Walid Joumblatt : « Il faut garder le Liban de Gouraud »

Le leader druze s’inquiète de l’effondrement des États nés de la première guerre mondiale · Une rencontre avec Walid Joumblatt n’est jamais anodine. Leader de la communauté druze depuis 37 ans, opposant à la Syrie, cet ancien chef de guerre se retrouve en position d’arbitre de la politique libanaise, qu’il traite souvent avec un humour sarcastique. Mais, alors que le Liban est menacé par le chaos qui s’est emparé du Proche-Orient, « Walid Bey » fait part de son inquiétude.

Walid Joumblatt.

Beyrouth. Walid Joumblatt n’est pas optimiste : « Je vois s’effondrer le Proche-Orient établi après la guerre de 1914-1918. On va regretter les accords Sykes-Picot. Je me propose d’ailleurs d’aller fleurir la tombe de Mark Sykes à mon prochain voyage en Grande-Bretagne. Celle de François Georges-Picot aussi, si quelqu’un peut me dire où elle se trouve ».

« Walid Bey » n’a pas perdu le goût de la provocation, qui fait partie de son image de marque. Vétéran de la politique libanaise — ancien chef de guerre, député, dirigeant du Parti socialiste progressiste (PSP) —, il en est aussi le personnage le plus atypique et le plus complexe : à la fois intellectuel, esprit libre et dirigeant héréditaire quasi féodal de la communauté druze, rassemblée autour d’une religion ésotérique et secrète1. Le décor de sa villa du quartier Clemenceau de Beyrouth, protégée par un poste de garde, reflète cette dualité. Quelques gravures orientales ornent un salon aux lignes claires faisant la part belle au design européen, fauteuils Knoll patinés et grands canapés couleur taupe. Un portrait de Gamal Abdel Nasser trône en bonne place dans la bibliothèque. Oscar, un gros chien affectueux, animal de compagnie inhabituel dans cette région du monde, réclame les caresses du visiteur.

L’ancienne ligne tracée « dans le sable »

En cet après-midi pluvieux de novembre, Walid Joumblatt se montre d’humeur pensive, peut-être en accord avec ses lectures du moment. Sur une table basse chargée de livres est ouverte l’édition Folio des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, méditations d’un vieil empereur sur la vie, la philosophie, les victoires et les défaites. À 65 ans, haute silhouette toujours vêtue d’un jeans et d’un blouson de cuir de motard, Walid Bey n’a pourtant pas encore l’âge des bilans politiques, mais il voit un monde vaciller autour de lui. Il offre à son interlocuteur l’ouvrage du journaliste et historien britannique James Barr sur les coulisses des accords secrets Sykes-Picot, qui ont façonné les États arabes d’aujourd’hui. Le livre s’intitule A line in the sand, référence à la ligne droite tracée « dans le sable » par les deux diplomates en 1916, de Saint Jean d’Acre en Palestine à Mossoul dans l’Irak actuel, pour délimiter les zones d’influence françaises et britanniques.

Sur la page de garde, le leader druze a écrit : «  Le même sable, de nouvelles lignes ». Il regrette les anciennes, que veut détruire « l’État islamique ». « Essayons de préserver ces États-nations créés alors, La Syrie, la Jordanie, l’Irak, le Liban. Essayons de garder le Liban de Gouraud, le Grand Liban ». L’hommage peut paraître surprenant. Le général Henri Joseph Eugène Gouraud, haut-commissaire français au Levant de 1919 à 1923, fut l’artisan de la politique coloniale française sous couvert du mandat de la Société des nations. Gouraud avait supervisé le morcellement de la région et la création du Liban aux dépens de la Syrie, contre les nationalistes arabes. En 1925, son successeur avait réprimé dans le sang un vaste soulèvement national en Syrie, que l’on appelle toujours « la révolte druze » car il fut lancé par le chef druze Sultan Al-Attrache.

Dans le camp anti-Bachar

Mais aujourd’hui, le nationalisme arabe s’est dissous et Walid Joumblatt doit défendre les intérêts d’une communauté fragilisée. Il désavoue les druzes de Syrie qui se battent dans la « Force de défense nationale », une milice créée par le régime. Peu avant notre entretien, les druzes syriens venaient de perdre une trentaine d’hommes dans un combat contre le Front Al-Nosra près du village d’Arneh, au pied du Mont Hermon. « Tant pis pour eux. Ce n’est pas leur intérêt de se battre aux côtés de Bachar Al-Assad », commente-t-il sèchement. Walid Bey a solennellement appelé les druzes syriens à se désolidariser du pouvoir. Il s’est rangé dans le camp anti-Bachar et n’envisage pas de solution sans son départ : « Je ne vois pas le peuple syrien accepter ce monsieur qui a torturé des milliers de gens, en a tué on ne sait combien, a détruit des villes et des villages ».

Les rapports du leader druze avec la Syrie ont évolué au fil du temps et des fluctuations de la politique libanaise. Son histoire familiale le condamnait à la prudence depuis l’assassinat de son père, le charismatique Kamal Joumblatt, en mars 1977, sans doute sur ordre de Damas. Walid hérita la direction du parti et de la communauté, et en même temps la menace, comme le rappelle l’anecdote circulant au Liban sur sa rencontre avec le président syrien d’alors, Hafez Al-Assad peu après la mort de Kamal : « Combien tu me rappelles ton père ! La dernière fois que je l’ai vu, il était assis sur la même chaise que toi », aurait dit Hafez Al-Assad.

Aujourd’hui, le face-à-face se perpétue entre les fils, même si les troupes syriennes ont dû quitter le Liban sous la pression internationale en 2005. Walid Bey se positionne dans le camp anti-Damas et a rejoint l’Alliance du 14-Mars2 qui regroupe les opposants à Bachar Al-Assad. Il se retrouve ainsi aux côté de deux partis chrétiens, les Phalanges d’Amine Gemayel et les Forces libanaises de Samir Geagea. Oubliés les massacres, les guerres, le sang versé entre chrétiens et druzes dans les montagnes surplombant Beyrouth, de 1860 à la guerre civile de 1975 à 19903. Quand on a la responsabilité d’une communauté minoritaire, il faut savoir composer avec les réalités. Et jouer de sa position d’arbitre. Walid Joumblatt excelle dans ce rôle. Son soutien au 14-Mars reste critique. Il continue à empêcher l’élection d’un président de la République par l’Assemblée nationale en proposant son propre candidat.

Arbitre de l’élection présidentielle

Le système confessionnel libanais exige l’attribution du poste à un chrétien maronite. Mais les maronites n’arrivent pas à s’entendre sur un candidat commun. Le camp du 14-Mars présente l’ancien chef de guerre Samir Geagea, dirigeant des Forces libanaises. Celui du 8-Mars a avalisé l’ancien chef d’état-major Michel Aoun, leader du Courant patriotique libre, jadis opposant au pouvoir syrien mais aujourd’hui allié au Hezbollah, qui combat en Syrie aux côtés des forces du régime. Joumblatt propose un troisième homme : le député Henry Hélou, membre de son bloc parlementaire de la Rencontre démocratique, personnalité affable et dépourvue du passé politico-militaire des deux autres postulants.

Comme le président doit être élu par au moins les deux tiers des députés, le vote pour Hélou des 15 membres de la Rencontre démocratique suffit à faire capoter le scrutin à chaque tentative. Ce qui replace Walid Bey au centre de la politique libanaise, en possible « faiseur de rois » s’il retirait son candidat. Titre qu’il refuse. « Je maintiendrai Henry Hélou. Il nous faut un candidat de compromis ». Un arrangement qui « libaniserait » l’élection présidentielle en écartant le pays du jeu des influences extérieures, exacerbées par le conflit syrien. « Si on se fixe sur la Syrie, on n’arrivera à rien ».

Vision utopique, billard libanais à plusieurs bandes ? Pour le moment, les habituelles divisions politico-confessionnelles mettent le pays à la merci des parrains extérieurs de chacun de ses deux grands clans. L’obstruction du Bloc démocratique pourrait favoriser l’émergence d’autres candidats de compromis, mais pour l’instant ni Aoun ni Geagea ne semblent vouloir renoncer. Joumblatt campe lui aussi sur ses positions : sauver le « Liban de Gouraud » de tous les dangers, y compris la menace des groupes djihadistes au nord, comme l’ont illustré les combats récents autour de la ville d’Ersal et à Tripoli entre l’armée et des éléments d’Al-Nosra et de l’organisation de l’État islamique. Et si ces organisations trouvent un écho dans une partie de la population sunnite, c’est surtout à cause de la mauvaise situation économique, selon lui. « Il faudrait réactiver le port de Tripoli, créer une zone de libre-échange… »

Sombre twitteur

Face à cet avenir bouché, Walid Joumblatt a trouvé un nouveau moyen de jouer les trouble-fête. Depuis le mois d’octobre, il est devenu un twitteur assidu et sarcastique, bousculant là aussi les convenances sans trop se fixer de ligne rouge. On l’a vu publier des portraits détournés du général Aoun, transformé en publicité pour Chanel avec une perruque blonde. Plus sérieusement, il twitte ces derniers jours sur la Palestine, ajoutant souvent des « smileys » souriants ou moroses. Et sans prendre de gants : Benjamin Nétanyahou est pour lui un criminel de guerre, Tony Blair également, ainsi qu’une « personne méprisable ». L’Autorité palestinienne « ferait mieux de démissionner, afin de ne pas couvrir indirectement l’occupation ».

Il lui arrive aussi de faire part de ses lectures philosophiques, comme lorsqu’il annonce « contempler le Zohar », le grand livre de la Kabbale. Walid Bey ne cache pas ses humeurs sombres à ses quelque 39 000 abonnés : « Il est temps de vous quitter. Écouter les informations est trop déprimant. Je vais essayer de trouver un film à regarder. Bonne nuit ».

1Les druzes sont répartis entre trois pays : 250 000 environ au Liban, 131 500 en Israël et environ 400 000 en Syrie.

2Le nom de la coalition du « 14-Mars » fait référence à la grande manifestation du 14 mars 2005, organisée par les opposants à la présence syrienne au Liban, après l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri le 14 février de la même année. Les principaux participants étaient le Courant du Futur (sunnite) dirigé par Saad Hariri, fils de Rafic, les partis chrétiens des Forces libanaises de Samir Geagea et des Kataëb (Phalanges) d’Amine Gemayel, le Parti socialiste progressiste (PSP) du leader druze Walid Joumblatt, le Courant patriotique libre du général chrétien Michel Aoun et des mouvements de gauche. Cette manifestation répondait à celle organisée le 8 mars « contre l’ingérence étrangère » au Liban et en Syrie par les partis chiite Amal et Hezbollah, les Marada (chrétiens du nord) et le Parti social nationaliste syrien (PSNS). Le général Aoun est passé dans l’alliance « du 8-Mars » en signant le 6 février 2006 un document d’entente avec le Hezbollah.

3Au printemps 1860, une guerre civile entre druzes et chrétiens provoque l’intervention d’un corps expéditionnaire français, destiné à protéger les chrétiens. Il en résulte la création d’une région autonome du Mont-Liban avec un gouverneur chrétien, dans le cadre de l’empire ottoman. Pendant la guerre civile de 1975-1990, les druzes ont pris le contrôle de la montagne du Chouf en 1983 et 1984. De nombreux civils chrétiens ont été massacrés.

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