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Journal de bord de Gaza 39

« Cette guerre a fait ressortir ce qu’il y a de pire chez les gens »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et le siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Des Palestiniens sont installés à l’arrière d’un camion dans une zone abritant des camps de déplacés à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, le 19 juin 2024.
BASHAR TALEB / AFP

Mardi 25 juin 2024.

Comme vous le savez, depuis plus d’un mois, nous vivons sous une tente. Elle est plantée à Deir El-Balah, entre la route côtière et le bord de mer. Dans notre « villa », il y a tout ce qu’il faut, sauf Internet. Pour travailler, pour envoyer des rushes à des chaînes de télévision, ou les vidéos que j’ai filmées, ou le texte que vous lisez, je dois aller soit à Deir El-Balah centre-ville, soit à Nusseirat, plus au nord. Là-bas, j’ai des confrères journalistes qui ont une bonne connexion. Normalement, ces trajets ne prennent pas plus de cinq minutes. Mais aujourd’hui, ils prennent entre une heure et une heure et demie, parce qu’il faut attendre longtemps au bord de la route un véhicule qui passe et qui a une place libre. Il y a très peu de taxis, et la plupart du temps, on embarque dans un minibus déglingué datant des années 1970 ou 1980, ou dans le nouveau moyen de transport de la bande de Gaza : une bétaillère tirée par une voiture sans âge.

Les quelques propriétaires de voitures qui roulent encore ont trouvé ce truc pour rentabiliser chaque trajet. Le gasoil et l’essence sont rares, et donc chers, le litre de gasoil est à environ 80 shekels (20 euros), contre six shekels avant la guerre. Les Gazaouis recourent au système D : rouler à l’huile végétale. Ce sont plutôt les vieilles voitures qui carburent à l’huile, parce que leurs propriétaires n’ont pas peur de bousiller le moteur.

« Ces voyages permettent de voir où en est la société gazaouie »

Parfois j’attends un quart d’heure, parfois une demi-heure, parfois plus. Quel que soit le véhicule, minibus ou bétaillère, on est entassés les uns sur les autres. Cela m’attriste pour les femmes âgées, pour toutes les femmes en fait. C’est indigne pour elles d’être entassées comme ça, alors elles attendent très longtemps que passe une voiture presque vide, ou bien les autres passagers s’entassent encore un peu plus à l’arrière pour leur laisser la partie avant.

Ces voyages permettent de voir où en est la société gazaouie huit mois après le début de l’invasion israélienne. Les visages sont pâles, très fatigués. Il y a des enfants amputés, avec des prothèses, et beaucoup d’autres patients qui se rendent dans les hôpitaux. Comme la plupart des hôpitaux du gouvernement ont été détruits par l’armée israélienne, les gens se rendent à des hôpitaux de campagne montés par des ONG internationales, par exemple celui qu’on appelle l’Hôpital américain, géré par l’ONG International Medical Corps, ou bien l’hôpital du Comité international de la Croix-Rouge, ou encore ceux du Croissant-Rouge et de Médecins sans frontières.

Les Israéliens favorisent l’installation de ces hôpitaux provisoires sous des tentes, parce qu’ils sont bien disposés envers tout ce qui permet d’affaiblir le pouvoir civil du Hamas. Leur première cible c’est le système de santé, et pour le moment, ça marche très bien : tout le monde va dans ces hôpitaux de campagne, où travaillent des médecins étrangers mais aussi des médecins, des infirmiers et du personnel hospitalier gazaouis.

Chacun raconte ses malheurs

Dans la bétaillère, chacun raconte comment il a été blessé, comment il a été bombardé, combien de parents il a perdu, combien de fois il a dû se déplacer. La route qui défile autour de nous semble avoir rétréci, elle est devenue une rue étroite, parce qu’à droite et à gauche les tentes des déplacés ont envahi le pavé. Les tentes qui donnent sur la route abritent des boutiques, enfin des bâches de deux ou trois mètres carrés où on trouve presque tout, en petite quantité. Des « épiceries » qui vendent des boîtes de conserve, des « quincailleries » qui proposent du bois et des clous pour fabriquer les tentes de fortune, des « pharmacies X ou Y », en réalité une bâche avec quelques boîtes de médicaments. Il y a aussi des coiffeurs et des coiffeuses, des friperies, tout ce qu’on peut trouver dans cet univers de misère.

Dans la bétaillère, on accuse les commerçants de profiter de la guerre pour augmenter les prix. Au début, quand nous étions à Rafah, on savait pourquoi les prix étaient très élevés. La marchandise passait par le terminal israélien de Kerem Shalom puis par le terminal égyptien de Rafah. La société égyptienne qui assurait le transport prenait 10 000 dollars par camion. Il y avait aussi quatre importateurs palestiniens autorisés par les Israéliens. Ces gens-là prenaient entre 5 000 et 10 000 dollars par camion.

Mais aujourd’hui, les marchandises viennent directement de Cisjordanie et même d’Israël. Les produits sont israéliens. Il n’y a pas de taxes, ni du côté du Hamas, ni du côté de la Cisjordanie, c’est à dire de l’Autorité palestinienne. Et malgré ça, les prix des biens essentiels n’ont pas baissé. Par exemple le poulet est à 50 ou 60 shekels le kilo (entre 12,5 et 15 euros), contre 8 à 10 shekels auparavant (entre 2 et 2,5 euros). Les ailes de poulet étaient à trois shekels le kilo, aujourd’hui entre 40 et 50 shekels (entre 10 et 12,50 euros).

Les commerçants ont dû se dire que les gens ont pris l’habitude de payer très cher, alors pourquoi baisser les prix ? Dans la bétaillère, des passagers disent : « On subit plusieurs guerres : la guerre de la famine, la guerre des bombardements, et en plus on a une guerre de nos frères palestiniens qui sont en train de se faire des thunes sur notre dos. » Certains proposent un boycott : « Si on n’achète pas pendant trois ou quatre jours, ils vont être obligés de baisser les prix. » Ce à quoi d’autres répondent : « Il y a un million et demi de personnes qui ont besoin de se nourrir. »

« Maintenant, on est tous des mendiants »

Et on critique le Hamas, notamment son chef dans la bande de Gaza, Yahya Sinouar. Certains font preuve d’humour : « J’ai maigri, c’est à cause de l’herbe Sinouar. » Un passager le défend :

Le Hamas est en train de faire la guerre pour toute la nation musulmane. Ils la font pour Jérusalem. Il a réussi à mettre en lumière cette occupation criminelle, et il a arrêté le processus de normalisation avec les pays arabes. Et regardez, le monde est en train de se mobiliser parce que le Hamas a fait revivre la question palestinienne. Elle était restée dans les tiroirs depuis les accords d’Oslo, et maintenant tout le monde en parle, et c’est grâce au Hamas. Gaza est devenu un argument dans les élections en Europe et aux États-Unis, des dirigeants ont peur de perdre le pouvoir à cause de leur position sur Gaza.

Un autre passager lui répond :

C’est peut-être vrai ce que tu dis, mais je crois qu’après cette guerre il n’y aura plus de Palestiniens. Tout le monde partira, parce qu’il n’y aura plus de vie. Et qu’est-ce qu’on aura gagné ? La richesse, ce sont les hommes. S’il n’y a plus d’êtres humains sur cette terre, elle ne vaudra plus rien. Tout le monde va la quitter. Nous avons perdu cette terre. On pouvait faire autrement. Cela fait 70 ans qu’on est sous occupation. Et la question palestinienne ne va pas être ressuscitée par un nettoyage ethnique, avec 2,2 millions de personnes vont être transférés ailleurs, ou bien quand tout le monde sera mort.

Le premier conteste : « Mais regarde l’Algérie, c’est un million et demi de martyrs ! Nous, on en a juste 40 000. » La tension est montée, et le reste des passagers s’est mêlé à la discussion, la majorité étant contre l’homme qui défendait le Hamas, auquel ils l’identifiaient. Certains ont dit :

Toi, tu n’as rien perdu. Apparemment, toi tu fais de l’argent. Vous avez profité du pouvoir avant la guerre et même pendant la guerre. Maintenant vous recevez des aides parce que vous êtes Hamas. Le Hamas ne donne pas d’aides aux autres, à la population. Avant, on était fiers d’être Palestiniens. Maintenant, on est tous des mendiants, on est tous dépendants de l’aide humanitaire. C’est à cause de vous, et c’est faux de dire que vous êtres en train de faire renaître la question palestinienne.

Un homme a ajouté :

Avant on était un peuple productif, Yasser Arafat faisait le tour du monde, il embrassait les gens à droite et à gauche, et on se moquait de lui. Mais il acceptait d’être humilié pour que son peuple garde sa fierté, et ne devienne pas un peuple mendiant. Vous, vous avez fait l’inverse. Vous vous êtes dans des hôtels au Qatar alors que nous, on est en train de mendier.

Alors je suis intervenu : « Les amis, calmez-vous. On est en train de vivre des moments très difficiles. Il faut que cette guerre se termine, et après, il y aura des comptes à rendre, et on verra comment ça se passera. » Et là, l’homme qui accusait le Hamas m’a dit : « S’ils sont toujours au pouvoir après cette guerre, je ne resterai pas à Gaza, je partirai tout de suite. »

« Comment en est-on arrivés à s’affronter aussi violemment ? »

En arrivant à Nusseirat, j’ai regardé la bétaillère qui m’avait transporté et je me suis dit : comment en sommes-nous arrivés à ce point d’humiliation dans tous les aspects de notre vie : les transports, les tentes, la nourriture, les files d’attente, le manque d’eau et tout le reste ? Comment en est-on arrivés à s’affronter aussi violemment entre nous ?

La discussion a failli se terminer en pugilat. Les gens sont sous pression, et chacun exprime sa colère ou sa misère de différentes façons. Il y a ceux qui sont devenus violents. Des passagers évoquaient des bagarres dans les camps de fortune, avec des blessés et même parfois des morts, à cause d’un jerrican d’eau ou à cause d’une dispute dans une file d’attente. Des enfants se battent entre eux. Et je me suis dit que malheureusement, cette guerre a fait ressortir ce qu’il y a de pire chez les gens, parce que nous vivons dans une prison où nous sommes torturés, et en même temps nous devons fuir la mort qui est en train de nous suivre à chaque pas ; fuir devant une machine de guerre.

Rester en vie, survivre, essayer de trouver quelque chose à manger. C’est vraiment la lutte pour la vie. Et je me demande si nous ne vivons pas selon la loi de la jungle. Nous sommes dans une jungle, il y a des lions qui nous tournent autour et qui veulent nous tuer. Et on essaie de protéger nos enfants, nos amis, nos familles de ces lions qui ne font pas la distinction entre un enfant ou un homme âgé. Et en même temps, nous nous accusons mutuellement, et nous nous battons même entre nous dans cette jungle parce que le lion veut nous pousser à nous entretuer, parce qu’on lutte pour la survie. La peur de ce lion se transforme en une violence envers nos frères, envers nos amis ou envers nos familles.

J’espère que cette guerre va finir, qu’il n’y aura plus de lions, et que cette jungle se transformera en un grand jardin où on pourra trouver du plaisir, de la joie et surtout de la tranquillité et de la paix.

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