Mots d’islam

Sira

La sīra désigne avant tout la manière de se comporter, et par extension les actions bonnes et mémorables d’une personne. Le terme se retrouve donc logiquement dans le titre d’ouvrages consacrés à des héros de l’islam : le prophète Mohammed, bien sûr, mais aussi ses Compagnons, ou encore le pieux calife omeyyade Oumar Ben Abd Al-Aziz (717-720). Dans la littérature médiévale en moyen arabe, intermédiaire entre l’arabe classique et les dialectes, les sīra sont des sortes de romans d’aventure où le héros, souvent d’origine modeste, conquiert de haute lutte une position éminente, d’où il défend les valeurs d’honneur et d’hospitalité, souvent associées à la défense de l’islam contre les Francs ou les Mongols. C’est le cas de la Sīrat Baybars1, qui narre la conquête du pouvoir de ce sultan mamelouk (1260-1277), depuis son enfance dans les steppes d’Asie jusqu’au Caire. Quant au pluriel de sīra, siyar, il désigne, dans les recueils de traditions prophétiques (ḥadīth) et dans la jurisprudence islamique, le domaine du droit de la guerre, lequel dérive, dans l’esprit des traditionnistes et des juristes musulmans, du comportement à la guerre du prophète Mohammed.

Compilation de la vie du Prophète et histoire de la Création

La sīra par excellence, pour les musulmans, devint celle de leur prophète. Après la mort de Mohammed, il fallut plusieurs décennies avant que les musulmans ne se préoccupent de réunir dans un cadre chronologique cohérent les principaux faits de la vie du Prophète. Les Médinois Urwa Ibn Al-Zubayr (mort en 93 ou 94/711-713) et Shihab Al-Din Al-Zuhri (mort en 124/742) jouèrent les premiers rôles dans ce premier travail collectif de compilation et de mise en ordre des traditions attribuées au Prophète et à ses Compagnons, qui aboutit au Livre des batailles et des hauts faits du Prophète, et à l’Histoire de la Création (Kitāb al-maghāzī wa-l-siyar wa-akhbār al-mubtadaʾ) d’Ibn Ishaq, mort vers 151/768. C’est cet ouvrage canonisé, connu uniquement par des recensions plus tardives, dont la plus célèbre est celle d’Ibn Hicham (mort en 218/833 ou 213/828), que l’on connaît sous le simple titre de Sīra.

Ce processus de compilation de la vie du Prophète et son inscription dans l’histoire de la Création se déroula dans des petits cercles de savants des villes saintes du Hedjaz, et des cités d’Irak de Koufa et de Basra, et de Syrie (le Chām), comme Damas et Homs. Ces savants établissaient en même temps les premières règles des futures sciences islamiques, encore peu différenciées les unes des autres, dans un contexte de transmission mi-orale, mi-écrite d’un matériau traditionnel encore fluide dans sa forme et ses attributions. La compilation de la vie du Prophète, dans des versions concurrentes et parfois antagonistes, s’avère également inséparable d’une construction progressive de la figure du prophète Mohammed comme ultime source d’autorité et de légitimation politico-religieuse en islam.

Aux marges des cercles savants, des prédicateurs (qāṣṣ pl. quṣṣāṣ), parfois employés par le pouvoir omeyyade, enseignent aux nouveaux convertis la vie de leur prophète. Ils font grand usage des récits de miracles pour susciter l’émotion des auditoires. Même si ces prédicateurs ne respectent pas toutes les règles du discours savant en formation, les récits des quṣṣāṣ compénètrent l’historiographie. Dans un monde où le taux d’alphabétisation était extrêmement faible, il était inévitable que plusieurs manières complémentaires de raconter la sīra apparaissent, ce qui ne signifie pas que le discours savant et le discours populaire étaient indépendants l’un de l’autre. Au contraire, toutes sortes d’interactions, de contaminations, de réécriture, de chevauchements, sont observables au fil des siècles.

Au cours des IIe et IIIe siècles de l’Hégire (VIIIe-IXe siècles), plusieurs savants musulmans écrivent sur la vie du Prophète : Al-Waqidī (mort en 207/822) compile des informations cruciales sur les expéditions militaires. Ibn Saʿd (mort en 230/844) les reprend et les complète dans son monumental dictionnaire biographique, Le Grand Livre des générations (Kitāb al-ṭabaqāt al-kubrā). Le savant et historien Ṭabarî (mort en 310/923), place la sīra au cœur de son Histoire des prophètes et des rois (Tārīkh al-mulūk wa-l-rusul)2. Tous ces auteurs considèrent la sīra comme le point culminant de la succession de révélations qui constitue l’histoire de la Création, et comme la source ultime de légitimité à laquelle se réfèrent les générations postérieures.

Récits de la Nativité

Les récits de la nativité du prophète Mohammed, ou mawlid, genre majeur de la sīra à partir du XIe siècle, sont un bon exemple de ces textes dont l’oscillation entre discours savant et discours populaire révèle une concurrence entre différents groupes de producteurs de savoir religieux. Alors que certains textes tendent vers la survalorisation du miraculeux, d’autres présentent un Prophète qui fait certes des miracles, mais de ces miracles que la tradition savante avait depuis longtemps corroborés par des traditions jugées authentiques. Ces textes firent l’objet de nombreux commentaires dans les provinces arabes de l’empire ottoman, qui contribuaient ce faisant à les constituer en textes nobles, dignes de l’attention des savants.

Le mawlid désignait non seulement le récit, mais aussi la fête de la Nativité, qui se déroulait généralement en Rabīʿ al-awwal3. Elle acquit une importance centrale au XIIIe siècle ; la diffusion contemporaine des confréries soufies, dont les doctrines conféraient au Prophète une signification cosmique, n’est pas étrangère à la popularisation de la Nativité et à l’essor de la littérature de sīra. Contrairement à ce que l’homonymie pourrait suggérer, le récit de nativité n’était pas seulement lu lors de la fête de la Nativité : en maintes occasions de la vie familiale ou collective – une naissance, une circoncision, un mariage, un départ en campagne militaire ou l’annonce d’une victoire, on récitait le mawlid. Il fut donc, jusqu’à la fin du XIXe siècle, la principale source d’information historique des masses musulmanes sur la vie du Prophète. Cela explique pourquoi les savants musulmans furent toujours attentifs, au moins dans les villes et les villages où leur voix portait, à ne pas laisser échapper ce puissant instrument de diffusion du savoir religieux légitime.

La diffusion des écoles coraniques, les madrasas, à partir du XIe siècle, inaugure une nouvelle phase pour l’écriture de la sīra : la transmission du savoir, qui se déroulait naguère dans et entre des petits groupes de savants, se déplace dans des institutions dotées d’un financement et d’exigences spécifiques. Les enseignants produisent des manuels, des sommes, des résumés, qui facilitent la manipulation du savoir traditionnel. C’est à cette époque que des traditions régionales de la sīra apparaissent dans plusieurs pays d’islam, de l’Andalousie à l’Asie centrale. Les invasions mongoles au début du XIIIe siècle et la poursuite de la Reconquista jettent beaucoup de savants sur les routes de l’exil : le sultanat mamelouk, établi en 1250, et qui avait arrêté les Mongols à Aïn Djalout en 1260, recueille beaucoup d’entre eux, de sorte que vit le jour, à partir du XIIIe siècle, une très riche culture de la sīra dans les villes mameloukes d’Égypte et de Syrie.

De nouvelles « vies du Prophète » sont composées, les textes classiques sont copiés et commentés, et de nouveaux thèmes deviennent l’objet des réflexions des savants musulmans, comme le statut des parents et ancêtres du prophète Mohammed morts avant les débuts de la révélation de l’islam : la possibilité qu’ils entrent au Paradis après le Jugement dernier était vivement débattu. Dans l’espace post-mongol, ilkhanide et timouride, les histoires universelles font une place importante à la vie du Prophète ; le récit du Voyage nocturne et de l’Ascension (al-isrāʾ wa-l-miʿrāj) est également très populaire. Il est décrit dans des opuscules dédiés, mais aussi, fréquemment, dans les introductions des romances versifiées en persan (mathnavī), parfois accompagnées de miniatures. L’Ascension s’impose aussi comme un thème majeur du XVe siècle mamelouk, où des recueils de traditions et des récits narratifs sont produits.

Une culture de la sīra en turc ottoman

Dans l’empire ottoman, à partir du XIIIe siècle en Anatolie puis dans les Balkans, et du début du XVIe siècle en Syrie et en Égypte, une culture de la sīra en turc ottoman s’épanouit, dont il faut chercher les origines à la fois dans l’érudition de l’époque mamelouke et dans les modèles littéraires et historiographiques de la persanophonie. Cela n’est guère étonnant : jusqu’au XVIe siècle, les savants anatoliens avaient coutume d’étudier en Égypte ou en Iran. Au début du XVe siècle, Suleyman Çelebi (mort en 825/1422) écrit Le Moyen du salut (Vesīlet ül-necāt), un récit de nativité (mevlid) versifié. Il fut récité pendant toute l’époque ottomane, et dans certains milieux, encore aujourd’hui. Les Ottomans célèbrent aussi la Nativité. À partir du XVIIe et surtout au XVIIIe siècle, ils fondent de nombreuses institutions pieuses financées par le prêt d’argent (waqf al-nuqūd), pour entretenir des lecteurs du mevlid dans les mosquées d’Istanbul et des villes anatoliennes. Au XIXe siècle, la fête de la Nativité évolue sous l’effet des réformes des tanzimat4, et ressembla de plus en plus à une fête où l’État affiche sa modernité.

Le XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle ottomans sont des époques de recherches esthétique et technique plus poussées. La langue turque s’était transformée et enrichie de mots arabes et persans, et les textes vénérés du XVe siècle paraissaient frustes aux élites ottomanes raffinées. Un juge du nom de Veysī, qui fit carrière à Üsküp (Skopje en Macédoine), où il mourut en 1038/1628, écrivit la première vie du Prophète en prose ottomane. Elle manifeste un degré de sophistication tel que ce texte est considéré comme l’un des chefs d’œuvre de la littérature ottomane. Cette Vie inachevée fut poursuivie par plusieurs continuateurs jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Le travail de Veysī se distinguait par ses sources : alors que les sīra turques du XVe siècle s’appuyaient sur les récits de nativité en arabe les plus populaires, Veysī coule dans les formes de l’historiographie persane la matière des sources arabes de l’époque mamelouke. La fin de l’empire ottoman et l’essor du nationalisme turc diminuèrent indéniablement l’actualité de la sīra pour les Turcs de l’époque républicaine, a fortiori après le changement d’alphabet en 1928, qui priva les nouvelles générations de l’accès à une grande partie de l’héritage ottoman.

Dissocier l’histoire et la cosmologie

En revanche, les évolutions des pays musulmans arabes, depuis le XIXe siècle, contribuèrent à donner un nouveau cadre à la sīra, qui conserve son actualité à l’époque contemporaine. L’assimilation par les Arabes des données scientifiques modernes contribua à dissocier l’histoire et la cosmologie : la sīra se réduisit alors à la biographie du Prophète, alors qu’elle avait été indissociable, jusqu’alors, de l’histoire de la Création dans son ensemble, et de significations cosmiques. La biographie du Prophète servit de justification à toutes les orientations politiques que la confrontation avec les idéologies occidentales, en situation coloniale ou impériale, suscitèrent dans les pays d’islam : le libéralisme du XIXe siècle, les réformistes musulmans, les nationalistes de toutes sortes, les socialistes arabes, tous cherchèrent dans la vie du Prophète les prémices de la société qu’ils promouvaient. Pour certains, il s’agissait de rendre acceptables aux yeux de masses jugées inaccessibles à un discours purement laïc des innovations sociales, économiques ou politiques nécessaires.

Alors que la vie du Prophète est, depuis le XIXe siècle, l’un des principaux objets de l’orientalisme (dont les présupposés et les résultats sont en soi un sujet de maintes discussions), elle demeure avant tout, dans les universités des pays arabes, le domaine des apologètes, des hommes de religion et des facultés de sciences religieuses. La sīra reste ainsi dans une large mesure soustraite à la critique historique. Les lectures philosophiques ou historiques originales de la vie du Prophète ou de ses sources, comme celles de Muhammad Iqbal en Inde dans l’entre-deux-guerres, ou plus récemment celles de Naṣr Ḥamid Abou Zayd5 et de Ḥassan Ḥanafī en Égypte, sont restées marginales et n’ont pas encore infusé dans la recherche historique.

1Traduit pour la première fois en 1985 chez Sindbad sous le titre Les Enfances de Baïbars, la saga est aujourd’hui disponible chez Actes Sud.

2Paru en français chez Actes Sud en 2001 en deux volumes sous le titre La chronique. Histoire des prophètes et des rois

3Premier mois du printemps, troisième mois de l’année lunaire hégirienne.

4Ère de réformes dans l’empire ottoman entre 1839 et 1876, date à laquelle fut promulguée la Constitution ottomane, suivie de l’élection d’un premier Parlement.

5Lire, par exemple, Critique du discours religieux, Actes Sud-Sindbad, 1999.

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