Journal de bord de Gaza 91

« Nous vivons la mort »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Un champ militaire avec des chars, fumée au loin et destructions visibles en arrière-plan.
Le 17 mai 2025. Cette photo prise depuis une position dans le sud d’Israël, à la frontière avec la bande de Gaza, montre des chars et des bulldozers israéliens déployés alors que de la fumée s’élève au-dessus des bâtiments détruits à Gaza lors d’un bombardement israélien.
Jack GUEZ / AFP

Mardi 20 mai 2025.

« Les chariots de Gédéon ». C’est le nom de l’opération lancée par l’armée d’occupation pour occuper toute la bande de Gaza. Avant, il y avait les objectifs déclarés, et les objectifs non déclarés. Les objectifs déclarés, c’était « éradiquer le Hamas et libérer les prisonniers israéliens ». L’objectif non déclaré, c’était l’expulsion des Gazaouis. Maintenant, il n’y a plus de distinction. Le but, c’est d’amener toute la population de Gaza à se déplacer vers la mer, vers le sud, vers Rafah, ville que l’armée d’occupation a presque entièrement rasée. D’après les images satellite, 90 % des habitations ont été détruites. Deux millions 300 000 personnes doivent donc se diriger vers la zone de Rafah pour ensuite être déportées vers des pays étrangers.

Je trouve intéressant le nom de code de l’opération. On y trouve comme toujours une connotation religieuse1, mais il fait aussi référence à l’histoire. Le nom d’« Opération Gédéon » a été donné en 1948 par les milices juives à l’assaut du village palestinien stratégique de Beisan, dont la population a été chassée vers la Jordanie2. Ce n’est pas par hasard que l’armée israélienne a choisi ce nom pour une nouvelle opération d’expulsion.

« Terrorisme judaïste » ?

L’histoire se répète. Nous sommes en train de vivre une nouvelle Nakba. Après nos grands-parents, c’est à notre tour d’être expulsés hors des frontières. Ainsi, le travail de 1948 sera achevé. Toute la Palestine sera occupée par Israël. Car si la méthode fonctionne pour Gaza, elle fonctionnera pour la Cisjordanie, grâce au silence de la « communauté internationale ». Mais le plus important, c’est la référence messianique, qui ne semble choquer personne. Si un mouvement palestinien choisit une référence au Coran ou à l’islam pour un nom d’opération, il est qualifié de « groupe terroriste islamiste ». Là, nous sommes victimes de la pire terreur qui soit de la part d’un État. Mais personne ne qualifie cela de terrorisme d’État, que l’on devrait dans ce cas appeler « terrorisme judaïste », parce que ce gens s’appuient également sur la religion pour tuer, massacrer, bombarder les femmes et les enfants, et pour expulser des centaines de milliers de gens, afin de vivre sur leur terre.

En nous appelant « Amalek » dès le début de la guerre, Benjamin Nétanyahou a tout de suite inscrit le conflit sur le plan religieux. Il faisait référence à un passage de la Torah qui condamne les Amalécites — tribu antique dont on ne sait pas grand-chose, si ce n’est qu’elle est ennemie des Hébreux — à la destruction totale — hommes, femmes, enfants, bébés, fœtus, mais aussi bétail, chevaux et habitations. C’est exactement ce que nous sommes en train de vivre. Personne n’ose employer ce terme, mais comme il y a des islamistes qui utilisent la religion pour justifier leurs massacres, eh bien il y a des judaïste qui font la même chose.

Ils n’ont pas bougé

L’armée israélienne occupe déjà tout le nord de la bande de Gaza, et tout le sud avec la ville de Rafah. Ils vont occuper tout l’est aussi, une zone d’environ 1,5 kilomètre de large, entre l’axe nord-sud — la route Salaheddine — et la frontière israélienne. D’après les fuites en provenance d’Israël, l’armée d’occupation veut diviser Gaza en cinq parties, délimitées par le « corridor » de Mefalsim au nord de la ville de Gaza, le corridor de Netzarim au sud de la ville, celui de Kissoufim au sud de Deir el-Balah, et le corridor de Morag au nord de la ville de Rafah.

Les Israéliens pousseront les habitants de la bande de Gaza d’un corridor à un autre. Les déplacés seront filtrés dans ces corridors de torture, où l’on arrête des gens et l’on pousse les autres vers le sud, avec encore plus de massacres. C’est ce qu’ils ont fait au début de la guerre, mais ils se sont aperçus que cela ne fonctionnait pas bien, puisqu’entre 400 000 à 600 000 personnes étaient restées ; assiégées, affamées, mangeant du foin et de l’herbe dans la rue, et faisant bouillir l’eau polluée pour arriver à la boire. Mais ils n’ont pas bougé. Sans compter ceux qui sont revenus à la faveur de la trêve du début de l’année.

Même s’ils ne le disent pas, ils ont compris qu’on vit un génocide

Pour les Israéliens, ce qui ne marche pas avec la force marche avec encore plus de force. Si cela n’a pas réussi avec les massacres et les boucheries, il faut plus de massacres et plus de boucheries. Voilà ce qui se prépare, pour pousser la totalité de la population vers le sud. Ensuite, elle sera peut-être embarquée par bateau vers d’autres pays. On a récemment entendu dire que les États-Unis négociaient avec la Libye pour lui envoyer un million de Palestiniens de Gaza, et avec d’autres États pour qu’ils reçoivent des dizaines de milliers de Gazaouis. Ainsi, le problème de Gaza sera réglé. On dira à ces gens qui sont enfermés dans une petite cage, torturés, bombardés, affamés vingt-quatre heures sur vingt-quatre : « Si vous voulez partir, c’est possible. On ne vous force pas. » Qui peut dire que ce scénario ne se réalisera pas ? Même si on voit que Trump tourne un peu le dos à Nétanyahou et le pousse à accepter un cessez-le-feu, ainsi qu’à faire entrer de l’aide humanitaire. Jusqu’à présent, le nombre de camions d’aide annoncé est ridiculement insuffisant par rapport aux besoins de la population. D’après les Nations unies, Gaza a besoin de 500 à 600 camions par jour, rien que pour l’aide d’urgence.

Parmi les changements de position en Occident, il y a aussi les déclarations de la France, du Canada et du Royaume-Uni, annonçant qu’ils vont prendre des mesures contre Israël. Ce n’est jamais trop tard. Ils se contentent toujours de dire que c’est « une honte », mais ils ne ferment plus les yeux, c’est un début. Je crois que même s’ils ne prononcent pas le mot, ils ont compris que nous vivons un génocide.

Ils savent de quoi cette armée est capable

Même si elles sont insuffisantes, ces mesures montrent que s’ils le veulent, les pays européens peuvent agir sur la question palestinienne, et faire quelque chose pour l’arrêt de la guerre à Gaza. La population de Gaza est sur-épuisée, moralement et physiquement, à cause de la famine, des bombardements constants et des déplacements d’un endroit à un autre, sans qu’on en voie la fin. Récemment, des tracts sont encore tombés du ciel pour désigner des zones à évacuer. Mon quartier de Gaza ville, Rimal sud, en fait partie. Les habitants ont décidé de rester. Moi aussi. Hier, il y a eu aussi l’ordre d’évacuation de toute la ville de Khan Younès. On parle d’environ 450 000 habitants ! Auxquels il faut ajouter les quelque 250 000 habitants de Rafah qui ont pris refuge à Khan Younès…

Tous ces gens n’en peuvent plus. Une grande partie d’entre eux n’ont pas obéi. Ils sont restés, et ils savent de quoi cette armée est capable. Ils ont déjà vécu cette expérience, ils ont vu comment ceux qui étaient restés lors des précédentes évacuations avaient été massacrés, exécutés sans pitié, hommes, femmes et enfants. Les Israéliens considèrent que toute personne qui n’obéit pas à un ordre d’évacuation doit être tuée. Mais maintenant, les gens disent que la vie ou la mort, ça leur est égal. Ils sont trop épuisés pour se déplacer encore une fois. On leur dit d’aller dans la zone d’Al-Mawassi, un terrain sablonneux en bordure de mer. Avant, l’armée d’occupation appelait cet endroit « zone humanitaire ». Aujourd’hui, ils n’utilisent plus ces mots. Depuis plus d’un mois, Al-Mawassi est bombardé presque chaque jour. Des tentes de déplacés sont visées, des familles entières sont tuées. Tout le monde sait qu’il n’y a aucun endroit sûr où aller.

Nous sommes vivants, nous respirons, mais nous vivons la mort. Nous ne partirons pas. Ceux qui sont forcés de se déplacer ne le font que sur une très courte distance. Ils ne veulent pas aller vers le sud, pour revivre ce que la plupart ont déjà expérimenté.

Tant qu’il y aura un Palestinien sur cette terre

Au milieu de ce chaos, on espère une bonne nouvelle en provenance de Doha. Mes amis m’appellent tous les jours : « Alors, Rami, on en est où ? » Depuis une semaine, je réponds la même chose, que je suis optimiste, que demain tout va se régler, parce que cela doit finir, et que l’humanité doit régner. Je sais que beaucoup de gens se mobilisent de par le monde pour demander à leurs gouvernements de faire pression sur les judaïstes de Nétanyahou pour qu’ils arrêtent cette guerre et ce génocide.

Je pense aussi que le Hamas doit comprendre les leçons de l’histoire. Ils ne veulent pas rendre les armes. En 1948, les résistants ont dit la même chose. Des centaines de milliers d’habitants de la Palestine historique ont été expulsés de leurs villes natales, Jaffa, Haïfa, de tout le nord de la Palestine, pour un exode vers la Cisjordanie et Gaza, ou au-delà des frontières. Mais la résistance est toujours là, et la résistance, pour moi, c’est dans la présence des Palestiniens sur leur terre, pas dans le fait de prendre un fusil. Il faut toujours faire la part des choses entre le courage et la sagesse ; et je crois qu’il faut être plus sage que courageux. Nous affrontons un lion qui nous déchiquette, qui nous tue, qui nous massacre. Mais il n’est pas seul. Derrière ce lion, il y a des tigres, des léopards, des crocodiles qui le soutiennent. Et nous, nous ne sommes que des chats.

J’espère que le Hamas va prendre tout cela en considération, et voir que le but de cette guerre est maintenant exposé en public : c’est la déportation de 2,3 millions de personnes. La résistance contre l’occupation ne cessera pas avec la fin du Hamas ou du Fatah, ni de n’importe quelle autre faction. Tant qu’il y aura un Palestinien sur cette terre, la résistance existera. La Palestine, ce n’est pas un bout de terrain. C’est la richesse humaine, la richesse de ces Palestiniens qui veulent prendre soin de cette terre, rester en vie sur cette terre, et vivre en paix sur cette terre.

Carte de Gaza montrant des zones militaires, civiles et des couloirs spécifiques.
Carte montrant la proposition d’Israël de diviser la bande de Gaza publiée dans le Times (Gabrielle Weiniger, «  Leaked map shows Israeli proposal to force Gazans into strips of land  », 17 mai 2025)

1Dans le Livre des juges, Gédéon est un juge d’Israël choisi par Dieu pour libérer les Israélites de l’oppression des Madianites. Dans le récit, Gédéon mène une petite armée contre une force madianite beaucoup plus nombreuse.

2L’offensive a été menée par la Haganah et l’Irgoun dans les derniers jours du mandat britannique pour capturer la petite ville palestinienne de Beisan — aujourd’hui appelée Beit Shéan en Israël — et ses environs afin de bloquer le passage à l’armée jordanienne. La plupart des quelque 6 000 habitants ont fui, et nombre d’entre a été expulsé ensuite vers la Jordanie.

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