Mots d’islam

Achoura

Le terme ‘āshūrā’ dérive du mot dix, en arabe, et désigne des célébrations qui se tiennent le dixième jour du premier mois de l’année hégirienne, muharram. Un jeûne fut institué par le Prophète, faisant suite à celui du jour de Kippour dans le judaïsme, qui a lieu le dixième jour du premier mois de l’année. Dans l’islam sunnite, il s’agit de commémorer la sortie d’Égypte de Moïse (Mūsā). Au jeûne, aux prières et au versement de l’aumône (zakāt) se sont mêlées des pratiques antéislamiques (saut au-dessus d’un feu, aspersion d’eau, fêtes carnavalesques) et au Maghreb, Achoura est devenue la fête de la famille et des enfants auxquels on offre des cadeaux. En islam chiite duodécimain, l’Achoura a pris un autre sens : ce n’est pas une fête, mais la commémoration d’un deuil qui occupe une place essentielle dans les doctrines et le calendrier des célébrations religieuses. L’Achoura marque le martyre de Hussein, petit-fils du Prophète et troisième imam des chiites, qui trouva la mort à Karbala avec des membres de sa famille et des compagnons, dans une bataille inégale qui l’opposa, en 680, à l’armée omeyyade.

L’épopée de la défaite

Si elle fut traitée comme un événement mineur, voire minorée par les sunnites, la bataille de Karbala constitue un élément majeur de l’historiographie chiite et participe du sens de l’Histoire comme de l’ordre du monde qu’elle promeut. S’appuyant sur des récits essentiellement tirés de ceux d’Abou Mikhnaf (m. 774) — disparus, mais reconstitués à partir des chroniques de Ṭabari (m. 923) —, une vulgate s’est constituée et a donné lieu à un corpus de textes en prose et en vers qui ne cesse de s’élargir, non seulement en arabe, mais aussi en persan, en ourdou, en turc, ou plus récemment en anglais. Ainsi, Karbala est devenu un lieu de mémoire chiite, et cette bataille fonctionne comme un mythe fondateur, reproduit et revécu chaque année par les fidèles.

Selon la tradition, en 680, lorsque le calife omeyyade Yazid arriva au pouvoir, à la mort de son père Mouawiya, Hussein, chef des alides (les partisans de son père Ali), refusa de lui prêter allégeance. Les habitants de Koufa, où Ali avait exercé son califat/imamat l’invitèrent à les rejoindre pour faire valoir, à leur tête, ses droits au pouvoir face au calife. Hussein quitta La Mecque avec sa famille et une poignée de compagnons. En chemin, il se heurta aux troupes omeyyades, bien plus fortes en nombre, qui lui coupèrent l’accès à l’eau de l’Euphrate et assiégèrent son camp.

Le 10 du mois de muharram (10 octobre), la bataille s’engagea. Les partisans et les proches de Hussein périrent un à un ; il fut tué et décapité le dernier. Les rescapés, notamment les femmes et les enfants de sa famille, furent capturés et emmenés avec les têtes des martyrs portées sur des lances, auprès du calife à Damas. Là, Zaynab, la sœur de Hussein, délivra un sermon (khuṭba) dans lequel elle fit honte à Yazid d’avoir fait tuer le petit-fils du Prophète. Le calife laissa repartir les captifs, dont Zaynab et Zayn Al-Abidine, le seul fils de Hussein ayant réchappé aux combats, qui assurera la continuité de la lignée et de l’imamat. Ils se rendirent à Médine en passant par Karbala où ils allèrent se recueillir sur la tombe de Hussein.

Cet épisode de l’épopée des imams est central dans les doctrines chiites. Il résume la dépossession du pouvoir, les souffrances endurées par les alides et, bien plus, la perte de l’imam, unique détenteur de l’autorité légitime. Il détermine le bien et le mal, le juste et l’injuste, l’ami et l’ennemi. Il pourvoit la communauté en valeurs éthiques et en modèles à suivre : Hussein lui-même, mais aussi tous ceux qui périrent pour défendre sa cause, comme Abbas, son demi-frère et porte-étendard, ou ceux qui la soutinrent par des actes de bravoure, comme Zaynab. Enfin, le martyre de Hussein préfigure l’occultation du Mahdi, le douzième imam, vivant mais caché depuis 941, qui réapparaîtra avant la fin des temps pour restaurer l’imamat et la justice sur terre.

Les pratiques rituelles

Aujourd’hui, on désigne communément par achoura ‘ āshūrā’ ou muharram l’ensemble des célébrations qui commémorent la bataille de Karbala ; elles commencent le 2 du mois et culminent le 10, jour du martyre de Hussein, sans se terminer complètement puisque certaines se prolongent jusqu’au quarantième jour après sa mort, dit al-arba‘īn, qui fait l’objet d’un pèlerinage sur son tombeau. Ces célébrations se composent de différentes pratiques rituelles visant à raconter, reproduire et revivre le drame, à se lamenter sur les souffrances de la famille sacrée et à pleurer Hussein et les martyrs.

Les plus anciens témoignages historiques de ces rituels remontent aux Bouyides (Xe siècle). Si les chiites, minoritaires face aux sunnites, ont dû parfois les observer dans la discrétion lorsqu’ils purent s’approcher du pouvoir, ils les déployèrent dans l’espace public et les développèrent. Par exemple, après que les Safavides eurent fondé un empire qu’ils adossèrent au chiisme au début du XVIe siècle, les princes encouragèrent ces célébrations par leur patronage. Les Kadjars firent de même, comme les notables qui dirigèrent les sultanats et autres centres chiites d’Inde. Ainsi, ces rituels voyagèrent au gré des mouvements des clercs et des populations, dans toutes les régions des mondes chiites, s’ancrant dans les cultures et les histoires locales, tout en forgeant un ethos commun et des pratiques partagées. Chacun peut aujourd’hui à la fois y retrouver un chiisme transnational et globalisé et reconnaître des spécificités liées à sa région, sa ville, voire son quartier ou son village.

Quatre types de pratiques rituelles sont observées. La première pratique, qui fut établie au Xe siècle, est la visite pieuse (ziyāra) au tombeau de Hussein, à Karbala ; s’ils n’ont pas la possibilité de s’y rendre, les fidèles peuvent aller sur la tombe d’un autre imam ou d’un membre de la famille du Prophète (ahl al-bayt) ; ils peuvent aussi réciter la prière de l’endroit où ils sont.

La seconde pratique, appelée en arabe séance de déploration ou séance husseinite (majlis al-‘azā’, majlis ḥusaynī) est un rassemblement autour d’un ou une récitant.e qui raconte, chaque jour jusqu’au dixième, le déroulement de la bataille et ses suites, dans les moindres détails. L’objectif de ces majlis, qui se poursuivent jusqu’au quarantième jour après la mort de Hussein, est de transmettre la mémoire de la bataille de Karbala et d’émouvoir l’assistance afin qu’elle verse des larmes sur les malheurs de Hussein et de sa famille. Des ouvrages ont pour cela été compilés, dont le fameux Jardin des martyrs (Rawḍat al-shuhadā’), de Hussein Wa‘iz Kachifi (m. 1505) qui donna leur nom persan à ces séances : rowzeh-khānî. Très codifiées, elles se déroulent dans différents lieux : au domicile des notables, dans des écoles religieuses, ou bien dans des lieux ad hoc appelés en arabe et en persan ḥusayniyya, ashūr-khāneh ou imambara en ourdou. À la fin de ces séances, les fidèles se frappent la poitrine en cadence en signe de deuil et pour manifester leur chagrin : c’est ce que l’on appelle le laṭm.

La troisième manière, pour chaque fidèle, de réactiver son chagrin est de participer à une procession publique (mawkib ḥusayniyya). C’est aussi, pour un groupe donné, une manière de se souder et, pour une communauté chiite en situation minoritaire, celle de mesurer sa capacité à négocier, à mobiliser et à gérer l’espace public face à l’État. Durant ces processions, certains fidèles observent des pratiques de deuil consistant par exemple à s’enduire de terre, ou bien des pratiques dites d’autoflagellation. Différentes techniques sont utilisées, en particulier la flagellation au moyen de chaînes (zanjīr) ou bien ce qui est appelé taṭbīr : revêtus d’un linge blanc symbolisant un linceul, les fidèles s’incisent le haut du crâne puis défilent en le frappant avec le plat d’une épée pour faire couler le sang.

Si ces pratiques furent critiquées dès les années 1920 par des oulémas réformistes, puis interdites dans l’Iran post-révolutionnaire par Ali Khamenei, elles restent observées, d’autant qu’elles n’entrent pas dans les pratiques cultuelles codifiées par le droit islamique, le fiqh.

Lors de ces processions, des fidèles représentent des épisodes de l’épopée : ils portent le cercueil d’un martyr, font défiler un cheval blanc représentant celui de Hussein ou reproduisent avec chameaux et palanquins le cortège des captives se rendant à Damas. Bien plus, le quatrième type de rituel consiste en une véritable forme théâtrale qui est née en Iran, d’abord sous forme de saynètes sous les Safavides, puis s’est développée sous les Kadjars. Appelé ta‘ziyeh en persan, ce théâtre est toujours très vivant en Iran, mais aussi reconnu internationalement : il a été inscrit en 2010 sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Il s’est propagé hors d’Iran, au Liban, dans le Golfe, en Turquie, où il fut adapté aux langues et aux cultures locales. Si ce théâtre est très diversifié en Iran, où sont joués différents épisodes de l’épopée des imams, il se concentre surtout, ailleurs, sur la représentation de la bataille de Karbala, jouée le jour de l’Achoura, à l’acmé des célébrations.

Enfin, ces rituels s’accompagnent de pratiques courantes lors des célébrations religieuses comme le partage de nourriture, mais aussi de l’eau puisqu’il s’agit, ici, de se remémorer la soif qu’ont subie Hussein et sa famille.

Politisation et culture populaire

Ces célébrations de l’Achoura constituent un moment intense, tant pour la religiosité individuelle que pour les interactions sociales. Elles ont contribué à forger la mémoire collective chiite, localement comme sur le plan global, autour du « message de Hussein » qui a été accommodé à la fois à l’éthique du siècle et aux moyens technologiques. Ainsi, des oulémas réformistes ont œuvré, dès les années 1920, pour lutter contre les superstitions (khurāfāt) et autres innovations blâmables contenues dans les textes et les pratiques. Ils voulurent faire des séances husseinites des lieux d’édification morale et de diffusion de la culture religieuse ; de nouveaux recueils de séances furent compilés, en arabe, en persan, en ourdou, et plus récemment en anglais.

Dans les années 1970, à la faveur de l’émergence de l’islamisme chiite, l’Achoura devint le vecteur d’un message politique, en Iran (avec les relectures qu’en firent Ali Shariati, Morteza Motahhari puis Rouhollah Khomeiny), au Liban (avec le discours développé par Moussa Sadr quand il a fondé son mouvement des déshérités, ensuite décliné par les partis chiites Amal et Hezbollah), ou bien en Irak. On parla de la révolution (thawra) de Hussein comme de la voie à suivre pour lutter contre la tyrannie, l’oppression, l’injustice que subissaient les « masses » chiites. Il n’était plus temps de pleurer sur les malheurs de l’imam, mais d’agir en suivant son modèle.

Le message de Hussein, revisité, devint un outil de mobilisation et l’Achoura offrit un répertoire d’action collective. Les processions se firent manifestations et rassemblements politiques visant à protester contre les pouvoirs établis, à l’intérieur, ou contre l’ennemi extérieur, Israël. L’Iran post-révolutionnaire s’appropria les slogans religieux husseinites, qu’il systématisa. Toutefois, l’opposition n’hésita pas à retourner cet outil à son profit, en 2009, par exemple, durant le Mouvement vert, le « message de Hussein » se prêtant, surtout, à la contestation.

Les commémorations de la bataille de Karbala ont donné lieu à un immense corpus textuel, à un patrimoine bâti (comme les imambara d’Inde ou les tekkiyeh en Iran), mais aussi à une culture populaire qui circule aujourd’hui en ligne, faite d’images qui « racontent » le drame, et de lamentations, de chants (radda en arabe, noha en ourdou) qui font pleurer les fidèles, au rythme des frappes sur les poitrines. Ces laṭmiyyāt, sorties de l’espace-temps du rituel, sont diffusées partout et à tout moment, ont leurs stars qui, comme l’Irakien Bassem Al-Karbalai, chantent en toutes les langues dans lesquelles s’exprime le chiisme aujourd’hui.

POUR EN SAVOIR PLUS

➞ Kamran Aghaie, The Martyrs of Karbala : Shi‘i Symbols and Rituals in Modern Iran, Seattle and London : University of Washington Press, 2004.

➞ Sabrina Mervin :

➞ Yitzhak Nakash, « An Attempt to Trace the Origin of the Rituals of ‘Ashūrā’ », Die Welt des Islams, 33, 1993 ; p. 161-181.

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