Monde arabe. Santé mentale, un enjeu politique

Irak. La santé mentale entre guerres, drogue et chômage

Ces quarante dernières années l’Irak a subi quatre conflits majeurs, un embargo de 13 ans et plusieurs guerres civiles. Les conséquences psychologiques de cette instabilité ravagent la société irakienne, mais les personnes souffrant de maladies mentales restent très fortement stigmatisées. Et les réponses sanitaires ne sont ni adaptées, ni suffisantes.

L'image présente un dessin encre, caractérisé par des portraits stylisés et des formes abstraites. À gauche, on peut voir plusieurs visages qui semblent se fondre les uns dans les autres, créant une impression de mouvement et de confusion. À droite, un visage plus distinct émerge, entouré de lignes et de formes géométriques, donnant une sensation de dynamisme. L'ensemble évoque un mélange de réalismes et d'abstractions, avec une palette de bleu profond qui apporte une atmosphère contemplative.
2016. Dessins de Peshawa Mahmood
Académie Bach Aix / Flickr

Six mois avant sa première consultation dans un cabinet de psychiatrie privé à Bagdad, Fatima (32 ans, le prénom a été changé) ne savait pas encore qu’elle était atteinte d’une dépression sévère combinée à d’autres maladies mentales. Elle a souffert tout au long de son itinéraire thérapeutique qui a débuté par son harcèlement par sa famille et son entourage, l’intervention d’un cheikh la soumettant à une expérience brutale marquée par les cris, les coups et les cautérisations, pour chasser le « diable » de son corps, et la menace de son père de l’interner de force à la Shamma’iya si elle « ne reprenait pas ses esprits ».

Al-Shamma’iya est l’appellation populaire, à connotation péjorative, de l’hôpital psychiatrique Al-Rachad, appelé également « l’asile de fous ». « Mon père me menaçait en évoquant « Al-Shamma’iya ». Il me disait que personne ne songerait à m’épouser, et que je resterais un fardeau pour ma famille. » Sans son frère aîné et son ouverture à l’idée d’une psychothérapie, Fatima n’aurait jamais pu se libérer du joug des coutumes et traditions, qui assimilent toutes les maladies mentales à la folie.

La société rejette généralement tout individu souffrant de problèmes psychologiques et le marque d’un stigmate. La personne souffrante est considérée comme « folle » ou, au mieux, possédée par les djinns. Un cheikh doit alors intervenir pour pratiquer la roqya char’iya, qui consiste principalement à réciter des versets coraniques au chevet du patient et à faire quelques prières. Un de ses usages est de guérir la personne « possédée » et chasser le « djinn » de son corps ; cette pratique peut également s’accompagner de coups, humiliations et cautérisations touchant diverses parties du corps.

Les cicatrices invisibles de la guerre

Pendant plus de 40 ans, l’Irak ne sortait d’une guerre que pour sombrer dans une autre. Le pays a vécu quatre conflits majeurs, et entre eux un embargo qui a duré 13 ans et des guerres civiles qui se sont déclenchées dans plusieurs régions (la guerre confessionnelle en 2006 et 2007 demeurant la plus brutale). Cette instabilité a apporté son lot de morts, blessés et invalides, ainsi que des pertes énormes dans les infrastructures et les ressources de l’État. Mais les dégâts ne s’arrêtent pas là. Il y a aussi les conséquences psychologiques qui se perpétuent et ravagent la société.

Les dépenses consacrées à la santé mentale en Irak ne dépassent pas 2 % de l’enveloppe destinée au secteur de la santé dont la part ne dépasse pas 5 % du budget triennal (2023-2025), et cela en dépit des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui affirme que chaque euro investi dans le traitement des troubles psychologiques courants, tels que la dépression et l’anxiété, en rapporte cinq grâce à l’amélioration de la santé et de la productivité. Mais l’Irak demeure encore loin de cette approche.

Alors que la moyenne mondiale de la densité de médecins-psychiatres est estimée à 9 pour 100 000 habitants, elle est inférieure à 2 en Irak. Un tiers des praticiens y sont des non-spécialistes, ce qui signifie que le pays manque gravement de psychiatres et de psychothérapeutes.

Dans un sondage réalisé par l’Institut Gallup en 20041, les Irakiens ont fait part de leurs plus grands espoirs et craintes. Leur plus grand espoir était, et demeure, la sécurité et la stabilité (47 %), alors que les conflits confessionnels et la guerre représentaient leurs pires craintes pour l’avenir (28 %). Des peurs qui se sont concrétisées avec le déclenchement de la violence confessionnelle dont les répercussions continuent de se manifester sous la forme de crises sécuritaires, économiques, sociales et sanitaires. Selon l’indice Gallup des peuples les plus exposés aux expériences négatives, l’Irak s’est classé troisième, après le Liban et l’Afghanistan.

D’autre part, 20 % des coûts des soins de santé mentale reviennent aux Irakiens, ce qui constitue une charge insupportable pour les classes pauvres et défavorisées. Selon les données du ministère irakien de la planification, plus de 11 millions d’Irakiens vivent en dessous du seuil de pauvreté, auxquels s’ajoutent 6 millions d’orphelins et 2 millions de veuves.

600 patients maintenus en soins sans raison

En Irak, où la population est estimée à 43 millions d’habitants environ, il y a seulement trois hôpitaux psychiatriques : les établissements Al-Rachad et Ibn Rushd à Bagdad, et le Soz Mental Hospital à Souleimaniye. Ils sont tous affectés par la négligence, le manque de personnel médical et la pénurie de médicaments indispensables.

L’hôpital psychiatrique universitaire Al-Rachad est le plus grand établissement de santé mentale en Irak. Destiné aux séjours de longue durée, il est constitué de 24 bâtiments avec une capacité d’accueil de 1 200 lits. Plus de 1 400 personnes y sont internées, sans justification pour une grande partie d’entre elles. Le président de la commission de la santé du parlement irakien a révélé la présence de 600 patients dont l’état de santé ne nécessite pas une prolongation de la durée d’hospitalisation, mais que les familles refusent d’accueillir : elles versent des pots-de-vin pour perpétuer leur séjour dans « l’asile de fous ».

L’attitude des parents s’explique par la stigmatisation sociale, la difficulté de la réintégration sociale, et l’absence de structures d’hébergement destinées à la prise en charge des patients après l’itinéraire thérapeutique. Les hôpitaux sont les seuls endroits où le patient peut recevoir des soins de santé. Or une admission à l’hôpital Al-Rachad, par exemple, signifie qu’il sera étiqueté « fou » jusqu’à la fin de ses jours.

L’OMS recommande de promouvoir davantage la santé mentale dans les communautés touchées, et de prioriser les services impliquant la communauté, ce qui permettrait de faciliter la prise en charge, avant leur réinsertion au sein de la famille et de la société grâce aux services de santé mentale communautaires établis dans chaque ville et village.

L’hôpital Al-Rachad illustre parfaitement la négligence de l’État et de la société envers la santé mentale. En juin 2023, la commission parlementaire chargée de la santé a présenté un rapport détaillé. Parmi les faits révélés, les patientes soumises à des violences physiques, les chambres sans éclairage, le dysfonctionnement de 80 % des systèmes d’aération et de climatisation, ainsi que la « disparition » de plus de 160 climatiseurs et d’un million de litres de fioul nécessaire pour fournir l’électricité à l’hôpital. Les dotations financières annuelles allouées à l’établissement Al-Rachad dépassent 400 millions de dinars irakiens (250 000 euros), ce qui représente la somme la plus importante jamais accordée à un hôpital sous la tutelle du ministère irakien de la santé.

La situation de l’hôpital n’était pas vraiment meilleure durant les années qui ont précédé l’invasion américaine de 2003. C’est même durant cette époque qu’il a acquis sa mauvaise réputation. Des histoires étranges et des légendes au sujet de ses patients se sont propagées. Après la chute du régime de Saddam Hussein et la situation de chaos qui s’en est suivie, l’hôpital — à l’instar des autres établissements publics — a eu sa part de pillages et d’incendies. Un phénomène que les Irakiens appelaient al-hawassim, un terme populaire désignant ironiquement les actes de pillage, de saccage et de vandalisme. Le mobilier de l’hôpital a été pillé, son personnel et ses patients battus, et certaines patientes violées.

Le stigmate et ses conséquences

La stigmatisation et la négligence délibérée de la santé mentale ont fortement contribué à la persistance de la pénurie de personnel médical spécialisé. Ce désintérêt est dû à la stigmatisation et à la faible rentabilité de l’exercice d’une spécialité pratiquée également par des cheikhs jouissant d’une influence sociale importante. L’État est conscient de cette situation, mais ne fait rien pour y remédier. Il continue même d’octroyer des autorisations aux chaînes satellitaires qui diffusent, en direct, des séances d’exorcisme pour chasser les djinns et soigner la dépression.

Les cheikhs sont nombreux en Irak, mais pas les cabinets psychiatriques en dehors de la capitale Bagdad. Dans les autres villes, les services de santé mentale se limitent à la présence de petits cabinets rattachés aux hôpitaux centraux, généralement appelés divisions des maladies mentales ». En raison de la pénurie des psychothérapeutes, ces cabinets sont dirigés par des travailleurs sociaux qui assurent également le suivi des dossiers des patients.

En 2018, l’université Al-Anbar a mené une étude portant sur les troubles de stress post-traumatique (TSPT) chez ses étudiants ayant survécu aux expériences de déplacement et d’exode après la prise de contrôle du gouvernorat d’Al-Anbar par l’Organisation de l’État islamique (OEI)2 Elle a montré que 25 % des étudiants souffrent d’un TSPT aigu, 8 % d’un TSPT chronique et 5 % d’un TSPT d’apparition tardive.

Les symptômes de la guerre ne disparaissent pas subitement quand les camps des déplacés se vident de leurs habitants. Ils laissent des marques indélébiles. En 2018, un an après la fin des combats entre les forces armées irakiennes et les combattants de l’OEI, plus de 2,5 millions d’Irakiens vivaient encore dans les camps, et 30 % d’entre eux souffraient de troubles psychologiques, tels la panique, l’anxiété, le stress et la névrose menant au suicide.

Une stratégie de prévention du suicide

Le cabinet du premier ministre a célébré, lors d’un évènement organisé au Babylon Hotel, le lancement de la stratégie nationale de prévention du suicide en présence du ministre de la Santé et d’autres responsables. Cette dernière a coïncidé avec la publication des statistiques annuelles du ministère de l’Intérieur concernant le suicide en Irak entre 2017 et 2022 : 449 cas en 2017, 519 en 2018, 588 en 2019, 644 en 2020, 863 en 2021 et 1 073 en 2022. Mais l’ancien Haut-commissariat irakien aux droits humains conteste les chiffres officiels affirmant que « les statistiques annoncées concernant les décès par suicide sont bien inférieures aux chiffres réels ». En effet, les familles cachent bien souvent la cause réelle de la mort, parlant plutôt d’« accident », par exemple. Selon les données du ministère de la santé, les troubles psychologiques sont la principale cause du suicide : « Les tentatives de suicide sont dues à des raisons psychologiques (43 % des cas), familiales (35 %), financières (15 %) et autres (8 %) ».

Aborder cette question implique de prendre aussi en compte le chômage et les drogues. Jusqu’en 2023, le taux de pauvreté se situait, selon les données avancées par le porte-parole du ministère de la planification, entre 20 et 21 %. Ce taux ne peut pas être appréhendé séparément de celui de chômage qui atteint 35 % chez les jeunes selon les données révélées par le Programme alimentaire mondial des Nations unies (PAM). Cette source avance des chiffres différents de ceux du ministère de la planification, et affirme que les taux de pauvreté ont bien augmenté depuis 2018 et qu’ils incluent désormais « 12,27 millions de personnes sur une population estimée à 41,2 millions d’habitants, dont 70 % sont des jeunes ». Le bureau central des statistiques du ministère irakien de la planification estime la population à 43 millions d’habitants à l’heure actuelle.

Crystal meth et captagon

Ces chiffres nous incitent à porter attention aux statistiques de la consommation des drogues en Irak, qui, selon le conseiller à la sécurité nationale en Irak, une menace majeure pour la société. Le bilan du ministère de l’Intérieur pour l’année 2023 dénombre 144 narcotrafiquants internationaux arrêtés en Irak et plus de 19 000 accusés détenus, dont 10 000 ont été condamnés. Quatre tonnes de stupéfiants et 15 tonnes de psychotropes ont été saisies, ainsi que 1 700 armes et 1 200 véhicules destinés au transport des stupéfiants.

Le « crystal meth » (méthamphétamine) — connu localement sous le nom de « shabbu » — et le Captagon, sont les drogues les plus populaires en Irak. Des quantités énormes ont été saisies ces dernières années et le pays, qui était auparavant une simple plaque tournante, est devenu une véritable zone de production et de consommation. En juillet 2023, la police a perquisitionné et démantelé un laboratoire clandestin destiné à la production du Captagon dans le gouvernorat d’Al-Muthanna, situé dans le sud du pays. Dans cette région, le trafic des stupéfiants est devenu un business juteux dont la valeur est estimée par les experts à plus de 10 milliards de dollars annuellement.

En septembre 2023, les députés irakiens ont procédé à une première lecture d’un nouveau projet de loi sur la santé mentale. Selon le ministre de la Santé, elle rendrait justice aux professionnels de la santé mentale. Pourtant, le défi majeur reste de reconnaître le problème, de remonter à ses causes profondes et de créer une nouvelle conscience institutionnelle et sociale, tolérante, coopérative, non hostile envers les patients.

1Benedict Vigers, « Iraqis Look Back : Is Life Better Today ? », Gallup Blogs, 20 mars 2023.

2À partir de 2014 l’OEI prend le contrôle des gouvernorats d’Al-Anbar, Salah al-Din et Ninive, provoquant des destructions massives et le déplacement de plus de 5 millions de personnes.

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