« Fiqh », de l’arabe faqiha (comprendre, concevoir) est un mot d’origine arabe qui signifie littéralement « compréhension ». Au niveau juridique, la traduction la plus proche serait « doctrine islamique », au sens d’opinions exprimées par des juristes sur une question de droit. Il s’agit en effet d’un corpus de normes élaboré par des théologiens juristes (fuqahā’, pluriel de faqīh) à partir de leur compréhension de la révélation coranique et de la tradition prophétique (sunna)1. Ces deux sources — Coran et sunna — étant peu prolixes dans le domaine juridique et souvent ambigües, elles devaient être interprétées et complétées pour pouvoir être appliquées.
Les fuqahā’ ont ainsi été amenés à préciser leurs significations, à combler les vides, à résoudre les contradictions apparentes et décider quelles dispositions avaient été abrogées par d’autres. Par leur travail d’exégèse, ils ont transformé les commandements divins et les enseignements prophétiques en règles de droit. Formellement, ils n’ont fait que déduire ces normes des sources religieuses, en ont pris connaissance, mais ne les ont pas créées. Ils ont consigné leurs opinions dans des ouvrages de fiqh de nature empirique et pragmatique, sans véritable mise en forme ni théorisation. Ces ouvrages furent utilisés par les cadis (juges) pour résoudre les litiges qui leur étaient soumis, et par les muftis pour délivrer leurs avis et opinions juridiques (fatāwā, pluriel de fatwa).
Le terme « jurisprudence islamique » parfois utilisé pour désigner le fiqh peut prêter à confusion. En effet, les fuqahā’ étaient des savants et non des juges ni même des législateurs. Le fiqh n’est pas issu de la pratique des tribunaux, mais d’une formulation doctrinale et théorique, dans certains cas utopique, d’un idéal religieux parfois déconnecté des contingences de la réalité. D’autres types de normativité existaient, comme les règles (qawâ’id) édictées par les souverains en application de leur pouvoir de siyāsa, c’est-à-dire d’élaboration des mesures nécessaires à la bonne administration des intérêts de la communauté dans les domaines non régulés par la charia. Ils étaient considérés comme légitimes à condition d’être conformes à l’intérêt public (maslaha). Il existait également des coutumes et des normes s’appliquant aux minorités non religieuses ou aux étrangers.
Le fiqh est le résultat de l’exégèse des commandements divins par le théologiens juristes. C’est donc une construction humaine, et au XIXe siècle, les réformistes invoqueront ce caractère humain à l’appui de nouvelles interprétations, plus modernes, des sources religieuses.
Le fiqh doit également être distingué du « droit musulman », qui est l’élaboration, au XIXe siècle, d’un droit applicable aux musulmans par les autorités coloniales et les savants orientalistes2. Dans le droit musulman, la norme est formulée par un législateur et non par les savants. Et elle est le plus souvent énoncée dans des codes et non plus dans des ouvrages de fiqh. De plus, le « droit musulman » ne recouvre que des normes juridiques stricto sensu, alors que le fiqh s’appliquait à d’autres domaines, comme les obligations rituelles. Le fiqh ne correspond donc pas à la conception occidentale du droit, comme corpus de normes générales et abstraites formulées par un législateur. C’est un ensemble d’opinions d’origine doctrinale, de règles empiriques, casuistiques, fondées sur les écrits de savants rédigés au tout début de l’islam.
La science des fondements du fiqh
Juristes formés aux sciences islamiques, les fuqahā’ tenaient leur légitimité de la reconnaissance par leurs pairs et par leur communauté de leur qualification à dire le droit. Ils ont élaboré des méthodes d’interprétation et de déduction pour extraire des règles de droit à partir des commandements de Dieu. L’effort de raisonnement individuel pour formuler ces règles juridiques est appelé ijtihād, ce qui signifie littéralement « faire un effort ».
Afin d’accéder à cette connaissance de la volonté divine, ils développèrent une science des fondements de la connaissance de la doctrine (ᶜilm usūl al-fiqh) qui leur permit d’identifier et de hiérarchiser les sources et de préciser les relations qu’elles entretenaient entre elles. Ils distinguèrent dans le Coran les versets à portée certaine (qatᶜī) de ceux dont l’interprétation n’était que probable (zhannī)3.
Les versets furent également classés entre abrogeants et abrogés. Les juristes-théologiens identifièrent deux sources originelles : le Coran et la sunna, ainsi que deux sources dérivées : la déduction analogique (qiyās) et le consensus des savants (ijmā’). À partir de ces sources, ils fixèrent normes et prescriptions durant les trois premiers siècles de l’islam (VIII-Xe siècles de notre ère). Ces dernières règlent tous les aspects de la vie du musulman : certaines concernent les obligations rituelles (fiqh ᶜibādāt), d’autres les « transactions », c’est-à-dire les relations économiques et sociales des individus entre eux (fiqh muᶜāmalāt). Les actions humaines sont classées en cinq catégories (ahkām) : obligatoires (fardh), recommandées (mandūb), licites (halāl), déconseillées (makrūh) et illicites (harām).
De grandes écoles se formèrent sous les Omeyyades à Damas (661-750) puis sous les Abbassides à Bagdad (750-950). Quatre savants, particulièrement respectés et influents, créèrent ce qu’on appelle les écoles juridiques sunnites4 (madhāhib, pluriel de madhhab), qui reposent sur l’autorité de leur fondateur et sur ses règles. À l’origine rivales et en concurrence pour le monopole de l’interprétation des normes religieuses, ces quatre écoles sunnites ont fini par cohabiter et se tolérer mutuellement.
Le chiisme possède également ses propres écoles juridiques (jafarisme, zaydisme). Le fiqh n’est donc pas monolithique et il y a des différences importantes entre écoles sunnites et chiites, mais aussi entre les quatre écoles sunnites et souvent même entre auteurs au sein d’une même école.
La fermeture des portes de l’ijtihād
Au fur et à mesure de l’expansion de l’islam, les jurisconsultes furent amenés à découvrir de nouvelles règles pour organiser les différents aspects de la vie de ces nouvelles communautés. Les fuqahā’ ne purent échapper à l’influence des sociétés dans lesquelles ils se trouvaient et à leurs coutumes locales5. Le contenu du fiqh évolua donc dans le temps et dans l’espace.
À partir du quatrième siècle de l’Hégire (Xe siècle), aurait commencé à se propager l’idée que personne n’avait plus les qualités requises pour interpréter la volonté divine, et que la porte de l’effort d’interprétation individuel devait être considérée comme fermée (« fermeture de la porte de l’ijtihād »). Les jurisconsultes des différentes écoles se seraient contentés d’exposer, commenter et imiter (taqlīd) l’œuvre laissée par leurs maîtres au lieu de chercher à élaborer des solutions aux situations nouvelles en l’empêchant d’évoluer parallèlement aux sociétés musulmanes. Cette « fermeture des portes de l’interprétation » aurait visé également à sauvegarder la stabilité et l’unité du monde musulman face à la crainte de nouvelles polémiques et des risques encourus après la chute du califat abbasside.
Ce postulat de fermeture des portes de l’ijtihâd est toutefois remis en cause par les spécialistes de l’islam6, qui soulignent notamment le fait que la production de fatāwā ne s’est jamais interrompue et a permis de faire évoluer la doctrine. La formule de la fermeture aurait été utilisée par les réformistes pour appeler à un effort d’adaptation du fiqh au monde contemporain.
Le fiqh dans le droit contemporain
À partir du XIXe siècle, les réformateurs comme Jamel Ed-Din Al-Afghani, ou Mohammed Abduh revendiqueront le droit de rouvrir les portes de l’ijtihād. Avec l’apparition de l’État moderne et la multiplication des contacts avec les pays européens, les théoriciens musulmans commencèrent alors à penser le fiqh dans les catégories européennes du droit étatique. Cherchant à concilier les fondements de la foi avec le progrès, ils tentèrent de définir une modernité islamique en réinterprétant les concepts religieux à la lumière des moyens scientifiques modernes. Ils s’efforcèrent de greffer les notions de philosophie politique nouvelles sur des concepts islamiques traditionnels, allant jusqu’à islamiser concepts et valeurs empruntés à l’Occident.
Le processus de codification de la norme islamique entrepris à partir de la fin du XIXe siècle sous l’influence des réformistes n’a pas constitué une simple mise par écrit des règles du fiqh ; elle a également représenté une tentative d’adaptation de ces normes aux besoins de la vie moderne. Lors du processus de codification, la plupart des législateurs combinèrent des opinions issues de différentes écoles et allèrent même jusqu’à « ressusciter » des auteurs isolés ou peu connus. Cette transformation du fiqh en droit musulman a entraîné son déclin, puisque de nos jours, dans la plupart des pays du monde musulman, le droit n’est plus élaboré par des fuqahā’ mais par des parlements élus qui jouissent d’une légitimité politique et non religieuse pour faire les lois. Alors que la Constitution syrienne de 1950 instituait le fiqh comme source principale de la législation, les autres constitutions du monde arabe qui se réfèrent à la normativité islamique font de la charia — et non du fiqh — une ou la source de la législation. Mais dans la plupart des États, seul le droit de la famille continue à puiser effectivement ses racines dans les sources religieuses. Et même dans ce domaine, le fiqh n’occupe plus qu’une place symbolique, puisque les normes ont été écrites sous forme de code par le législateur. Juridiquement, le fiqh ne s’applique plus qu’à titre subsidiaire, lorsque les lois étatiques sont silencieuses et qu’il faut combler un vide législatif. Certains juges invoquent toutefois un « ordre public islamique » pour condamner certains comportements.
Pour les réformistes, la charia appelle un nouvel effort d’interprétation, et le retour aux sources religieuses est en ce sens considéré comme une ouverture vers le monde moderne. Les salafistes et les mouvements islamistes violents, eux, cherchent à reléguer le fiqh au second plan et à revenir aux seuls enseignements du Coran et de la sunna, qui ne doivent pas être interprétés, afin de restaurer un islam originel rigoriste, fruit d’une lecture littérale des sources divines.
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1Au sens théologique originel, fikr s’opposait à ‘ilm, en ce qu’il s’appliquait « à l’exercice indépendant de l’intelligence, à la décision sur des points de droit par le jugement personnel en l’absence ou dans l’ignorance d’une règle traditionnelle portant sur le cas en question », I. Goldziher, J. Schacht, « Fiḳh », in : Encyclopédie de l’Islam, Brill.
2Léon Buskens et Baudouin Dupret, « L’invention du droit musulman : Genèse et diffusion du positivisme juridique dans le contexte normatif islamique », in Pouillon François et Vatin Jean-Claude (éd.), L’Orient créé par l’Orient, Karthala, 2012 ; p. 71-92.
3Distinction qui sera reprise par la Haute Cour constitutionnelle égyptienne dans sa jurisprudence.
4Hanafite, chaféite, malikite et hanbalite.
5« Il était bien naturel que les pratiques juridiques, commerciales et administratives qui régnaient dans les provinces conquises eussent survécu sous la domination musulmane de la même façon que les habitudes juridiques et commerciales anciennes des Arabes, et eussent été adoptées par les musulmans dans la mesure où elles étaient compatibles avec les exigences des nouvelles conceptions religieuses », I. Goldziher, J. Schacht, « Fiḳh », op. cit.
6Voir par exemple Wael B. Hallaq, « Was the Gate of Ijtihad Closed ? », International Journal of Middle East Studies, Vol. 16, No. 1, mai 1984 ; p. 3-41.