Le mot « Coran », en arabe Qur’ān, apparait à 70 reprises dans 41 sourates appartenant indifféremment aux deux périodes de la révélation, la mekkoise et la médinoise. Il admet un sens double : une récitation par cœur et une lecture depuis un support écrit. Le tout premier verset révélé : « Lis au nom de Ton Seigneur » (S96, V1), corrobore le premier sens. Le second est attesté à la lumière du terme Kitāb, « Livre » (littéralement : « écrit »), que l’on rencontre dans plusieurs sourates : « Nous n’avons fait descendre le Livre (Écrit) sur toi que pour faire discerner ce en quoi ils s’opposent » (S16, V64). Or, bien que ce nom s’inscrive au nombre des plus communément cités, d’autres lui disputent la vedette, disséminés au fil du Texte : Dhikr, « Rappel », Furqān, « Discernement », Tanzīl, « Révélation », etc.
Dans la tradition islamique, les premiers versets du Coran auraient été révélés en l’an 610 par l’ange Gabriel, au pied de la grotte de Hira, située à 4 km au nord-ouest de La Mecque. Quelque 23 années seront nécessaires pour la transmission intégrale du Texte, interrompue à la mort de Mohammed en 632. Une longue période marquée par deux étapes : les dix premières années passées à la Mecque (612-622) comptabilisent à elles seules 86 sourates ; les 28 restantes seront révélées à Médine (622-632), nouveau lieu d’accueil de l’homme du Coran qui s’y installa jusqu’à sa mort, après avoir fuit sa ville natale.
Exprimé dans un arabe sophistiqué déclaré inimitable par le Texte lui-même, le Coran est composé de 6 236 versets qui forment le corps de ses 114 sourates, perpétuées à travers une tradition double : orale et écrite, le tout suivant l’ordre de la recension et non de la révélation. Relativement homogènes, les sourates de la première période s’expriment dans un ton ardent, passionné et oraculaire qui finit par agir en obsession sur l’auditeur. Elles appellent à croire exclusivement en le Dieu Unique, à investir la raison et rien qu’elle dans ce but, et de privilégier le bon comportement dans ses rapports avec autrui. Les sourates médinoises, de plus en plus étirées, opérant par rupture épistémologique à travers un ton plus apaisé, constituent le projet de formation de la base institutionnelle de la nouvelle communauté de croyants.
De longueurs inégales, les sourates des deux périodes traitent dans un désordre apparent de nombreux sujets, entre ordonnances législatives, injonctions morales et quêtes spirituelles, le tout sur la base de la réflexion et de la critique, faisant ainsi la part belle à la liberté de conscience.
Un texte original dans l’univers biblique
Élevé au niveau le plus haut du sacré, le Coran s’inscrit au cœur de l’univers biblique. Il revendique ouvertement sa filiation à la chaire abrahamique et s’interpose comme le prolongement des messages monothéistes précurseurs. Cependant, pour l’habitué des textes qui l’ont précédé, sa lecture peut sembler déroutante. Ce que le judaïsme nomme Torah et le christianisme Pentateuque offrent un contenu à peu près homogène, qu’il s’agisse du récit théologique de la Genèse et de l’Exode, de la liste des rites à accomplir dans le Lévitique, des prescriptions données par Moïse dans le Deutéronome, ou encore des récits de l’histoire théologique comme les Juges, les Rois ou les Prophètes, des poèmes comme les Psaumes. L’organisation du Nouveau Testament est thématiquement plus claire encore, puisque les quatre Évangiles canoniques déroulent la vie de Jésus, et que suivent des récits des débuts de l’Église avec les Actes, puis les Épîtres des apôtres, et enfin le texte eschatologique de l’Apocalypse.
Or, si le Coran s’insère dans cette veine biblique dont les grandes figures sont convoquées, présentées — certaines en détail — sous son propre témoignage, si des épisodes bibliques y sont également évoqués, c’est rarement dans le cadre d’un récit ou d’une rubrique thématique systématique. Demeurant dans le fond un texte anhistorique, il ne cesse donc de faire référence, de façon éclatée et circonstanciée, non sans esprit de controverse parfois, à des anecdotes que l’on rencontre dans les Textes de ceux qu’il nomme avec déférence Ahl al-Kitāb, « Les Gens du Livre ». Un procédé qui se borne à mettre en exergue le haut degré de vérifiabilité de certains passages de l’histoire biblique, et par ricochet, d’en sublimer la portée pédagogique.
Cette façon de faire graduelle, fragmentée et souvent répétitive, pour le moins déconcertante, a pour objet de contraindre l’interlocuteur à une attention optimale basée sur une approche rationnelle affranchissante. Bien qu’il présente un caractère itératif, l’énoncé coranique veut inviter la raison à se fonder sur une réflexion critique, méthodique et analytique. Cette instillation thématique opérée tout au long d’un texte extrêmement hétérogène nécessite une lecture exhaustive et attentive. L’effort investi dans la constitution des réseaux de significations émiettés conduit ainsi vers l’unique accès à l’intégralité de l’information.
La compréhension du texte coranique n’est pas chose aisée, tant elle réclame la maîtrise de plusieurs outils, des clés de lecture forgées sur la base d’une analyse fouillée, attentive au contexte historique, aux subtilités linguistiques et au cadre heuristique global pour le rendre moins hermétique. Un travail de haut niveau auquel s’est attelée, non sans contrainte, l’école exégétique, motivée qu’elle est par le projet de rendre ses sens accessibles et leurs angles morts plus visibles. Une approche qui ouvrit grande la porte à l’interprétation et par ricochet, à l’émergence de toute une batterie d’écoles le plus souvent idéologiquement engagées. Ainsi, le même verset, passé entre ses mains expertes, voit ses sens démultipliés selon que le mode interprétatif se trouve placé sous la contrainte d’une confession empirique, philosophique, ou mystique.
Objet de « disputations »
Éclectique, le corps du texte coranique est composé de versets façonnés d’explicite (zāhir) et d’implicite (bāṭin), de distinct (mohkam) et d’équivoque (mutashābih), de commun (ᶜām) et de spécifique (khāss), de propre (haqīqī) et d’allégorique (majāzī), etc. Ces annoncés (mantūq) étoffés d’énoncés (mafhūm), contraignant à des efforts d’interprétation, demeurent impossibles à traduire sans considération impartiale pour ces spécificités textuelles.
Seul l’attachement inconditionnel à cette règle fondamentale permet d’échapper aux perversions d’une lecture tendancielle. Offrant, en définitive, un nouveau visage au Texte, l’interprétation doit s’accompagner du maximum de précautions et de recul, pour la simple raison qu’elle n’engage que son auteur. De la sorte, aucune dérogation n’est possible : dès qu’on « interprète » le Texte, on le quitte définitivement. Une précaution valable pour toute tentative de traduction.
Véritable monument littéraire sans genre déterminé puisque situé à mi-chemin entre une écriture en rimes et en prose, le Coran bouleversa les codes de la rhétorique et sa variété stylistique, participa à l’essor de la langue arabe et à faire muter son esthétique. Texte fondateur et réformateur, ses schémas de pensée — un entrelacs de concepts théologiques, juridiques, éthiques et métaphysiques radicalement inédits — modifièrent à jamais les cadres mentaux de l’époque. Afin de prendre conscience de la chose, il faut s’imaginer cheminant au cœur du désert, avant de tomber, contre toute attente, sur un… château fort. Le Coran a eu le même effet sur les Arabes de l’époque, tant les conditions nécessaires à sa parution étaient impossibles à réunir.
Considéré comme la parole d’Allah par l’ensemble de l’oumma, le Coran ne pouvait échapper aux querelles des théologiens — aux « disputations »1 —, toutes politiquement orientées. Son caractère créé pour les uns, incréé pour les autres, en est la manifestation la plus connue. Le dogme de l’inimitabilité du Coran, puisque d’essence divine, ainsi que le caractère « consubstantiel » du Dieu unique en sont quelques autres.
Cependant, à l’écart de toutes ces considérations idéologico-intellectuelles, il puise sa raison d’être, avant tout chose, dans la pratique religieuse. Il accompagne les cinq prières quotidiennes obligatoires du fidèle, lors des prêches hebdomadaires le vendredi, au cours du mois sacré du ramadan, ainsi que lors des deux grandes fêtes rituelles annuelles. Lu et récité inlassablement par des milliards de musulmans à travers les âges, c’est là que se situe son inépuisable source de longévité.
Il est la base du droit musulman (fiqh), source d’inspiration des nombreuses écoles juridiques (madhahib) perpétuées par des générations de cercles du savoir et du pouvoir, le secret de toute la considération dont il est étoffé. À la fois livre temporel et intemporel, le Coran est le cœur du dogme islamique, l’ossature de sa théologie, le corps de tous ses préceptes, la source de toutes ses aspirations et inspirations.
Autant de spécificités qui participent à en faire l’objet de toutes les attentions, des plus précautionneuses aux plus improbables. Une réalité que résume la belle conclusion exprimée fort adroitement par Voltaire lorsqu’il affirma : « Nous avons imputé à l’Alcoran une infinité de sottises qui n’y furent jamais2. »
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