Entre avril et août 2020, des torrents dévastateurs ont déferlé sur les terres agricoles et les habitations au Yémen. Sanaa faisait partie des zones impactées, notamment dans les quartiers sud et les extensions est et ouest. Tous les faubourgs de la capitale ont été touchés, ainsi que les quartiers situés de part et d’autre du principal canal d’écoulement du centre-ville, et des zones de la cité historique. Compte tenu de l’importance des superficies sinistrées, cette étude sera centrée sur les quartiers sud et leurs alentours est et ouest, directement menacés par les inondations.
Les eaux dévalent sur Amanat Al-Asima, « le Grand Sanaa » (la capitale et sa banlieue) depuis deux rangées de montagne, mais aussi depuis les collines situées au centre de la ville. La première chaîne de montagnes est constituée de trois pics enserrant directement la ville : le Nogoum à l’est, l’Ayban à l’ouest et l’Asir au sud. En arrière se trouvent pas moins de neuf hauts sommets, dont le dernier déverse ses eaux dans le barrage de Chahik, à 25 km à l’est de la capitale. L’ouvrage a été édifié à l’époque du royaume himyarite (110 av. J.-C.-527 ap. J.-C.), et reconstruit en 1998 sur trois côtés du piémont. C’est de là que part le redoutable torrent, grossi par des affluents venus des autres montagnes, dont Jabal Al-Lawz.
Il n’existe dans les faubourgs de Sanaa aucune infrastructure permettant l’écoulement des eaux, ni de bassin collecteur en dehors de la ville. Les conduites urbaines partent de l’avenue Khawlan vers le sud et le sud-est, tandis qu’un chenal à ciel ouvert rempli de déchets solides coupe la chaussée en son milieu, passant de 4 m de largeur à 2 m à mesure que la rue se dirige vers le nord. À partir du quartier de Dar Al-Hid, on compte une dizaine de passages de la taille de petites fenêtres destinés à permettre l’écoulement de l’eau en direction de l’avenue Taez — parallèle à l’avenue Khawlan —, avec des regards de métal placés au milieu des voies adjacentes. Les eaux passent par ces étroits canaux pour rejoindre un chenal de moyenne dimension.
L’année dernière, les flots se sont engouffrés dans les canalisations destinées à l’évacuation des eaux de pluie habituelles entre les avenues Khawlan et Taez, charriant des milliers de tonnes de déchets solides jetés dans tous les canaux d’évacuation des eaux de la capitale1, submergeant les égouts et débordant dans les rues sur une hauteur d’un mètre. Le marché Shumayla et tous les quartiers voisins ont subi de lourds dégâts. Rez-de-chaussée inondés et parfois fissurés, voitures et étals des commerçants ambulants emportés, les eaux ont tout dévasté sur leur passage.
Une urbanisation anarchique
Le fait que cette partie sud de la capitale soit particulièrement exposée aux inondations s’explique de plusieurs façons. D’abord, parce c’est ici que commence, historiquement, le tracé naturel de l’oued. Ensuite, parce que les défaillances d’un plan d’urbanisme en constant remaniement sont propices à la multiplication des constructions illégales : souvent en contradiction avec les moutures précédentes, ce schéma a abouti à la modification du trajet de certaines voies, et à la suppression ou à l’ouverture d’autres rues. Et si les infractions aux mesures officielles sont dues en partie à l’inconscience des citoyens, elles sont également imputables à la négligence des instances chargées de la protection des terres domaniales et du périmètre concerné par le plan. L’habitat informel conserve ainsi une bonne longueur d’avance sur le schéma d’urbanisme, favorisée notamment par l’influence considérable des propriétaires terriens et des investisseurs fonciers.
En outre, l’exode interne continu depuis trois décennies et les récentes vagues de réfugiés ont considérablement pesé sur les plans bancals des gouvernements qui se sont succédé depuis 1962. Toutefois, le problème essentiel est ailleurs : absence de coordination entre les différentes instances chargées de protéger la capitale des inondations, mesures fragmentaires, et interventions limitées au périmètre urbain alors que c’est de l’extérieur que proviennent les torrents.
Depuis l’Antiquité, la population de Sanaa a eu soin d’observer une distance suffisante entre le lit de l’oued et les habitations, comme par respect envers la nature. De leur côté, les habitants des montagnes et des vallées entourant la ville ont édifié des barrages au niveau des hauts plateaux et des piémonts, en utilisant une technique ancestrale qui permet d’évacuer progressivement l’excédent d’eau au moyen de tranchées, de chenaux et de déversoirs. Ces déversoirs s’écoulaient à proximité et au milieu de la ville, tout au long de l’année. Mais au fil des six dernières décennies, le rapport de l’être humain à la terre s’est transformé : celle-ci a perdu son statut sacré de mère nourricière (source d’agriculture et de pâturage) pour devenir un produit marchand servant au logement et aux investissements fonciers et commerciaux, personne ne se souciant des conséquences de la construction sur les terres agricoles et les lits des oueds. C’est ainsi que Sanaa elle-même a été gagnée par l’urbanisation, ce qui a conduit en 2019 à un chevauchement des limites administratives entre la capitale et le gouvernorat. Une étude réalisée par un groupe d’urbanistes intitulée Le profilage urbain. Sanaa souligne ainsi « l’absence d’une vision prospective » de la cité au sein des institutions dirigées par le groupe houthiste Ansar Allah.
L’extension incontrôlée de la capitale
Jusqu’à la fin des années 1960, la capitale se composait de deux parties : la vieille ville et, à l’ouest, les quartiers de Bir Al-Azeb et de Qaa Al-Yahoud, tous deux fondés durant le premier règne ottoman (1538-1635).
En-dehors de l’enceinte de la ville se trouvaient des localités situées pour la plupart sur les routes empruntées par les voyageurs quittant Sanaa ou s’y rendant. C’est après 1970 qu’a débuté l’expansion urbaine : d’une part parce que le tout nouveau régime démocratique souhaitait édifier une capitale administrative moderne, et d’autre part pour répondre à l’afflux des émigrants venus des campagnes et des autres villes suite à l’instauration du nouveau pouvoir. L’urbanisation a véritablement explosé à partir de 1990, année marquée par deux événements majeurs qui ont engendré des évolutions démographiques de taille à Sanaa : la réunification du Yémen du Sud et du Yémen du Nord, et le retour d’Arabie saoudite d’environ un million d’émigrés, à la suite de l’adoption de la loi du « garant » qui, jusqu’alors, ne s’appliquait pas aux Yéménites.
Cette arrivée massive de population a conduit à une extension de la capitale tout le long des avenues Taez et Khawlan au sud, les deux se prolongeant au-delà de la muraille respectivement depuis Bab Al-Yaman et Bab Sitran (ou Bab Al-Moustachfa selon l’appellation ottomane). Les constructions se sont multipliées des deux côtés de ces voies, sur le modèle des « ensembles concentrés » et des « ensembles en ligne ».
En 2008, le ministère des affaires publiques et l’autorité administrative de Sanaa ont recensé 35 zones de constructions illégales autour de la ville, dont 23 sont apparues entre 1990 et 1995. Mais cette expansion ne s’étant pas accompagnée de l’installation de systèmes de drainage et de conduites d’égouts, les constructeurs ont entrepris de creuser des puisards (bayyarat) de dimensions variables. Comme les candidats au logement disposaient généralement de revenus modestes, les propriétaires de terrains se sont empressés de répondre à la demande croissante de lopins bon marché, et c’est ainsi que les constructions ont commencé à empiéter sur les anciens lits des oueds. Des dizaines de quartiers ont alors vu le jour, comprenant des logements, des commerces (investissements immobiliers, hôtels, marchés, malls), des bâtiments administratifs, mais aussi des voies goudronnées et des locaux de services, principalement dans les zones voisines des deux artères principales. Mais les équipements de drainage n’ont pas été correctement entretenus, et les soupiraux permettant le passage des eaux ont rétréci (voir photos 1 et 2). Aujourd’hui, les habitants de ces quartiers ne doivent plus seulement faire face aux défauts de la construction anarchique, à l’absence de vision stratégique en matière d’urbanisme, aux carences des services publics et aux disparités dans la qualité du bâti, reflet des disparités financières. Leur problème majeur réside désormais dans les risques d’effondrement à plus ou moins long terme, leurs habitations étant situées sur le lit naturel de plusieurs oueds, dont le terrible Jabal Al-Lawz.
Les inondations catastrophiques de 2020
Le cours de Jabal Al-Lawz, constitué de l’excédent du barrage Chahik à l’est et des torrents des montagnes situées en contrebas, pénètre dans la ville perpendiculairement à l’avenue Khawlan puis à l’avenue Taez. Avec leurs édifices disparates (« construction en dur » et habitat « populaire »), les deux artères font obstacle aux eaux, dont le trajet se divise ensuite entre les voies latérales et les petits et moyens canaux d’écoulement. À l’est de l’avenue Khawlan, les habitations et les locaux commerciaux ont détourné le cours des eaux vers des espaces vides ou constructibles. Ces terrains, qui s’étendent du sud au nord, alternent avec les quelques champs cultivés qui subsistent encore, et sont parsemés de mornes constructions anarchiques (habitations et fabriques de parpaings). D’énormes monceaux de sable et de gravier abandonnés sur place obstruent à leur tour le lit de l’oued et font dévier le cours du flot. Celui-ci emporte les gravats, qui vont alors s’accumuler dans les conduits souterrains.
À l’exception de la partie qui traverse la vieille ville et le quartier Bir Al-Azeb, le Seila était jadis entouré de terres cultivées qui profitaient des eaux de Jabal Al-Lawz et de ses affluents au moyen de canaux de terre dérivés. Quant à l’excédent des eaux, il allait rejoindre d’autres cours qui alimentent le barrage de Marib et forment le fleuve Al-Kharid à Wadi Al-Jawf, au nord-est de Sanaa. Les surfaces agricoles jouxtant la vieille ville sont occupées par des habitations et des bâtiments administratifs et commerciaux, tandis que les eaux des barrages situés dans le périmètre de Sanaa sont réservées aux cultures proches. La présence des quatre grands barrages édifiés à l’est et au sud-est constitue d’ailleurs une source d’inquiétude pour la population, en raison des risques de rupture. S’ils venaient à céder sous la pression de pluies torrentielles, ce sont en effet des milliers de bâtiments situés dans le tiers sud de la capitale qui seraient emportés, ou du moins ébranlés.
Les inondations de 2020 ont provoqué de très lourds dégâts humains et matériels. Pourtant, les instances gouvernementales n’ont pas publié de bilans circonstanciés par gouvernorats et par quartiers, et se sont contentées d’annoncer des chiffres globaux. Deux bilans au moins ont été marqués par un écart de chiffres notable : le 7 août 2020, le ministère de la santé parlait ainsi de 131 morts et 124 blessés, 106 équipements privés et publics entièrement détruits, et 156 détruits partiellement. Tandis que le 17 août, le service de la défense civile au ministère de l’intérieur indiquait avoir enregistré seulement 70 décès et 426 effondrements de bâtiments dans l’ensemble des zones contrôlées par le mouvement houthiste. Sana’a Water Supply and Sanitation Local Corporation (SWSLC) a estimé pour sa part à 518 millions de riyals (environ 753 000 euros) le coût des dégâts sur ses infrastructures qui font suite à la submersion du réseau d’assainissement.
Ces chiffres ne prennent pas en compte toutes les pertes matérielles subies par les habitants. De nombreux citoyens ont affirmé dans des reportages télévisés que la réponse des instances gouvernementales avait été dérisoire, et pour ainsi dire inexistante. Ils ont en revanche souligné l’efficacité des initiatives de la société civile destinées à secourir les sinistrés et à leur procurer un abri.
Après la catastrophe, les autorités ont commencé à évoquer un « projet d’alerte rapide » en vue de protéger la capitale des inondations. Des systèmes d’alerte devraient ainsi être déployés en 26 points répartis le long du cours du Seila et de ses affluents. Cette mesure vient s’ajouter à d’autres programmes de protection de Sanaa ayant déjà fait l’objet d’annonces et figurant dans le plan d’urbanisme 2020-2023.
Le problème est que la plupart de ces programmes ne vont pas au-delà du cadre géographique de la capitale et de ses faubourgs, alors que c’est au niveau même des hauteurs et des plaines qu’il faudrait intervenir. Le projet d’alerte rapide recourant à des moyens techniques prévoit tout simplement de substituer des sirènes d’alarme aux traditionnels coups de feu tirés en l’air pour prévenir de l’imminence des crues ! Et là encore, la formule ne concerne que la ville et n’inclut pas les zones situées en front d’oued, à l’exception de Dar Al-Hid.
Une pluviométrie accrue pour cause de dérèglement climatique
L’assèchement prolongé des torrents et des oueds a favorisé l’habitat informel à proximité de leurs anciens lits, dont la surface a ainsi rétréci. Les crues, qui sont provoquées par une hausse brutale de la moyenne pluviométrique, n’interviennent qu’à des intervalles compris entre trente et cent ans. Les habitants de Sanaa n’ont donc pas eu, au cours des soixante dernières années, l’occasion de mesurer la gravité d’une résurgence soudaine des oueds. Compte tenu du caractère récent du mode de vie moderne au Yémen, on peut même affirmer qu’à l’exception des climatologues et des vieillards, la population actuelle ignore tout du terrible danger que représentent les torrents de Jabal Al-Lawz.
Traditionnellement, la connaissance des fluctuations climatiques reposait sur le mouvement des planètes et des étoiles, ainsi que sur la direction et l’intensité des éclairs, et l’agriculture était le premier vecteur de transmission de ce savoir d’une génération à l’autre. Le mode de vie citadin étant de plus en plus répandu et la main-d’œuvre se tournant désormais vers d’autres activités que l’agriculture, l’intérêt pour la science ancestrale a décliné, d’autant que les cultivateurs comptent désormais sur l’eau des puits pour irriguer leurs terres. Quant aux dirigeants qui se succèdent au sein des gouvernements, ils sont trop accaparés par leurs incessantes rivalités politiques pour se préoccuper des dérèglements climatiques.
C’est au moment même où il entrait dans une guerre dans laquelle il est aujourd’hui enlisé que le Yémen a abordé le tournant des bouleversements climatiques graves. Au cours de la période 2015-2021, Sanaa a connu trois épisodes de précipitations torrentielles (2016, 2019 et 2020). Les dernières inondations ont réveillé quelques souvenirs chez le journaliste Anwar Al-Ansi, auteur d’un article sur la lettre adressée au début des années 1990 par le président français François Mitterrand à son homologue yéménite Ali Abdallah Saleh. Ce message, « auquel était joint un long rapport scientifique rédigé par un groupe de météorologues français », indiquait que le Yémen allait, « dans deux ou trois décennies », connaître « une nouvelle phase climatique » qui en ferait « un pays pluvieux et extrêmement verdoyant ». Le journaliste se souvient que le ministre des affaires étrangères de l’époque lui avait fait parvenir une copie de cette lettre pour qu’il en tire « une information culturelle » !
Sur la liste des « objectifs du développement durable » du Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD) au Yémen, « l’action climatique » occupe le numéro 13. Selon le PNUD, le pays devrait connaître dans les prochaines années des périodes de sécheresse prolongée et des vagues de canicule. Pourtant, en 2014, un rapport de la Banque mondiale indiquait que « du fait de sa situation géographique (25° de latitude sud, nord de l’Équateur), le Yémen devrait connaître une pluviométrie accrue en raison du réchauffement de la Terre ». Alors que le caractère contradictoire de ces estimations aurait dû inquiéter les instances gouvernementales concernées, celles-ci n’ont toujours pas intégré les prévisions météorologiques dans leurs programmes et leurs méthodes d’action.
Les inondations de 2020, d’une ampleur rarement égalée, ont permis d’attirer l’attention sur les graves lacunes de la planification urbaine, ainsi que sur les conséquences désastreuses de la construction incontrôlée et la faiblesse des infrastructures de drainage. Les autorités officielles ne semblent pas avoir pris conscience du fait que le problème se situe en-dehors du périmètre de la ville, puisque les mesures adoptées après la catastrophe concernent essentiellement la construction et l’aménagement des vergers et jardins longeant les principaux canaux d’écoulement et les bassins collecteurs intra-muros. Quant au « projet d’alerte rapide », il s’applique uniquement au principal canal d’écoulement des eaux du Seila et de ses affluents issus des montagnes surplombant la capitale et des collines situées dans et autour de la ville.
De telles mesures témoignent bien du défaut de vision prospective des autorités officielles. La priorité est de retenir les eaux hors de la ville au moyen de grands bassins collecteurs. Pour cela, il faut un plan d’ingénierie hydrologique adapté à la nature du relief dans la zone du bassin de Sanaa. Les solutions qui ne prennent pas en compte cette nécessité resteront forcément partielles et ne règleront pas le problème. La population ne fait quant à elle aucun cas de la planification urbaine et contribue à aggraver le problème en continuant de construire en-dehors de la loi et de jeter les gravats dans les canaux d’écoulement. Par ailleurs, la parcimonie des pluies du printemps et de l’été 2021 indique bien que les crues de l’année précédente relevaient d’un changement climatique brutal. Compte tenu de l’accélération des dérèglements climatiques à l’échelle régionale et mondiale, de tels événements sont susceptibles de se répéter à court et moyen terme. Et les pluies qui s’abattent de façon quasi quotidienne sur Sanaa et ses alentours depuis la fin du mois de juillet 2021 viennent encore renforcer l’inquiétude quant à une nouvelle catastrophe.
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1On en a compté 469 000 tonnes en 2010, et 462 000 tonnes en 2011 (statistiques du ministère de l’administration locale).