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Mots d’islam

Chiisme

L'image présente un mot écrit en arabe, stylisé avec une typographie en gras. Le mot est affiché sur un fond blanc et utilise une couleur grise. Les caractères sont fluides et élégants, typiques de l'écriture arabe.

L’islam se divise, sur le plan des doctrines, en trois grandes branches : le sunnisme, majoritaire, l’ibadisme, très minoritaire, et le chiisme. Cependant, tout comme on parle d’« islams » au pluriel, on devrait parler des chiismes dans leur diversité, car, durant la période de formation de l’islam, cette branche s’est ramifiée à son tour en plusieurs groupes : les zaydites, les imamites ou duodécimains, les ismaéliens ou septimains, sans oublier ceux qui furent appelés ghulāt, « exagérateurs », car on leur reproche d’exagérer leur dévotion à Ali, qu’ils iraient jusqu’à déifier (les alaouites, notamment, en font partie).

Tous ces groupes se rattachent à Ali Ben Abi Talib, cousin et gendre du Prophète qui, avec sa fille Fatima, lui assura une descendance. De là l’appellation shīᶜa, traduit par « chiisme », qui vient de shīᶜat ᶜAlī, signifiant « le parti d’Ali ». Si toutes les dénominations relevant de l’islam ont le même livre sacré, le Coran, et le même prophète, Mohammed, les groupes chiites ont en commun de considérer Ali comme son successeur et comme le premier imam, c’est-à-dire à la fois le chef de la communauté et le guide spirituel divinement inspiré. Ils sont très attachés à Ali et à la Famille sacrée (ahl al-Bayt), particulièrement aux « Cinq du manteau » (ahl al-kisā’), à savoir Mohammed, Fatima, Ali, Hassan et Hussein (les deux fils de ces derniers), mais aussi à tous les descendants du Prophète. Ils considèrent que c’est parmi ceux-ci que doit émerger le chef de la communauté après Ali. Toutefois, ils développèrent des doctrines différentes, à la suite des schismes qui survinrent entre le VIIe et le XIe siècles, dans un contexte de luttes de pouvoir, de violences, de soulèvements et de crises de succession. Ainsi, ils divergent sur des points plus précis : chaque groupe a établi sa propre lignée d’imams au sein de la descendance du Prophète, après le quatrième imam, Zayn Al-Abidin, fils de Hussein. Chacun a construit sa propre théorie de la légitimité de l’imam — qui est habilité à assurer la direction de la communauté ? — et mis en place les modalités de sa désignation — comment est-il reconnu comme le chef de la communauté ?

Par ailleurs, très schématiquement, les ismaéliens ont développé des doctrines ésotériques, héritées du néoplatonisme, alors que les zaydites ont été influencés par le rationalisme mutazilite (muᶜtazila) d’un côté, et qu’ils se sont rapprochés du sunnisme de l’autre. Les chiites dits imamites (imāmiyya) ou duodécimains (ithnā ᶜashariyya) se situent entre les deux, on abordera leurs doctrines plus en détail. Les zaydites, aujourd’hui, résident au Yémen (voir encadré). Les ismaéliens sont dispersés en Inde, en Afghanistan, au Pakistan, en Syrie, au Yémen ainsi qu’en d’autres lieux où leur mobilité les a conduits, notamment en Afrique de l’Est ou en Amérique1. Les duodécimains sont majoritaires en Iran (où le chiisme est la religion officielle depuis le XVIe siècle), au Bahreïn, en Azerbaïdjan et en Irak ; ils sont très présents au Liban ; on les trouve au Pakistan, en Inde, en Afghanistan, en Arabie saoudite, au Koweït et dans des États du Golfe, en Turquie mais aussi dans d’autres pays, dans une moindre mesure, ainsi que dans la diaspora, de l’Europe à l’Australie, en passant par l’Amérique. Ils constituent le groupe chiite largement majoritaire et le plus connu, notamment depuis la révolution iranienne et l’instauration de la République islamique en 1979. Ainsi, bien souvent, c’est à eux qu’il est fait référence lorsque le terme chiite est utilisé, sans précision ni qualificatif, et ils feront l’objet de la suite de cette notice.

Qui succèdera à Mohammed ?

Plusieurs évènements ont contribué à la formation du chiisme duodécimain qui s’est faite par étapes, entre le VIIe et le Xe siècle, avant de se poursuivre, plus lentement, jusqu’à nos jours. Le premier est la mort du prophète Mohammed en 632 qui provoqua des dissensions entre ceux qui soutenaient le choix d’Abou Bakr et les partisans d’Ali, qui voyaient en celui-ci le successeur légitime du Prophète. Puis il y eut la fameuse « grande discorde » (fitna) qui divisa les musulmans après l’assassinat du calife Othman en 656, culminant avec la bataille du chameau, opposant le clan des Quraychites de La Mecque et les fidèles d’Ali. Ensuite la bataille de Siffin, en 657, opposa Ali à Mouawiya, réclamant la succession d’Othman. Ce furent autant de querelles de pouvoir au sein des proches et des compagnons du Prophète et, plus largement, au sein de son clan. Elles allaient donner lieu à la mise en place de doctrines concurrentes sur la théorie du pouvoir en islam.

Un autre évènement majeur survint, en 680 : la bataille de Karbala qui opposa Hussein, le troisième imam pour les chiites, à l’armée du fils de Mouawiya, Yazid, qui venait d’accéder au califat. Hussein et une partie de sa famille y trouvèrent le martyre, les rescapés furent emmenés, captifs, à la cour du calife à Damas. Cette bataille tomba dans un oubli programmé par les sunnites, alors que l’historiographie et la mémoire chiites en font un moment fondateur : il est revécu chaque année, à travers des rituels observés pour commémorer le martyre de l’imam durant les célébrations dites de Mouharram (le mois où elles se déroulent) ou d’Achoura (le dixième jour de ce mois).

Selon la tradition chiite, les imams furent mis à l’écart, voire persécutés par les sunnites qui s’étaient octroyé le pouvoir et ils périrent tous assassinés. En 874, le douzième fut occulté par Dieu afin qu’il échappât à ses ennemis ; à partir de 941, ses fidèles ne reçurent plus de message de lui : ce fut le début de la période de la grande occultation (ghayba), qui perdure. Ainsi, pour les chiites, l’imam, détenteur de l’autorité sacrée, appelé le Mahdi, est vivant mais caché et reviendra avant la fin des temps pour restaurer la justice sur la terre, à la tête de l’armée des forces du bien. Son retour glorieux est donc attendu.

Si l’on trouve, dans certains lieux et à certains moments, des doctrines messianiques dans le sunnisme, dans le chiisme duodécimain, elles font partie des fondements de la religion (usūl al-dīn), c’est-à-dire des croyances fondamentales. Il en est de même pour la doctrine de l’imamat alors que son pendant sunnite, le califat, n’en fait pas partie.

Détenteur d’un savoir divin

L’imamat est pour les chiites le prolongement de la prophétie, qu’il vient compléter. Il se transmet par désignation divine (nass). L’imam, tout comme le prophète et sa fille Fatima, est infaillible (maᶜsūm) : il ne commet pas d’erreurs. « Preuve de Dieu » (hujjat Allāh) sur terre, il est le détenteur du savoir divin, dépositaire de la loi divine (charia). Aussi est-il le seul à émettre des normes, arbitrer les conflits, diriger la prière en assemblée, percevoir les impôts religieux, déclarer le jihād. L’imam est aussi le seul à pouvoir expliciter le Coran, qu’il rend « parlant » ; sans son intervention, le livre reste « muet ».

Le corollaire de l’imamat est la walaya, littéralement « état de proximité », terme dont le contenu est difficile à exprimer, car il contient à la fois l’amour, la dévotion et l’obéissance que les fidèles doivent à l’imam. Si la walaya renvoie au lien que chacun entretient avec l’imam, elle constitue aussi le ciment qui relie les fidèles entre eux pour former la communauté. Ces principes théologiques entraînent des pratiques propres au chiisme, notamment les visites pieuses rendues aux mausolées des imams et autres descendants du prophète pour leur rendre hommage et se rapprocher du divin, par leur intercession. Les grands mausolées se trouvent en Irak (Najaf, Karbala, Kadhimiyya, Samarra), en Iran (Machhad, Qom), en Syrie (Sayyida Zaynab) et dans le cimetière Al-Baqi en Arabie saoudite, où leurs coupoles ont été rasées par les wahhabites en 1926.

Les chiites croient en la justice divine (ᶜadl) et donc en la responsabilité de l’homme face à ses actes. Pour ce qui est du droit islamique (fiqh), ils ont leur propre école, appelée jafarite, en référence à Jafar Al-Sadiq, le sixième imam, considéré comme son fondateur. Cette école diffère peu des quatre écoles sunnites, qui diffèrent autant entre elles2. Toutes se réfèrent au même Coran comme première source du droit islamique et à la Sunna comme deuxième source.

Toutefois, le corpus de hadiths chiite, qui matérialise la Sunna, n’est pas le même que celui des sunnites et ils ont leurs propres ouvrages de hadiths. Ceux-ci diffèrent à la fois dans le corps des textes et dans les chaînes de transmetteurs citées puisque celles des chiites passent par leurs savants et aboutissent toujours à un imam ; entre lui et le Prophète, la transmission est pour eux évidente. Les jurisconsultes chiites ont emprunté la doctrine du consensus aux sunnites, qu’ils utilisent différemment, et ils ont recours à la raison (ᶜaql) plutôt qu’au raisonnement par analogie (qiyās). Enfin, ils se sont peu à peu autorisé la pratique de l’ijtihād, théoriquement réservée à la base à l’imam. En son absence, ils se dotèrent d’outils conceptuels pour agir en son nom et pouvoir ainsi diriger les affaires religieuses de la communauté. Les oulémas qui s’inscrivirent dans cette logique formèrent un courant qui devint majoritaire au XVIIIe siècle en l’emportant sur un courant plus littéraliste. Le premier est appelé usulisme (usūliyya) parce qu’il encourage la pratique des usūl al-fiqh, la méthode du droit islamique permettant aux grands clercs d’exercer l’ijtihād. Le second est nommé akhbārī, car il se fonde essentiellement sur les akhbār, autre mot pour désigner les hadiths.

Le triomphe de l’usulisme conjugué au développement des communications, à la fin du XIXe siècle, permit aux grands oulémas qui enseignaient à Najaf, ville sainte et centre de savoir religieux, de systématiser leur lien avec les fidèles. Ceux-ci devaient suivre les préceptes d’un jurisconsulte vivant, leur référent (marjaᶜ), et lui verser des impôts. Ainsi, l’autorité religieuse chiite s’institutionnalisa et se matérialisa par ce que l’on appela ensuite la marjaᶜiyya, transnationale et financièrement autonome, donc indépendante des États. Aujourd’hui, la plus suivie est celle d’Ali Sistani, à Najaf.

La possibilité d’un « gouvernement juste »

Dès le début du XXe siècle, des oulémas chiites se penchèrent sur des questions théologico-politiques, voire s’engagèrent en politique, allant jusqu’à prendre les armes. Durant le mouvement constitutionaliste iranien (1905-1911), certains écrivirent des traités questionnant la possibilité d’un « gouvernement juste » et la compatibilité du parlementarisme et de l’islam ; d’autres publièrent des manifestes. Des débats opposèrent ceux qui soutenaient le mouvement et ceux qui s’y opposaient. En 1914, de grands oulémas de Najaf participèrent au djihad contre les Britanniques et poursuivirent la lutte après l’établissement de leur mandat sur l’Irak. En 1923, bon nombre d’entre eux furent pour cela exilés.

En 1921, leur défaite en Irak et l’arrivée au pouvoir de Reza Pahlavi en Iran renvoyèrent un temps les oulémas à leurs seules affaires religieuses. Dans les années 1950, la montée du communisme au Proche-Orient et l’irruption des idées marxistes jusque dans leur entourage les mirent en demeure de réagir. En Iran comme en Irak, de jeunes clercs s’intéressèrent à l’économie et s’emparèrent du modernisme non plus à la manière des réformistes, mais pour fonder un islam chiite politique. À l’instar des auteurs sunnites qui les influencèrent, ils prônèrent l’islam comme troisième voie entre le socialisme et le capitalisme. Mohamed Baqir Al-Sadr (mort en 1980), à Najaf, était à l’avant-garde de ces réflexions, produisant à la fois des manuels pour les étudiants en sciences religieuses et des textes sur l’économie, la philosophie ou la théorie du pouvoir en islam. Dans les années 1970, son cousin Moussa Al-Sadr eut lui aussi un parcours militant au Liban. Non seulement les doctrines, mais aussi les pratiques rituelles se politisèrent : les célébrations de l’Achoura devinrent des vecteurs de contestation, le message de Hussein donna lieu à des relectures.

Un clerc iranien, Rouhollah Khomeini, énonça à Najaf, où il était en exil, une théorie sur le gouvernement islamique et la « gouvernance du jurisconsulte » (wilāyat al-faqîh). À la faveur de la révolution iranienne de 1979, il allait devenir le « guide suprême » (rahbar) de la République islamique, c’est-à-dire le chef de l’État. Pour la première fois, une République islamique voyait le jour et l’Iran tenta d’exporter son idéologie. Il y parvint surtout avec le Hezbollah libanais. Parallèlement à cette politisation, dans les mondes chiites, d’autres conceptions du pouvoir sont défendues par des oulémas, moins révolutionnaires et qui séparent le religieux du politique.

# Pour aller plus loin

➞ Michel Boivin, Les ismaéliens, Brepols, 1998.
➞ Farhad Daftary, Les ismaéliens. Histoire et traditions d’une communauté musulmane, Paris, Fayard, 2003.
➞ Samy Dorlian, La mouvance zaydite dans le Yémen contemporain. Une modernisation avortée, Paris, l’Harmattan, 2013.
➞ Najam Hayder, Shī‘ī islam. An Introduction, Cambridge University Press, 2014.
➞ Sabrina Mervin (dir.), Les mondes chiites et l’Iran, Paris, Karthala-IFPO, 2007.

1Voir les travaux de Farhad Daftary et de Michel Boivin, dont les deux ouvrages signalés dans l’encadré. Najam Haider propose une étude à la fois précise et synthétique des doctrines des trois groupes chiites et de leurs développements contemporains.

2Hormis les détails dans les pratiques cultuelles, les principales divergences propres au droit jafarite que certains sunnites leur reprochent concernent le mariage temporaire ou de plaisir, l’héritage des femmes, les modalités de la répudiation.

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