Reportage

Yémen. Mahra, théâtre d’ombre des puissances du Golfe

À la différence de l’archipel de Socotra, Mahra, à l’extrême est du Yémen fait face aux ingérences plurielles des pays du Golfe. Arabie saoudite, Oman et Émirats arabes unis oscillent entre un soutien à un sultan récemment déchu et le Conseil de transition du Sud. Mais restent surtout préoccupés par leurs propres intérêts géostratégiques.

Rassemblement du Conseil de transition du Sud dans la ville d’Al-Ghaydah. Les drapeaux de Mahra et du Yémen du Sud flottent dans la foule
@demolinari/Twitter

Si la région de Mahra et l’archipel de Socotra ont fait partie du même pays du XVIe siècle jusqu’à 1967, les deux territoires ont connu des évolutions différentes au regard des ingérences de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis (EAU) depuis leur entrée en guerre contre les houthistes en 2015. Mahra, situé à la frontière d’Oman, à plusieurs centaines de kilomètres du front du nord, n’est pas affecté par les bombardements ou les affrontements au sol. L’Arabie saoudite y déploie néanmoins depuis 2017 un impressionnant arsenal, officiellement pour lutter contre la contrebande d’armes qui passerait par la frontière avec Oman. Les Saoudiens disent soupçonner le Sultanat d’Oman de complaisance avec l’Iran. Bien qu’il réside alors en Arabie saoudite, Abdallah Ibn Essa Al-Afrar, le sultan autoproclamé de la région n’hésite pas à critiquer publiquement et parfois face à des gradés saoudiens ce qu’il qualifie d’occupation de ses terres. Son immense popularité à Mahra comme à Socotra lui assure une certaine immunité.

Fin 2017, Riyad s’empare du port de Nishtun, des postes frontaliers de Shahin et Sarfait et de l’aéroport d’Al-Ghaydah. « La stratégie saoudienne consiste à contrôler les principaux lieux de transport afin d’empêcher les livraisons destinées aux houthistes ou potentiellement aux forces pro-omanaises dans la région », explique Ryan Bohl, analyste du Proche-Orient chez Stratfor. L’aéroport d’Al-Ghaydah, alors un des derniers à assurer des vols civils, est privatisé par le contingent miliaire saoudien qui en fait une de ses bases militaires à Mahra.

Le sultan se replie à Oman

Muhammad Abdallah Kuddah, le gouverneur mahri au passeport omanais est remercié en 2017. Rajeh Bakrit, choisi par l’Arabie saoudite et détenteur d’un passeport saoudien, prend sa place. Elisabeth Kendall, chercheur en études arabes et islamiques au Pembroke College de l’Université d’Oxford, raconte qu’à Mahra le tour de force de Riyad passe mal : « L’intervention saoudienne suscite une vive hostilité, en particulier le long de la côte plus densément peuplée », rapporte-t-elle. Outre leurs avancées militaires, les Saoudiens auraient déplacé des populations salafistes — dont des étrangers — ayant fui le nord du pays et l’avancée des houthistes dans l’ancienne ville des sultans, Qishn. Un affront pour le clan Al-Afrar et cette région à majorité sunnite, globalement opposés à une version ultraconservatrice de l’islam.

Suite à ses critiques acerbes envers l’action militaire du royaume à Mahra, Abdallah Ibn Essa Al-Afrar quitte l’Arabie saoudite en 2017. Oman, qui depuis la guerre du Dhofar (1964-1976), a fait de Mahra un espace essentiel à la sécurité de son territoire et entretient d’excellentes relations avec les tribus, voit d’un mauvais œil le déploiement saoudien à ses frontières. En froid à l’époque avec Riyad du fait de son refus d’intervenir au sein de la coalition contre les houthistes, Oman craint que l’Arabie tente de mettre à mal sa stabilité.

Mascate propose alors au sultan Al-Afrar de lui accorder un passeport omanais et d’accueillir sa famille et ses hommes à Salalah. C’est là que nous le rencontrons fin 2019. L’homme vit dans une villa sans âme, dans une banlieue aussi chic qu’anonyme, au pied des impressionnantes montagnes du Dhofar. Habillé d’un élégant masar (turban), de taille moyenne, le sultan reçoit dans un grand salon bordé de canapés argentés, ornés de faux diamants et de froufrous kitchs. Ses hommes s’inclinent puis prennent place autour de lui. « Mahra était loin de la guerre. Chez nous, il n’y a pas de houthistes, pas de terroristes de Daech ou d’Al-Qaïda. Nous étions en paix avant que les Saoudiens n’arrivent, sermonne le sultan. L’Arabie saoudite est venue avec des soldats, des équipements militaires. Ils se sont mis à occuper nos ports et les points de passage à la frontière entre Oman et Mahra. Ils ne m’ont jamais prévenu de leur arrivée dans Mahra. Personne n’a été consulté, pas même les autorités locales ».

Outre son omniprésence militaire, le nouvel occupant s’immisce dans la vie politique de l’ancien sultanat. Rajeh Bakrit, à la double nationalité yéménite et saoudienne, est nommé gouverneur début 2018. « Il reçoit toutes ses directives d’Arabie saoudite. Il n’est pas libre », affirme le sultan Al-Afrar. Son arrivée coïncide avec un renforcement du contingent saoudien. Selon les estimations du Sanaa Center For Strategic Studies, organe de recherche et d’analyse privé, Riyad aurait implanté cinq bases militaires à Mahra. En réponse, la population mahrie, excédée par ces ingérences et sentant son identité culturelle et sa souveraineté en danger, organise d’importantes manifestations. Les habitants de Mahra affirment que les Saoudiens ont augmenté les taxes aux frontières et plusieurs chefs tribaux disent avoir reçu des offres saoudiennes pour gagner en influence en échange d’armes et d’argent. Une insulte pour beaucoup d’entre eux, dont les relations avec Oman, bien plus anciennes et basées sur des échanges sécuritaires humanitaires, sont solidement ancrées. L’ancien gouverneur de Mahra, Mohamed Ben Kuddah, chassé par l’Arabie saoudite, confirme : « Il y a des violations [de droit] par les chefs des forces saoudiennes. Il n’y a pas de respect de l’autorité locale qui est constamment surveillée ».

L’Arabie saoudite veut un oléoduc et un port

Pourquoi l’Arabie saoudite tente-t-elle de s’implanter à Mahra ? Ali Salem Al-Hurayzi, bras droit du sultan reçoit dans un hôtel de Mascate. L’homme est l’une des figures les plus connues de l’opposition. Visage dur et regard sombre, l’ancien chef des gardes-frontières ne cache pas sa colère. « L’Arabie saoudite est venue à Mahra pour coloniser notre région, ils veulent gouverner, voler cette terre et construire un oléoduc vers la mer d’Arabie. Ils considèrent peut-être Mahra comme l’un des gouvernorats de son royaume. Mais notre peuple ne se laisse pas faire ».

Art Press

En septembre 2018, des forces tribales de Mahra repoussent une équipe d’ingénieurs saoudiens censée débuter la construction d’une route dans la zone désertique frontalière saoudienne de Kharkhir. Le Saana Center a révélé l’existence d’une lettre signée par Huta Marine Works, une entreprise du groupe Ben Laden, destinée à l’ambassadeur saoudien au Yémen, le remerciant d’accepter la mise en place d’une étude de faisabilité d’un port pétrolier. François Frison-Roche, chercheur au CNRS et spécialiste du Yémen abonde : « C’est un vieux projet qui éviterait aux Saoudiens d’évacuer leur pétrole depuis le détroit d’Ormuz ou depuis le détroit de Bab El-Mandeb, dans la mer Rouge. Pour l’Arabie saoudite, c’est un rêve. Avant, ça ne pouvait se faire, car le Yémen était une République, mais aujourd’hui s’ils veulent cet oléoduc pour sécuriser l’écoulement de leur pétrole, ils trouveront les moyens financiers ou militaires pour s’imposer dans cette région ».

Outre l’oléoduc, l’Arabie saoudite s’intéresse au potentiel côtier et géostratégique de Mahra. « Le gouvernorat possède plus de 500 km de côtes. Mahra contrôle la clé de routes commerciales lucratives qui peuvent alimenter le crime organisé et le terrorisme », analyse Elisabeth Kendall.

Contrairement à Socotra, Mahra a basculé dans une résistance armée. Le 17 février 2020, certaines tribus mahries tendent une embuscade à un convoi de troupes saoudiennes accompagné de forces yéménites censées inspecter les zones portuaires pour contrer toute contrebande d’armes iraniennes à destination des houthistes. Des hélicoptères de combat Apache saoudiens prennent en chasse les assaillants, en blessant plusieurs. Cinq soldats yéménites sont tués huit jours plus tard dans une nouvelle attaque des forces saoudiennes se dirigeant vers le poste-frontière de Shahi qu’ils contrôlent.

Le journaliste yéménite Yahya Al-Sewari a enquêté plusieurs mois sur l’occupation saoudienne et ses conséquences dans le gouvernorat. Il est kidnappé à l’été 2019, livré aux forces saoudiennes, et détenu dans une prison secrète située dans l’aéroport d’Al-Ghaydah. Le journaliste réalise qu’il n’est pas le seul opposant détenu. « Certains criaient et demandaient un peu de nourriture ».

Après quelques jours de détention, il est livré à une de ces milices de soldats yéménites extérieurs à Mahra formés par les Saoudiens ou les Émiratis et subit des tortures pendant 56 jours avant de réussir à s’enfuir. Yahya décrit à Mahra une répression saoudienne aveugle. Le jour de son arrestation, il s’était rendu à l’hôpital d’Al-Ghaydah pour recueillir le témoignage d’une jeune fille rescapée d’un assaut saoudien contre son habitation. « Ils avaient tué toute sa famille et elle était la seule survivante. À Mahra, les Saoudiens usent de tous les moyens pour capturer leurs cibles. Il n’y a aucune procédure judiciaire et personne ne sait qui sont les victimes ». Un rapport de Human Rights Watch confirme les dires de Yahya Al-Sewari, accusant les troupes saoudiennes d’avoir kidnappé et torturé des citoyens mahris pour des liens prétendus avec le Hezbollah, Oman ou encore le Qatar.

Ali Salem Al-Hurayzi ne voit pas d’autres issues qu’une confrontation armée, confirmant ainsi les craintes de certains observateurs. « Nous ne sommes pas prêts à combattre contre les Saoudiens, mais nous y serons obligés. À Mahra, les gens n’ont que des armes anciennes… Nous avons demandé des chars à Oman pour nous soutenir, mais ils ont refusé ». Son sultan affirmait gravement en novembre 2019 : « Nous voulons que Mahra soit indépendante, nous voulons avoir notre propre système et notre souveraineté ».

Les Émirats jouent la carte du CTS

Les EAU ont essayé de former des troupes mahries dès l’été 2015 avec leurs propres instructeurs et hors du gouvernorat, créant derechef méfiance et tensions. Abou Dhabi a vite rendu les armes à Mahra, mais pas le mouvement qu’il soutient, le Conseil de transition du Sud (CTS), de plus en plus influent. En ce début d’août 2021, le CTS a organisé des manifestations contre l’installation du parlement du gouvernement central dans l’est du pays.

Par ailleurs, au cours de l’année 2020, Abdallah Ibn Essa Al-Afrar, l’héritier du trône, a changé de camp et a décidé de rejoindre le CTS, puissance dirigeante à Socotra. Les séparatistes sudistes veulent pleinement intégrer la famille Al-Afrar, alliée de choix, dans leur projet de retour à un Yémen du Sud. En échange, le mouvement promet au camp Al-Afrar que Mahra et Socotra bénéficieront d’une plus grande autonomie. Abdallah Ibn Essa Al-Afrar reçoit en parallèle le soutien financier des EAU où il part s’installer, Oman ayant décidé de lui retirer son aide.

Pour le Mahra Peaceful Sit-Ins Committee, groupe réunissant des figures tribales ou politiques de Mahra, ce changement d’alliance passe mal. Le sultan est perçu comme un opportuniste. Une partie de la famille Al-Afrar ne cautionne pas non plus ce retournement et le fait savoir. Le 10 juillet 2020, Mohamed Ben Abdullah Al-Afrar, lointain cousin d’Abdallah Ibn Essa Al-Afrar, est désigné comme nouveau sultan par la branche Qishn de la famille Al-Afrar basée à Al-Mahra qui rejette la décision d’Abdullah de rejoindre le CTS à Socotra et son approbation du coup d’État. Oman lui apporte son soutien, en opposition aux EAU.

Les nouvelles alliances du sultan déchu

Malgré le désaveu d’une partie de sa famille, Abdallah Ibn Essa Al-Afrar continue ses déplacements à Mahra et à Socotra où sa popularité reste forte. Le 1er février 2021, le sultan déchu tient un meeting à Al-Ghaydah, principale ville de Mahra. Des centaines de ses partisans y clament leur soutien. Abdallah se rend ensuite à Socotra. Il offre à son peuple un ferry nommé Socotra dream d’une capacité de 300 passagers reliant l’archipel à Mahra et l’Hadramaout. Une bomme nouvelle pour les populations yéménites de ces trois destinations. En effet, les voyages via la compagnie nationale Yemenia Airlines sont coûteux ; et ceux en boutres de commerce sont dangereux. Par ailleurs, il adopte un ton plus conciliant sur la présence saoudienne à Mahra et Socotra.

« Abdallah Ibn Essa Al-Afrar a fait un très mauvais calcul. Par manque d’expérience politique et à cause des promesses saoudiennes et émiraties d’une région autonome qu’il présidera. C’est d’ailleurs cette promesse qui a poussé les masses à soutenir notamment le CTS à Mahra », commente Ahmed Balhaf, responsable des relations extérieures du Mahra Peaceful Sit-Ins Commitee. « Le CTS à Mahra n’est pas si influent. Il profite de la situation des gens simples et des personnes déçus par l’ancien régime d’Ali Abdallah Saleh. Le CTS est devenu un outil pour les Émirats et l’Arabie saoudite dans l’espoir qu’il devienne un mouvement qui contrerait toutes les forces nationales qui s’opposent à leur présence », poursuit Ahmed Balhaf. Selon lui, les tribus de Mahra opposées aux ingérences extérieures pourraient, en plus des Saoudiens, entrer en conflit avec le CTS s’il venait à « faire appel à des milices venant de l’extérieur du gouvernorat », comme a fait le mouvement sudiste à… Socotra.

Mohammed Ali Yasser, gouverneur de Mahra depuis février 2020 avait exprimé sa grande inquiétude l’an dernier après le coup d’État du CTS à Socotra. Il avait entrepris en juillet 2020 d’organiser des réunions avec des dirigeants tribaux et politiques de Mahra, ainsi qu’avec Abdallah Ibn Essa Al-Afrar et les branches locales d’Islah et des séparatistes sudistes. Un code d’honneur a alors vu le jour, censé éviter tout conflit armé entre les différentes entités politiques. Le CTS a cependant refusé de participer aux réunions et le sultan déchu, du fait de sa récente alliance avec le mouvement, s’est lui aussi retiré d’un pacte censé apporter la paix dans un gouvernorat pourtant éloigné de la guerre civile au nord.

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