontière importait d’ailleurs peu : le contrôle des passeports se faisait en amont, dans les nombreux postes de police répartis entre Beyrouth et Bagdad. De nombreux voyageurs s’amusaient ainsi, lorsqu’ils atteignaient ladite « frontière », de ne voir qu’un tas de sable ou un vague poteau indicateur.
Une frontière, deux classes de voyageurs
Ironie du sort, ces nouvelles règlementations s’établirent en plein essor du transport automobile, innovation technologique qui démultipliera le nombre de voyageurs circulant à travers le Levant. De nouvelles routes virent alors le jour, parfois de simples pistes à travers le désert, reliant les grandes villes aux régions les plus éloignées. Si la traversée du désert de Syrie se faisait auparavant en plusieurs semaines à dos de chameau, la voiture réduisait désormais le temps de trajet à deux ou trois jours. Par ailleurs, les prix pratiqués par les différentes compagnies de transport baissèrent fortement au fil des années, permettant à des voyageurs aux profils divers de prendre la route. Politiciens, fonctionnaires, marchands mais également intellectuels, pèlerins et vacanciers se mirent à circuler entre le Liban, la Syrie et l’Irak. À cette époque, posséder sa propre voiture était rare ; les gens louaient plutôt un siège dans une voiture collective.
Si le nombre de voyageurs augmentait, tous n’étaient pas logés à la même enseigne. D’un côté, les autorités voyaient d’un bon œil les déplacements des touristes et des vacanciers. Dès l’inauguration d’un service régulier de transport automobile entre l’Irak et la Syrie, les vacanciers irakiens furent nombreux à venir passer l’été dans les montagnes du Liban et de la Syrie, tandis que les touristes européens commençaient à visiter l’Irak en traversant la Syrie. Conscientes de l’opportunité économique, les autorités françaises en Syrie baissèrent le prix des visas touristiques et facilitèrent les formalités douanières pour les touristes. Après de nombreuses plaintes de vacanciers, elles allèrent même jusqu’à modifier la loi sur l’importation de cigarettes vers la Syrie afin d’autoriser les touristes à traverser la frontière en transportant plusieurs centaines de cigarettes. Outre ces vacanciers aisés, les nouveaux États facilitèrent le passage des frontières des hauts fonctionnaires, des hommes d’affaires et des militaires.
À l’inverse, ils renforcèrent leur contrôle sur la circulation de toute une série de voyageurs et de migrants jugés « indésirables ». Sous ce terme, les gouvernements désignent tous ceux qui pourraient à leurs yeux troubler l’ordre public, menacer la stabilité politique ou représenter un fardeau économique. S’y retrouvent pêle-mêle militants, communistes, voleurs, mais également vagabonds, proxénètes ou prostituées.
Les déplacements des pèlerins de La Mecque étaient eux aussi de plus en plus strictement contrôlés. Les nouveaux États craignaient un afflux de pèlerins sans-le-sou, dont ils devraient assurer le rapatriement vers leur pays d’origine. Par ailleurs, ils les soupçonnaient de propager des maladies comme le choléra depuis l’Inde vers le Proche-Orient et l’Europe. Ces différentes raisons, réelles ou imaginées, poussèrent les gouvernements du Liban, de la Syrie et de l’Irak à instaurer des réglementations spécifiques sur la circulation des pèlerins, en les forçant par exemple à suivre certains itinéraires, ou en leur délivrant un laissez-passer uniquement après le dépôt d’une garantie financière. Si la traversée de la frontière syro-irakienne n’était pas interdite pour ces pèlerins, les formalités qui leur étaient imposées limitaient fortement leurs déplacements.
« Préjudice certain »
Les danseuses européennes de cabaret firent également les frais des nouvelles règlementations frontalières. En 1928, les Français publièrent un décret interdisant aux artistes européennes de dancing et de cabaret d’entrer au Liban et en Syrie, de peur qu’elles ne s’adonnent à la prostitution et ternissent l’image de la France. Le haut-commissaire français justifie ainsi sa décision :
Leur présence fait l’objet des plus défavorables appréciations à l’égard de nos nationaux. Par une généralisation trop facile, certains esprits qui nous sont peu favorables ne manquent pas de se répandre en commentaires déplacés touchant l’honorabilité de la femme française. Il en résulte pour le prestige français et pour la puissance mandataire un préjudice certain1.
De leur côté, les Britanniques faisaient de même en Irak et choisissaient par ailleurs de restreindre la mobilité des femmes européennes et américaines, en leur interdisant tout déplacement à l’intérieur du pays sans être accompagnées par un homme.
La voyageuse et écrivaine italo-britannique Freya Stark, qui fit de nombreux voyages en solitaire dans la région au cours des années 1920 et 1930, commente avec sarcasme la nouvelle réglementation des autorités britanniques dans un récit de voyage :
J’ai pensé, assez amèrement, que si le paradis était géré par le Bureau des colonies, il n’y aurait aucune chance d’y entrer, et je me suis sentie soulagée que, selon toute vraisemblance, ce ne soit pas le cas2.
Autant d’exemples qui mettent en lumière le processus par lequel de nouvelles frontières se sont mises en place au Levant au sortir de la première guerre mondiale. Celles-ci ont pris corps au fil du temps, à mesure que des contrôles étaient effectués sur le terrain et que des réglementations venaient définir les conditions de leur passage. La frontière syro-irakienne se construisit ainsi tout au long des années 1920 et 1930. Par ailleurs, elle était plus ou moins ouverte ou fermée au gré des circonstances. En 1927, une épidémie de choléra dans le sud de l’Irak poussa les autorités françaises en Syrie à fermer partiellement leur frontière. Pour un temps, la traversée du désert entre l’Irak et la Syrie devint plus rigide. Chauffeurs et passagers des voitures à destination de Damas devaient être vaccinés, et de nouveaux points de contrôle étaient érigés sur les routes pour contrôler et refouler les voyageurs suspectés d’être porteurs de la maladie.
Au-delà de « Sykes-Picot »
La frontière est donc une réalité dynamique, une institution sociale qui se (re) construit au fil du temps, contrairement au récit courant selon lequel les frontières actuelles du Levant auraient été tracées d’un coup de crayon lors des « accords Sykes-Picot ». En 1916, il est vrai, la France et le Royaume-Uni anticipaient l’effondrement de l’empire ottoman et menaient des négociations sur un partage de la région en plusieurs zones d’influence qui serviraient leurs intérêts économiques, politiques et stratégiques. Mark Sykes et François-Georges Picot définissaient alors plusieurs zones dont le contrôle reviendrait soit à la France soit au Royaume-Uni. L’image est forte : deux hommes penchés sur une carte discutant du futur de la région, deux puissances européennes traçant « une ligne dans le sable » en guise de frontière, selon la formule poignante, mais simplificatrice, de James Barr3.
Un siècle plus tard, l’organisation de l’État islamique (OEI) s’est d’ailleurs servie de cette image dans sa propagande. Dans une vidéo publiée en 2014, elle prétend avoir obtenu la « fin de Sykes-Picot » en créant un califat autoproclamé à cheval entre la Syrie et l’Irak. Toutefois, la référence aux accords Sykes-Picot sert plus à légitimer le remodelage territorial de l’OEI dans la région qu’elle ne décrit une réalité historique.
Même en mettant de côté l’idée de frontière comme institution (re) négociée au cours du temps, la parenté entre les accords Sykes-Picot et les frontières des États actuels au Proche-Orient est inexacte. En réalité, la délimitation de la frontière syro-irakienne s’est prolongée au moins jusqu’au début des années 1930 par le biais de nombreuses négociations, contestations et ajustements impliquant de nombreux acteurs locaux.
Tout au long des années 1920, les nouveaux États du Liban, de la Syrie et de l’Irak ont intensifié leur contrôle sur la circulation transfrontalière des voyageurs, facilitant le passage de quelques privilégiés et entravant la circulation de ceux dont ils n’espéraient aucun avantage politique ou économique. Ajustables et redéfinissables au gré des intérêts et des circonstances, les frontières émergentes ont ainsi joué le rôle de filtre. Un rôle qui perdure jusqu’à aujourd’hui, malgré l’émergence de nouveaux principes juridiques internationaux comme le droit d’asile, censés laisser les frontières ouvertes aux personnes fuyant les conflits et les persécutions.
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1Centre des archives diplomatiques de Nantes, 50CPCOM310, lettre du haut commissaire de la République française en Syrie et au Liban au ministre des affaires étrangères, 28 janvier 1928.
2Freya Stark, Baghdad Sketches, Londres, Murray, 1939 ; p. 41.
3James Barr, Une ligne dans le sable : le conflit franco-britannique qui façonna le Moyen-Orient, Paris, Presses universitaires de France, 2019.