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Dossier

Monde arabe. Quelle culture dans un espace politique contraint ?

Un groupe de personnes chantant, avec un grand symbole circulaire rouge en arrière-plan.
©Nawaat.

Comment mener une réflexion sur la production culturelle dans le monde arabe tout en tenant compte du contexte politique ? Car la culture n’est pas seulement le miroir du réel : elle agit dessus, tout en étant elle-même impactée par ses bouleversements. Au cours de la dernière décennie, le durcissement de la vie politique et le rétrécissement continu de l’espace public observés dans plusieurs pays du Maghreb et du Proche-Orient ont eu une incidence directe et indirecte sur le secteur culturel : restrictions budgétaires, fermeture des lieux dédiés, censure ouverte ou déguisée, coupure progressive avec le public…

Entre mémoire, témoignage et résistance

Pour autant, la situation diffère selon les pays. Ainsi, en Jordanie, l’affaiblissement de la scène théâtrale s’explique autant par la marginalisation de la culture dans les politiques publiques que par la répression politique. En Tunisie, certaines formes d’expression tentent d’investir un espace alternatif à la suite de la fermeture des espaces officiels. Tandis qu’en Égypte, la répression institutionnelle qui s’abat sur la culture indépendante n’a pas réussi à empêcher l’émergence de la littérature carcérale comme acte de mémoire et de résistance individuelle. Pour survivre à la guerre et à l’effondrement de leur pays, les écrivains yéménites se réfugient pour leur part dans la littérature, alors qu’en Algérie la culture prospecte de nouveaux espaces – numériques, mais aussi physiques, comme les cafés littéraires – pour permettre la circulation des idées, loin de la censure. Au Liban, le centralisme culturel vole en éclats, grâce à des initiatives qui s’attachent – notamment depuis l’agression israélienne de 2024 – à élargir l’identité collective en restaurant le lien entre le fait culturel et l’appartenance locale.

Et comment ne pas s’arrêter sur le cas de la Palestine, où le génocide en cours à Gaza nous place devant une question fondamentale : quelle signification peut encore avoir l’acte d’écrire, de peindre ou d’exposer alors que des villes sont dévastées et des familles entières, anéanties ? Dans une telle situation, l’œuvre artistique constitue à la fois un témoignage et un acte salvateur : ainsi des installations présentées lors de la dernière biennale de Charjah, aux Émirats arabes unis, qui ont donné à voir des fragments de corps, des décombres et une mémoire disloquée. Le moment n’est pas seulement celui d’une production culturelle, mais aussi celui de l’interrogation sur l’utilité de l’art et sa capacité à exprimer une résistance face à l’anéantissement.

Dans ce nouveau dossier du Réseau des médias indépendants sur le monde arabe, nous verrons comment la culture s’adapte au rétrécissement du champ politique et à son verrouillage en ouvrant un espace alternatif. Mais aussi comment les restrictions laissent de profondes empreintes, et comment la fiction peut devenir un moyen d’appréhender l’impasse. Seront également posées des questions fondamentales : comment maintenir vivante la culture là où la vie publique est vidée de son sens ? L’écriture, la chanson ou la peinture sont-elles des expressions à même de restituer aux populations ce dont elles ont été dépouillées ?

Diversité des expériences

Nous constaterons dans ce dossier la diversité des expériences. Ainsi, en Tunisie, les stades de football apparaissent comme le dernier espace public où la contestation collective est tolérée. Selon le blog Nawaat, constitué de dissidents tunisiens proposant un espace de débat, les groupes d’ultras y sont une force politique et culturelle qui relaie la colère sociale et livre une bataille quotidienne contre la censure et la répression par le biais des chants, des slogans et des tifos. Depuis les gradins des stades jusque sur les murs des villes, l’art du tag a explosé dans la foulée de la révolution tunisienne en 2011, avant de reculer avec le retour de la répression policière et du contrôle de l’espace public. Cette forme de contestation perdurera-t-elle face aux menaces de bâillonnement ?

En Jordanie, la situation est différente : si le théâtre n’y est pas directement en butte à la répression, il se retrouve de fait exclu des politiques culturelles qui ne l’inscrivent pas parmi leurs priorités, déplore le webmédia indépendant jordanien 7iber. On assiste ainsi à l’érosion continue d’un secteur qui perd à la fois ses subventions et son public, tandis que des grand-messes officielles viennent cacher la misère culturelle. Ici, la parole n’est pas étouffée, on la laisse simplement s’éteindre en silence.

Au Liban, Mashallah News nous emmène dans une Tripoli longtemps négligée, où le centre culturel Rumman tente de briser le centralisme beyrouthin. Ouvert dans la foulée du soulèvement d’octobre 2019, cet espace d’expression et de rassemblement a pris une nouvelle dimension après l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020. Durant l’agression israélienne contre Gaza et le Sud-Liban en 2024, le lieu a entrepris de faire le lien entre expression culturelle et colère politique. Rumman ne se présente plus uniquement comme une tribune artistique, mais comme un espace où est repensé le rapport de la culture à la société.

En Algérie, où sévit toujours une censure féroce, certains tentent d’instaurer des espaces indépendants de débat et de création. Le portail d’information algérien Maghreb émergent, ouvert en 2010, plusieurs fois censuré, nous explique comment le numérique permet de redéfinir la relation entre les artistes et le public et de promouvoir une culture critique libérée du discours officiel.

Malgré la répression institutionnelle qui frappe la culture égyptienne depuis 2013, l’écriture continue de sourdre des murs : littérature carcérale, tribunes numériques alternatives et projets cinématographiques, selon le média panarabe Assafir Al-Arabi, né en 2012 comme supplément au quotidien libanais de gauche As-Safir avant de continuer en version numérique à la disparition de celui-ci en 2016. Le site documente une réalité qui, à défaut d’être changée, sera du moins sauvée de l’oubli. De l’écriture comme acte de résistance à l’écriture comme tentative d’appréhender la perte : dans un Yémen ravagé par la guerre et son cortège de tragédies, les écrivains privilégient le roman à la poésie, comme si la fiction restait le seul langage possible, constate Orient XXI. En plein essor depuis quelques années, ce genre littéraire apparaît aujourd’hui comme un moyen de conjurer le chaos au sein d’une réalité devenue inintelligible.

Mais c’est en Palestine que la question se pose avec le plus d’acuité. Au moment où des villes sont rayées de la carte et des familles entières, massacrées, l’art se fait à la fois témoignage et cri de détresse, relève le site web d’information égyptien Mada Masr. À la biennale de Charjah, où les participants gazaouis exposent des œuvres porteuses de mémoire, d’affliction et de résistance, l’art se présente comme ultime acte de salut.

Depuis l’Italie, enfin, le site culturel Babelmed.net relaie la voix des artistes de hip-hop d’origine arabe, qui expriment leurs revendications identitaires à travers la musique. Refusant d’être réduits à un statut de migrants, c’est dans leur dialecte qu’ils chantent leurs épreuves afin de s’affirmer dans une société qui ne les reconnaît pas totalement. La culture est ici un instrument d’affirmation par-delà les frontières géographiques.

L'image présente un symbole stylisé en noir sur fond blanc. Ce symbole semble être une combinaison de courbes et de lignes angulaires, formant une figure abstraite. Il est entouré d'un cadre carré, ce qui donne une impression de structure et de modernité. Les formes suggèrent un mouvement et une dynamique, mais leur interprétation exacte peut varier selon les perspectives.

Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.

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