
Une fois encore, Musa Hijazin monte sur scène pour interpréter le personnage de Somaa, bien connu du public jordanien pour ses critiques humoristiques mêlant politique et vie quotidienne. Employé au Café du Peuple, un modeste établissement fréquenté par les habitants du quartier, Somaa a pour habitude de s’interroger à voix haute sur les sujets qui le préoccupent, tandis que les clients cherchent à le faire taire. Sa spontanéité finit par l’envoyer en prison où, là aussi, les détenus lui reprochent son indocilité et son refus obstiné d’être « un citoyen sur commande ». Face au responsable de la division « Pain et Fourrage », il n’hésite pas à s’écrier : « Jadis, ce pays était l’un des greniers à blé de Rome, et vous, vous le laissez mendier une miche de pain… libérez le pain pour que les gens se libèrent. »
La pièce, dont la première a eu lieu en 1997, évoque les émeutes du pain qui avaient éclaté en Jordanie l’année précédente. Écrite et mise en scène par Mohammed Al-Chawaqfeh, elle fait partie d’un recueil de textes politiques satiriques produit par le duo Al-Chawaqfeh et Hijazin entre 1992 et 2006. Les deux hommes s’étaient rencontrés alors qu’Al-Chawaqfeh venait d’achever ses études en Yougoslavie. Celui-ci avait fait forte impression sur Hijazin, qui appréciait sa culture et saluait son souci de justice sociale autant que sa volonté d’œuvrer à une production culturelle de qualité en Jordanie.
Le renouveau du Théâtre du Soleil
C’est en 1992 que le duo produit sa première pièce, intitulée Hey, America. Les deux artistes avaient déjà connu le succès avec Zaman al-chaqlaba (« Le temps de la pirouette »), une œuvre de Nabil Al-Machini qui, après une tournée triomphale en Jordanie, avait été jouée dans cinq États américains. Ils collaborent ainsi durant plusieurs années, avançant tous les frais et comptant sur la billetterie pour couvrir les coûts de production (location de la salle, salaires des comédiens, éclairage, décor, etc.). Avec un public au rendez-vous, puisqu’ils font salle comble partout. Cette popularité, qui constitue à leurs yeux la meilleure preuve de réussite, leur permet de multiplier les représentations dans les pays arabes et à l’international jusqu’à la fin des années 1990. Al’an fahmatkoum (« Maintenant, je vous ai compris »), est la dernière pièce dans laquelle ait joué Hijazin, en 2011 et 2012. Écrite par Ahmad Hassan Al-Zoubi et mise en scène par Mohammed Al-Damour, l’œuvre traite des révoltes d’alors dans le monde arabe, les fameux « printemps ». Après cela, le rideau est tombé sur la scène du Théâtre Concorde, jusqu’à ce qu’en 2017 le dramaturge Abdelssalam Qabilat décide de reprendre la salle sous le nom de Masrah Al-Chams (Théâtre du Soleil).
Qabilat est revenu de Russie, où il s’était installé, avec l’intention d’investir dans un théâtre qui proposerait des représentations permanentes, à la manière du théâtre de répertoire, dans le but de relancer la production culturelle locale. Persuadé que les bouleversements politiques survenus dans la région sont favorables à une telle entreprise en Jordanie, l’artiste compte sur l’État pour prendre son projet en charge. Il n’en est rien et, huit années durant, il puise dans ses deniers personnels sans retour financier. « Je m’attendais naïvement à ce que l’État s’intéresse à ce projet. Dans les années 1980 et 1990, le théâtre avait commencé à se développer en Jordanie, mais l’aventure a rapidement tourné court », déplore Qabilat.
Pour restaurer le Théâtre du Soleil, il a fallu se raccorder aux réseaux d’eau et d’électricité, reconstruire la scène, remplacer les fauteuils de bois et ajouter des salles de répétition et des coulisses. Trois mois de travail intense pour pouvoir proposer une formule autre que celle des festivals qui, selon Qabilat, a détourné des salles un public censé être le socle de la production théâtrale. Les politiques culturelles de ces vingt-cinq dernières années ont en effet imposé un modèle aux allures de performance donnée par des artistes privés de public, déplore l’artiste. « Le public allait au théâtre parce qu’on y racontait des histoires qui le concernent, mais aujourd’hui il en est totalement exclu. »
Plus qu’un besoin de fonds, un besoin d’intérêt
La naissance du cadre théâtral remonte à 1962, au moment de la fondation de l’université jordanienne, avec la Famille du Théâtre universitaire, troupe créée entre autres par Nabil Al-Machini, Nabil Suwalheh, Souha Awad et Qamar Al-Safadi, puis avec le Cercle de la culture et des arts en 1966, puis la Famille du Théâtre jordanien. Dans les années 1970, les contours d’une scène locale se précisent, avec le retour de nombreux artistes partis se former à la comédie et à la dramaturgie dans des établissements arabes et internationaux. Plus tard sont créés le département d’arts dramatiques à l’université de Yarmouk et le centre de formation aux arts dépendant du ministère de la culture. Dans les années 1990, les relations du royaume avec certains pays de la région ayant souffert de la guerre du Golfe, la demande d’œuvres jordaniennes diminue dans le monde arabe. Les artistes se tournent alors vers le théâtre local, tandis que, de son côté, le ministère de la culture subventionne de nombreuses productions.
Au milieu des années 1990, la troupe Al-Fawanis (Les Lanternes) avait tenté d’instaurer un espace de liberté avec les Journées théâtrales d’Amman, un festival indépendant qui programmait des troupes arabes et internationales. Mais au bout de seize éditions, le manque de soutien financier, matériel et logistique a eu raison de l’événement.
Avec quelque 11 millions de dinars jordaniens (13,5 millions d’euros), le ministère dispose cette année d’un budget en hausse, alors que celui-ci était tombé en 2020 à son plus bas niveau, 7 millions de dinars (8,5 millions d’euros). Si la plus grande part des dépenses concerne des projets de développement culturel — diversification des formations artistiques, parrainage des jeunes talents et soutien à des projets et à des instances culturelles —, les intervenants du théâtre n’ont constaté aucune incidence concrète sur leur situation, regrette le metteur en scène Abdelsalam Qubailat. Pour celui-ci, le problème va au-delà du volet financier et réside surtout dans le peu d’intérêt accordé au théâtre et à la création en général.
Un modèle de financement à trouver
Pour Hayat Jaber, directrice exécutive du Théâtre du Soleil, c’est le public qui joue un rôle déterminant dans la pérennité du théâtre. Non seulement en sa qualité, essentielle, de critique, mais aussi en tant que source de financement. En ce sens, l’existence d’une billetterie fixe permettrait de restaurer la relation avec les spectateurs en les amenant à intégrer le théâtre dans leur vie. En payant leur place, ils éviteraient au secteur de dépendre de l’octroi de fonds. De l’avis de Hayat Jaber, une telle dépendance est désastreuse, dans la mesure où elle fait de l’artiste un « sujet » dont la production doit répondre aux directives du financeur. L’artiste se retrouve ainsi dans la position de l’intellectuel de cour qui se soumet aux conditions imposées par le pouvoir financier. Dans la situation actuelle, les subventions sont sans doute nécessaires pour maintenir la production, reconnaît Hayat Jaber. Mais en comptant sur ce seul moyen de fonctionnement, l’institution culturelle risque de se retrouver en décalage avec les mutations en cours dans le monde arabe.
Dans son dernier ouvrage1, Hanan Toukan, chargée d’études sur le Moyen-Orient au Bard College Berlin, évoque les incidences politiques sur le secteur de l’art et de la culture dans le monde arabe. Bien que cela soit généralement mal perçu, le recours aux financements étrangers peut, selon elle, permettre de créer de nouvelles formes d’art qui ne correspondent pas nécessairement aux préférences du public local. Car ce qui intéresse le donateur, c’est de soutenir un art « alternatif ». En choisissant de financer un certain genre de films ou de spectacles vivants au détriment du théâtre dit « traditionnel », et sans se préoccuper de savoir si cela attirera un large public local, il participe à l’émergence de nouvelles formes artistiques, et donc d’un nouveau type de public, plus élitiste. De fait, le changement est notable à Amman ces trente dernières années, favorisé par le recours aux fonds internationaux dans différents secteurs, et non pas seulement en matière de culture.
Si quelques-unes des troupes créées au cours des dernières décennies ont disparu, d’autres existent toujours, comme celle d’Al-Rahhala (Les Voyageurs) et la troupe du Théâtre national jordanien fondée par Hijazin et Al-Chawaqfeh dans les années 1990. De même que la troupe des Lanternes, créée dans les années 1980 par Nader Omran, Khaled Al-Tarifi et Amer Madi, mais aussi de nombreux groupes animés par de jeunes artistes émergents. Ces derniers sont contraints, pour la plupart, d’exercer un travail à côté de leur activité théâtrale, qui leur demande d’importants sacrifices personnels.
Sur les quelque 1 300 membres du Syndicat des artistes spécialisés dans l’écriture, la composition, la pratique d’un instrument, le chant, la scénographie, l’interprétation et les métiers techniques, bon nombre enseignent à l’université ou dans des écoles et instituts privés, indique leur représentant, Mohammed Youssef Obeidat. Le syndicat supervise trois festivals principaux à l’adresse des enfants, des jeunes et des adultes, et six festivals pour des troupes privées affiliées au syndicat, tandis que des troupes d’amateurs organisent un ou deux autres événements. En dehors de cette dizaine de grandes manifestations qui, selon Obeidat, n’attirent pas les foules, il n’existe pas d’activité théâtrale pérenne sur l’année. Une situation qui s’expliquerait par les problèmes financiers récurrents du syndicat, dont les rentrées sont constituées uniquement des taxes professionnelles, largement insuffisantes.
Depuis cinq ans, la situation financière de l’association est mise à mal : en raison tout d’abord de la pandémie de Covid-19 et de son cortège de fermetures et d’annulations, puis du fait de l’offensive israélienne contre Gaza, qui a impacté l’organisation des festivals et la venue d’artistes étrangers. Si l’ensemble des secteurs culturels a pâti de cette situation, le théâtre a particulièrement souffert. Les comédiens ont dû se tourner vers la télévision et le cinéma, qui, même s’ils ne sont pas épargnés par le contexte d’austérité, offrent de meilleurs salaires et une audience plus large.
Une nécessaire volonté politique
Après avoir assisté depuis 2007 à toute une série de changements dans les cursus d’arts dramatiques, Joyce Raie, enseignante d’arts dramatiques à l’université de Jordanie, à Amman, se félicite de l’excellente qualité du programme actuel, comparable à ceux des facultés de théâtre les plus renommées, avec des séjours pratiques et des enseignements théoriques préparant à une véritable professionnalisation. Mais alors que seulement quelques dizaines d’élèves sont admis chaque année dans la classe d’arts dramatiques, ceux qui obtiennent leur diplôme sont encore moins nombreux : les abandons sont en effet fréquents, en raison de la difficulté du cursus et de l’absence de débouchés. Mais pour Joyce Raie, le problème ne réside pas tant dans le faible nombre de lauréats que dans la capacité de ceux-ci à produire un travail de qualité dans la conjoncture.
Si l’adoption de politiques injustes dans un secteur donné contribue à son affaiblissement, l’absence totale de politiques peut produire les mêmes effets. Pour relancer le théâtre jordanien, qui a aujourd’hui perdu toute influence, il faudrait une volonté politique d’admettre l’importance de la culture et d’écouter les intervenants du milieu de la création, estime Qubailat.
Les artistes et les troupes travaillent actuellement chacun dans leur coin, en l’absence d’un espace de réseautage et de collaboration, déplore le comédien et dramaturge Ahmed Sorour. Une organisation officielle s’impose d’urgence, selon lui. Bien que membre du Syndicat des artistes depuis 2011, le comédien confie ne pas bien savoir quel rôle est censée jouer cette institution.
Plusieurs guides et pères du théâtre sont aujourd’hui décédés : le comédien et dramaturge Khaled Al-Tarifi, qui a influencé des générations entières d’artistes, ou le metteur en scène Hussein Nafie. Ou bien se sont exilés : le comédien et dramaturge palestinien Ghannam Ghannam a quitté la Jordanie pour rejoindre les Émirats arabes unis, afin de réaliser les projets artistiques qu’il ne pouvait mener à bien dans son pays. Les auteurs dramatiques s’accordent sur la nécessité de reconnaître la valeur du travail artistique et de réhabiliter le rôle du département de la culture. Mais la valse des ministres ne facilite pas cette tâche. Ahmed Sorour : « Si l’on me demande quel ministre de la culture je souhaite, je dirais que je veux quelqu’un qui soit issu du milieu artistique et connaisse les auteurs par leur nom… Je ne devrais pas être obligé de me présenter à chaque remaniement ministériel. »
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1The Politics of Art, Stanford University Press, 2021.