Journal de bord de Gaza 64

« Je vais vendre ma bibliothèque pour survivre »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre des personnes marchant à travers un camp de tentes, avec des surfaces détrempées et des flaques d'eau. On peut voir une femme en hijab, un enfant, et plusieurs adultes, tous avançant sur des passages surélevés ou des morceaux de terrain au-dessus de l'eau. L'environnement semble difficile, et les refuges sont constitués de bâches et de tissus. Les reflets des marcheurs se voient dans les flaques, ajoutant une dimension visuelle à la scène.
Deir El-Balah, le 24 novembre 2024. Des Palestiniens déplacés empruntent un chemin sec dans un camp inondé, suite à de fortes pluies.
Bashar TALEB / AFP

Lundi 25 novembre 2024.

Aujourd’hui, comme d’habitude, je suis monté dans la bétaillère qui sert de transport en commun, pour aller travailler à la Maison de la presse. Ce n’était pas un jour comme les autres. Il pleuvait et le vent soufflait fort. C’était une pluie modérée qui a duré deux ou trois heures, pas l’un de ces déluges qui peuvent durer une journée entière pendant l’hiver à Gaza. Mes compagnons de voyage se plaignaient pourtant et maudissaient la pluie. C’est la première fois de ma vie que j’entendais des Gazaouis protester contre l’eau qui tombe du ciel.

Ils avaient plusieurs raisons de le faire. Les passagers, comme moi, n’avaient aucun vêtement contre la pluie et le froid. Pour ma part, j’ai juste une petite veste légère. J’avais acheté une veste chaude l’hiver dernier, mais je l’ai perdue en fuyant Rafah de façon précipitée avec ma famille. La majorité des gens qui étaient là disaient : « Il faut que ça s’arrête ! » Ils en sont arrivés au point de prier Dieu de faire cesser la pluie.

Compter près de 2 000 euros la tente

Comme moi, toutes ces personnes vivent sous des tentes. Des tentes usées, abîmées à cause des changements de température, du vent et de tout ce qu’ils ont vécu. Aujourd’hui par exemple, alors qu’il n’a plu que quelques heures, c’était une véritable inondation. L’eau a envahi les tentes, les matelas étaient trempés. Le vent a emporté les bâches qui servaient d’abris de fortune, surtout sur la plage, où les rafales étaient les plus fortes. Les embruns se sont mêlés à la pluie pour que les gens soient encore plus trempés. Je n’arrive pas à décrire la situation, il faut vivre dans cet enfer pour comprendre la détresse de ces familles qui n’ont plus aucun toit pour abriter leurs enfants de la pluie et du vent, ni assez de vêtements, ni assez de couvertures, parce qu’on n’en trouve plus à Gaza.

Moi, j’ai de la chance. Récemment, nous avons reçu de France un petit sac avec des habits d’hiver, des joggings qui tiennent chaud. Walid a eu droit à un manteau. Du coup, sous la tente, ça va. Mais dès qu’on en sort, on est dans le froid et la pluie. Et encore, nous sommes des privilégiés, avec notre petit morceau de terrain, notre cuisine bricolée et nos toilettes « système D ». Mais les autres, qui vivent dans les camps de fortune, ils n’ont que des toilettes collectives, à parfois des centaines de mètres de leur tente.

Beaucoup de gens ne pourront pas remplacer leurs bâches ou leur tentes envolées. Les seules tentes que l’on peut trouver sur les marchés, des tentes fournies par l’aide internationale et qui devraient être gratuites, sont vendues 1 500 dollars (1 429 euros). Et pénurie d’argent liquide oblige, comme on passe par des bureaux de change qui prennent jusqu’à 30 % de commission, la tente peut revenir à 2 000 dollars (1 907 euros). Il y a encore quelques dizaines de personnes qui peuvent acheter à ce prix-là.

Les rares bâches disponibles sont à 1 000 shekels (250 euros) les cinq mètres carrés, environ 2 250 euros. Là encore, peu de gens ont les moyens d’en acheter. Les bâches et les tentes de l’aide humanitaire n’entrent pas en nombres suffisants. Elles étaient faites pour durer six mois au maximum. Vous imaginez des bébés et des enfants sous la pluie ?

Il n’entre plus un gramme de farine

Avant, les enfants aimaient jouer sous la pluie. Tout le monde attendait la pluie, et si elle n’arrivait pas en novembre, on récitait des prières spéciales pour demander à Dieu de la faire venir. Aujourd’hui, les gens prient pour que la pluie et le vent cessent, qu’il n’y ait pas d’hiver cette année. Avant, la pluie était une bénédiction. Aujourd’hui, c’est une malédiction.

On a déjà parlé des gens qui commençaient à détester des lieux, comme la plage qui était avant la guerre un endroit agréable et qui est devenue un lieu de souffrance, où le vent et les marées emportent les abris précaires. Pareil pour les lieux de culte, mosquées et églises, et les quelques parcs de jeux pour enfant, tous changés en camps de fortune. Maintenant nous en arrivons à détester la pluie qui était avant une grande joie. À Gaza, nous avions des terres agricoles, nous étions autonomes en production de fruits et de légumes. Aujourd’hui, le peu que l’on trouve est importé et se vend à des prix prohibitifs. Il ne reste plus rien des zones agricoles. Elles ont toutes été rasées par l’armée israélienne.

Dans la partie nord de la bande, encerclée depuis plus de quarante jours, la famine s’est installée. Mais ici aussi, au sud, ça commence à être difficile. Il n’entre plus un gramme de farine. Les rares sacs sont passés de 20-30 shekels (5 à 7,5 euros) à 700 shekels, presque 200 euros. Chez nous, cela fait une semaine que les enfants n’ont pas mangé de pain. Il n’y a que des boîtes de conserves et un peu de riz. Ce n’est pas assez pour des enfants de trois à quatorze ans. Avec le pain, même si on ne trouvait pas assez de nourriture, ça allait. Le pain calmait les estomacs des jeunes.

Avant, on aimait bien l’ambiance de l’hiver. Chacun était au chaud chez soi, il y avait du gaz de ville et de l’électricité. Aujourd’hui, l’électricité est produite seulement par les panneaux solaires, qui ne fonctionnent plus quand le ciel est trop couvert. Hier, je n’ai pas eu de connexion du tout. Le gaz a disparu, et il n’y a plus de bois car tout ce qui restait a été coupé. Des gens en arrivent à brûler leurs meubles, surtout ceux qui habitent toujours dans leurs maisons à moitié détruites. Pour eux, c’est une question de survie. Sur Internet, j’ai vu comment un professeur d’université, auteur de plusieurs ouvrages, disait qu’il allait finir par accepter l’offre de quelqu’un qui veut racheter sa bibliothèque. Pas pour lire les livres. Pour les brûler ou pour emballer des sandwichs falafel. « Je vais vendre ma bibliothèque pour survivre, parce que je n’ai plus d’argent », dit-il. Pour lui, c’est le pire cauchemar. Cette bibliothèque, c’est son enfant, et il va le laisser brûler juste pour ne pas mourir.

Un premier pas vers la mort

Les Israéliens ont fait de notre vie un enfer. Et nous, nous ne sommes plus les mêmes. J’ai déjà parlé de ces changements de normes, de pensée, et maintenant ils nous font haïr la nature. La pluie, c’était le symbole que la vie continue. C’était la belle vie quand il pleuvait bien, c’était une bonne nouvelle pour l’agriculture.

Je ne sais pas comment on va faire pour survivre quand il va se mettre à vraiment pleuvoir. Sous ma tente, seul un morceau de tapis a été mouillé aujourd’hui. Mais comment ferais-je en cas de pluie soutenue ? Si je suis inondé, je ne suis pas sûr de pouvoir remplacer matelas et couvertures, on n’en trouve plus sur le marché. Walid est toujours content de la pluie. J’essaye comme d’habitude de le faire vivre dans un monde parallèle où la pluie est une joie. Mais je ne sais pas combien de temps il va résister si l’eau entre chez nous pendant la nuit. Nous risquons de tous tomber malades, et il n’y a plus de soins, plus de médicaments, le système de santé est par terre. La pluie peut cette fois enclencher un premier pas vers la mort. Alors moi aussi, j’espère que cette année il n’y aura pas beaucoup de pluie. Ou au contraire qu’il y en aura beaucoup mais que les Gazaouis seront rentrés chez eux, et que la guerre sera finie. Même si une majorité d’entre nous ne retrouvera pas leur maison, car 70 % de la bande de Gaza est détruite. Mais qu’ils trouvent au moins un endroit pour s’abriter. J’espère qu’il y aura de l’aide humanitaire, des vraies tentes ou des caravanes comme en 2014. Pour protéger un peu les gens pendant l’hiver. Parce que nous resterons là.

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