Mots d’islam

Salafisme

En arabe, le mot salafiyya duquel provient le substantif « salafisme » en français se réfère aux salaf al-salih, les « pieux ancêtres » qui constituent les trois premières générations de musulmans. La tradition islamique a construit ces individus comme des modèles de piété dont la pratique religieuse n’a pas encore été altérée par les innovations et les divisions. Leur pratique est perçue comme authentique et les salafistes contemporains entendent, en les imitant, revenir à l’islam des origines et à ses fondements. S’ils se réfèrent à une histoire millénaire, l’ambition d’un retour aux sources portée par leur courant s’est structurée au cours du siècle passé, donnant naissance à une variété de pratiques.

Le terme de « salafisme » connaît depuis quelques années une étonnante fortune médiatique et politique. Tel est le cas dans l’espace européen et nord-américain, mais aussi africain, asiatique et arabe. Des propositions farfelues d’interdiction portées par des responsables politiques français aux discours d’experts qui tentent de se légitimer en l’employant, le salafisme reste pourtant fréquemment mal défini dans son usage. Pour beaucoup, il constitue dorénavant un label efficace pour désigner l’adversaire, occultant alors la diversité de ses expressions.

Un courant de l’islam sunnite

L’apparition du salafisme en tant que figure de l’inimitié et en tant qu’objet scientifique en Europe et aux États-Unis date pour l’essentiel des attentats de New York et Washington du 11 septembre 2001. Ses occurrences étaient auparavant limitées, y compris au sein du champ académique. Celui-ci s’est jusqu’alors surtout concentré sur les mouvements islamistes dits politisés, plus ou moins proches des Frères musulmans et dont les objectifs et modes d’action sont distincts de ceux des salafistes.

Toutefois, s’il a été un temps ignoré par les chercheurs, le salafisme contemporain a évidemment préexisté à son étude. Il constitue en effet un courant de l’islam sunnite, identifiable par ses pratiques et ses références et qui s’est constitué de façon progressive, influencé par une variété d’écrits. Depuis une quinzaine d’années, les chercheurs ont rattrapé leur retard et des définitions savantes, largement consensuelles, se sont diffusées en arabe et en langues européennes. Elles ont permis d’élaborer une typologie des branches du salafisme. Malheureusement, cet état de fait n’empêche pas les usages erronés, imprécis et stigmatisants de se perpétuer.

À la fin du XIXe siècle, un premier mouvement se décrivant comme salafi se développe parmi les historiens et intellectuels musulmans dits réformistes dont les figures de proue sont le Persan Jamal Al-Din Al-Afghani, l’Égyptien Mohammed Abduh et le Syrien Rachid Ridha, qui prônent un retour aux sources de l’islam avec une ambition moderniste dans un contexte marqué par la colonisation. Élitiste, cette première salafiyya dépérit à la suite de l’émergence des Frères musulmans dans les années 1930. Pendant longtemps, les islamologues et historiens se réfèreront à ce courant en employant le terme de salafisme –- induisant parfois des quiproquos.

Un second salafisme, structuré autour d’un projet davantage littéraliste et d’influences distinctes capte graduellement le label. Il structure un autre imaginaire qui lui-même se décline en trois branches distinctes. Ce salafisme, qui émerge en tant que tel au milieu du XXe siècle, puise ses racines dans les enseignements de Taqi Al-Din Ahmad Ibn Taymiyya (mort en 1328) et de Mohammed Ben Abd Al-Wahhab (mort en 1792), fondateur du courant dit wahhabite.

Des « gens de la tradition »

Le salafisme se caractérise par une focalisation particulière sur les questions de dogme et de théologie. Il fonde l’ambition de contourner les quatre écoles traditionnelles de la jurisprudence (madhhab) au sein de l’islam sunnite : malékisme, hanafisme, hanbalisme et chaféisme, en revenant aux origines supposées et en épurant la pratique. Si l’étiquette de « salafiste » peut-être considérée comme valorisante, ses adeptes préfèrent généralement se désigner en tant que ahl al-sunna wa al-jama’a (gens de la tradition et du groupe) ou encore ahl al-hadith (gens de la tradition). Leurs adversaires les qualifient fréquemment de « wahhabites », faisant référence à l’influence idéologique de Mohammed Ben Abd Al-Wahhab et au rôle de l’Arabie saoudite contemporaine dans la structuration de ce courant. Or, le salafisme se fonde en réalité sur des références autrement diverses. Le wahhabisme apparaît ainsi comme une déclinaison du salafisme, mais constitue un label généralement rejeté1 par ceux qui sont considérés comme ses adeptes.

Le projet salafiste se fonde sur une logique littéraliste qui rompt avec l’islam dit populaire caractérisé par le culte des saints des soufis par exemple. Il tire une partie de sa popularité de l’affirmation de la capacité de chacun à interpréter le message divin et de critiquer les élites religieuses traditionnelles. La chasse aux innovations (bidaa) vise à revenir à la pratique des origines telle que prescrite dans le Coran et la tradition prophétique (hadith). Le littéralisme impose un formalisme et un rejet théorique des accommodements et de la contextualisation. L’habillement, les formules de politesse, les interactions avec les non-musulmans, la défiance à l’égard des nouvelles technologies, de la photographie et de la musique constituent des marqueurs du salafisme. Les clercs salafistes mettent par ailleurs l’accent sur la piété et le dogme (aqida), affirmant le principe du monothéisme (tawhid) contre divers mouvements qualifiés de déviants, tout particulièrement les chiites. Ils contestent également les ambitions et les modes de mobilisation portées par les Frères musulmans.

N’obéir qu’à Dieu

Dans ce cadre, le croyant n’obéit qu’à Dieu. Les identités politiques, nationales ou locales sont perçues avec une certaine méfiance. La priorité de l’action dans ce bas-monde doit être la diffusion (da’wa) du message divin et non l’imposition d’un ordre politique particulier, quand bien même il serait bâti sur la justice. L’islamisation se fait ainsi « par le bas », à travers la pratique quotidienne et individuelle plutôt que par le « haut » et le pouvoir étatique.

Une telle logique, marquée par le quiétisme, a été diffusée à travers les enseignements d’un certain nombre d’érudits religieux au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Les figures de Mohammed Al-Albani2(d’origine albanaise et levantine, mort en 1999), d’Abd Al-Aziz Ibn Baz (d’origine saoudienne, mort en 1999), de Mouqbil Al-Wadi (d’origine yéménite, mort en 2001) ou d’Abou Mohammed Al-Maqdisi (d’origine palestinienne, né en 1959) ont joué un rôle de premier plan et restent des personnalités influentes.

Face à ce projet général, le salafisme s’est scindé dans les années 1980, mais s’est aussi très largement adapté à ses divers contextes de développement. Les ambitions portées sont ainsi imparfaitement incarnées et il importe de mesurer la disjonction entre les pratiques salafistes concrètes et une idéologie en apparence cohérente3. De plus, la méfiance structurelle à l’égard de l’institutionnalisation (basée sur l’idée qu’elle conduit à faire allégeance à des organisations créées par l’homme) rend difficile tout principe d’interdiction. Le salafisme est ainsi un projet diffus, une influence bien davantage qu’un groupe qui pourrait être dissous4.

Les trois branches du salafisme contemporain

Les universitaires — tout en reconnaissant l’existence de nombreux chevauchements — ont décrit [trois branches du salafisme contemporain5. La première, qualifiée de quiétiste (salafiyya da’wiyya ou ’ilmiyya en arabe) tente d’affirmer la nécessité de se détourner de l’engagement politique. Elle accepte le principe d’une allégeance automatique au pouvoir politique, quand bien même celui-ci serait dictatorial, afin de préserver la capacité de diffuser le message divin. « Radicale » sur le plan du dogme, cette branche apparait comme « modérée » sur le plan politique et critique du recours à la violence politique. Elle s’incarne dans l’establishment politique saoudien, accommodant face à la monarchie.

Une deuxième branche préserve l’objectif de purification de la pratique concrète de l’islam, mais estime que l’engagement politique, voire à travers des partis, permet de se montrer plus efficace. Ce salafisme de mouvement (salafiyya harakiyya) ou salafisme politisé s’est structuré notamment au Koweït [Carine Lahoud, « Koweït : salafismes et rapports au pouvoir », in Qu’est-ce que le salafisme, op. cit.]] en Arabie saoudite autour de la Sahwa6 et suite au « Printemps arabe » à travers le parti Al-Nour en Égypte. Il est marqué par une logique perçue comme davantage pragmatique.

La troisième branche, dite djihadiste (salafiyya jihadiyya), s’inscrit dans une logique également formaliste, mais considère que le recours à la violence constitue le principal levier. Incarnée dans les stratégies d’Al-Qaida et de l’organisation de l’État islamique (OEI), elle implique une rupture évidente avec les autres branches. C’est notamment au sein du salafisme quiétiste que se sont développés les discours les plus efficaces de contestation du recours à la violence. Appréhender la diversité des déclinaisons du projet salafiste, noter combien celles-ci s’adaptent dans divers contextes et revêtent des significations différentes7 sont autant de remèdes à des logiques stigmatisantes et criminalisantes déconnectées des réalités et surtout contre-productives tant elles génèrent d’amalgames.

1Laurent Bonnefoy et Stéphane Lacroix, « Le problème saoudien. Le wahhabisme, rempart ou inspirateur de l’Etat islamique », La revue du crieur, n° 3, février 2016.

2Stéphane Lacroix, « L’apport de Muhammad Nasir al-Din al-Albani au salafisme contemporain », in Qu’est-ce que le salafisme, sous la dir. de Bernard Rougier, PUF Proche-Orient, 2008.

4Mohammed Abou Rouman, I am a Salafi. A Study of the Actual and Imagined Identities of Salafis, Fondation Friedrich Ebert, 2014.

5Quintan Witorowicz, « Anatomy of the Salafi Movement », in Studies in Conflict & Terrorism, 29:207–239, 2006.

6Stéphane Lacroix, I – « Réveiller l’islam » : le développement de la Sahwa en Arabie saoudite, in Les islamistes saoudiens. Une insurrection manquée, PUF Proche-Orient, 2010.

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