Dossier

Irak 2003. Un crime sans criminels

© Thierry Cauwet, 2012/Fonds de dotation Enseigne des Oudin

L’histoire se répète. Chaque fois, l’intervention étrangère aggrave les problèmes qu’elle est censée régler et ajoute des souffrances aux populations qu’elle est censée soulager. Chaque fois les événements démentent les belles promesses de lendemains heureux, et l’horizon d’un ordre international plus juste s’éloigne au fur et à mesure que la guerre devient le mode dominant de résolution des crises. Et chaque fois, frappés d’amnésie, certains nous engagent à déclencher la suivante.

Les exemples sont nombreux. En Libye, il s’agissait de se débarrasser d’un dictateur mégalomane et sanglant ; résultat, le pays s’est divisé, l’État s’est effondré et les métastases de sa chute ont essaimé dans toute la région du Sahel. En Afghanistan, les États-Unis se sont retirés piteusement au bout de vingt ans, laissant un pays en ruines, les femmes afghanes que l’on prétendait libérer laissées à elles-mêmes et les talibans, ceux-là mêmes que Washington voulait punir pour les attentats du 11 septembre 2001 revenir au pouvoir. Jamais la formule « l’enfer est pavé de bonnes intentions » n’a paru aussi pertinente.

Au concours des désastres, la guerre contre l’Irak de 2003 mérite sans conteste la médaille d’or. Ce sera « la mère de toutes les batailles », avait promis le président irakien Saddam Hussein le 16 janvier 2003 alors que les États-Unis, le Royaume-Uni et leurs alliés de ce qu’on appelait « la nouvelle Europe » envahissaient son pays. Quelques semaines suffirent à balayer les rodomontades du Raïs, mais il s’écoula des années avant que Washington ne trouve la porte de sortie. L’aventure mêlait les rêves fous de docteurs Folamour néoconservateurs autour du président Georges W. Bush ambitionnant de redessiner le Proche-Orient et les appétits des grandes compagnies pétrolières qui lorgnaient le pétrole irakien nationalisé en 19721.

Par la voix de son ministre des affaires étrangères de l’époque Dominique de Villepin, la France, ovationnée par une grande partie des spectateurs de cette session historique du Conseil de sécurité des Nations unies, avait osé s’élever contre une folle aventure. Ce défi de Paris à l’arrogance américaine lui valut une crise sans précédent avec Washington et une campagne francophobe d’un niveau inégalé (second article de Christian Jouret). Mais ce courage ne dura pas. En contradiction avec l’esprit et la lettre de la Charte des Nations unies, le Conseil de sécurité — et donc la France — entérina l’invasion américaine et la décision de confier à l’agresseur le soin de diriger l’Irak. À leur action criminelle et illégale, les États-Unis ajoutèrent une incompétence liée à l’idéologie des néoconservateurs et à leur méconnaissance du terrain.

Le bilan de cette aventure est difficile à établir. Jamais on ne connaitra le nombre exact de morts irakiens : des centaines de milliers pour les uns, un million selon d’autres. À quoi il faut ajouter les innombrables réfugiés, la destruction des infrastructures, l’effondrement du système éducatif . En gravant dans le marbre un confessionnalisme politique qui partage le pouvoir entre sunnites, chiites et Kurdes, les apprentis sorciers américains ont rendu le pays ingouvernable. Et aujourd’hui encore, les États-Unis continuent à contrôler les revenus du pétrole irakienentreposés dans les coffres de la Banque centrale. Quant aux conséquences géopolitiques, elles sont loin de correspondre aux rêves des néoconservateurs qui prédisaient l’émergence d’un Irak démocratique solidement allié à Israël.

Paradoxalement, cette guerre aura permis à l’Iran, pourtant ennemi numéro 1 des États-Unis, de s’incruster au cœur du système politique et milicien irakien ; et il aura accouché de l’organisation de l’État islamique (OEI), comme la guerre américaine en Afghanistan avait accouché de celle d’Al-Qaida.

Pour tous ces crimes — — crime d’agression, crimes contre l’humanité et crimes de guerre2 —, aucun responsable occidental ne sera jugé. Ni George W. Bush, ni Tony Blair, ni Silvio Berlusconi, ni José Maria Aznar ne seront trainés devant un tribunal international comme de vulgaires responsables africains.

Trop vite, ce conflit a été passé par pertes et profits, une « erreur » certes, mais dont on ne tirera aucune leçon : n’évoque-t-on pas à Washington et à Tel-Aviv une nouvelle expédition contre l’Iran ? Cette amnésie permet de comprendre le scepticisme des peuples et des gouvernements du « Sud global » à l’égard de l’invasion russe de l’Ukraine. Non qu’ils l’approuvent — la plupart l’ont condamnée —, mais ils restent sceptiques face aux discours occidentaux s’indignant de l’agression de la Russie, de l’inadmissibilité de l’occupation d’un territoire par la force, des crimes de son armée. Leur conviction est faite : les Occidentaux ne défendent pas en Ukraine le droit international, la paix et la démocratie, mais leurs seuls intérêts. Ils en voient une preuve supplémentaire dans le refus des États-Unis et de l’Union européenne de prendre la moindre mesure pour faire cesser l’occupation de la Palestine qui, elle, dure depuis des décennies.

1Jean-Pierre Sereni, « Échec d’une guerre pour le pétrole », Le Monde diplomatique, mars 2013.

2Parmi ces crimes, voir Alain Gresh, « Haditha, un massacre impuni en Irak », Le Monde diplomatique, « Nouvelles d’Orient », 29 janvier 2012.

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