Journal de bord de Gaza 72

« La période de la mort est finie, commence celle de la non-vie »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre une vaste zone de tentes blanches installées sur un terrain aride, entourée de bâtiments en ruines. Les tentes semblent former un camp, probablement pour des personnes déplacées ou des réfugiés. En arrière-plan, on peut voir des structures détruites, ce qui indique un environnement de conflit ou de catastrophe. Le ciel est nuageux, et l'atmosphère générale évoque la désolation et la nécessité d'abri.
Gaza-ville, 22 janvier 2025. Des tentes nouvellement montées sont déployées dans le quartier Al-Shujiyya de la ville de Gaza.Les Palestiniens déplacés retournent dans la ville, au quatrième jour d’un accord de cessez-le-feu.
Omar AL-QATTAA / AFP

Mercredi 22 janvier 2025.

Au quatrième jour du cessez-le-feu, les Gazaouis ont toujours un grand sentiment de soulagement. Mais beaucoup d’entre eux semblent comme anesthésiés. Surtout ceux qui pouvaient se déplacer1, et qui ont trouvé leur maison totalement détruite. Pendant la guerre, les habitants de Rafah avaient bien entendu parler de « destructions massives », mais ils ne s’attendaient pas du tout à ce qu’ils ont trouvé. C’est comme la ville du Havre en France, après la Deuxième guerre mondiale : plus rien ne reste, même pas les routes. Les municipalités ont commencé à dégager les décombres pour les faire réapparaitre. Mais vu d’en haut, pour l’instant, on ne voit que des carrés noirs et blancs, des blocs de décombres, même pas des carcasses de bâtiments. La quasi-totalité des habitations a été aplatie.

Au nord de la ville de Gaza, la destruction est totale. Pareil au sud. Rafah est une ville en ruines. Ceux de mes amis et de mes connaissances qui y vivaient avant la guerre ont appris que leurs maisons ont été entièrement détruites, aplaties. Ils l’ont vu sur des images envoyées par leurs voisins ou leurs amis restés sur place. La plupart d’entre eux ont perdu leur « maison familiale », de quatre ou cinq étages, avec au moins deux appartements par étage, où vivait la famille élargie, comme c’est l’usage à Gaza. Là aussi, le choc les a comme anesthésiés. Ils rêvaient de rentrer chez eux tout de suite, mais maintenant ils se posent des questions. Ne vaut-il pas mieux rester ici, à Deir El-Balah ? Et faire des allers-retours, si la route est dégagée ?

Leur maison, leur travail, leur business, leur atelier, ils ont tout perdu. Et souvent leur voiture aussi. Nombre d’entre eux sont partis trop tard de Rafah, au moment où la circulation a été interdite par les Israéliens, et ont dû laisser leur véhicule sur place.

Les Israéliens ont fait sauter toute la zone à la dynamite

Le beau-frère d’un de mes amis, un commerçant, avait des boutiques et deux appartements dans le quartier de Cheikh Radwan, au nord de la ville de Gaza. Le lendemain du cessez-le-feu, il a appris que tous ses biens avaient disparu. Depuis, il ne parle plus. « Si on lui adresse la parole, il ne répond pas. Il se contente de bouger un peu la tête », dit mon ami.

Un autre ami, qui était avec moi ici à la Maison de la presse, a lui aussi appris que sa maison, dans le quartier voisin de Saftawi, a été réduite à l’état de ruines. Pourtant, une semaine avant le cessez-le-feu, elle était toujours debout, comme il a pu le voir sur les photos qu’on lui avait envoyées. Mais aujourd’hui, il n’y a plus rien. Car avant de partir, les Israéliens ont fait sauter toute la zone à la dynamite. Mon ami ne sait plus quoi faire. Quitter Nusseirat, où il est réfugié ? « Là, je vis dans un appartement, avec l’eau et l’électricité grâce à des panneaux solaires. Qu’est-ce que je vais faire si je rentre chez moi ? Planter une tente sur les décombres de ma maison ? » Sa femme et ses enfants sont au Caire. Lui est resté avec le reste de la famille :

Mon père n’a pas réagi. J’ai peur qu’il devienne fou de rage. Cette maison, c’était le fruit de plusieurs années de travail. Il ne me reste plus rien, plus de souvenirs, plus de vêtements, plus de meubles.

Il ne cesse d’évoquer les souvenirs liés à cette maison, les moments heureux, comme la fête pour l’enterrement de vie de garçon de son frère.

Rentrer ou pas ? La même question se pose pour de très nombreux déplacés, qui commencent à comprendre l’ampleur des destructions. Les gens qui sont allés sur place ont souvent apporté des matelas et passé la nuit sur les décombres de leur maison. On s’attendait à voir un million de personnes retourner au nord le premier jour. Mais beaucoup se sont dit : il ne faut pas aller trop vite. Gaza-ville a été en grande partie rasée, comme par un séisme, ou plutôt un israélisme. Les déplacés qui veulent y revenir, surtout les habitants des quartiers de Chaja’iya, de Zeitoun, de Jabaliya, ne veulent pas vivre sous une tente, ils cherchent des appartements à louer. Mes amis m’appellent pour me demander s’il n’y a pas un appartement libre dans la tour où j’habitais, à Gaza-ville, une des rares à ne pas avoir été touchée : « Il n’y a pas des propriétaires qui ont quitté Gaza et qui veulent louer ? » Mais les appartements sont rares et les prix sont chers, bien sûr, car beaucoup de gens profitent de la situation.

D’ailleurs, où installer ces milliers de tentes et de caravanes, prévues dans l’accord de cessez-le-feu ? Il faut s’attendre à voir se constituer de nouveaux camps informels. Les centaines de milliers de déplacés qui se sont entassés au sud vont faire la même chose dans la partie nord, dont ils sont originaires.

Des squelettes sous les décombres

Et puis il y a le problème des morts. On a retrouvé des corps dans les rues, abandonnés depuis des mois. Mais qu’en est-il de ceux toujours sous les décombres ? Comment revivre dans ces lieux en sachant que les corps des vôtres sont là, sous vos pieds ? Jusque-là, à Rafah, on a déterré près de 200 dépouilles à l’état de squelettes. Et ce n’est qu’un début. Les recherches sont difficiles, elles doivent être menées avec délicatesse. Il faut des opérateurs de bulldozers capables de chercher les corps sans les écraser.

Ces squelettes éparpillés dans les rues ou enfermés dans les ruines, c’est pour les Gazaouis un choc encore plus grand que la guerre. Nous vivions dans une tornade, un mixeur qui tourne et qui tourne. Le mixeur s’est arrêté. Et il nous laisse coupés en morceaux. Il n’y a plus de vie. Des gens essaient de se motiver pour nettoyer un peu. Le gouvernement du Hamas a commencé à dégager les routes, à pomper de l’eau, sa police s’est déployée dans les marchés, s’occupe de la circulation. Mais ce n’est pas du tout suffisant.

Comme on le prévoyait, la deuxième guerre commence : vivre une vie là où il n’y a pas de vie. Sabah et moi avons décidé d’attendre, pour rentrer, que le trajet en voiture soit autorisé. Cette semaine, peut-être, ou la semaine prochaine. Comme vous le savez, Sabah est enceinte, et il n’est pas question pour elle de faire le trajet à pied. Par une chance inouïe, notre tour est toujours debout, l’appartement est toujours là. D’après nos amis sur place, un mur est abîmé et les vitres ont sauté, mais l’appartement est habitable, on se débrouillera avec des bâches, du nylon, du plastique et un peu de ciment. Mais l’eau ? Les citernes qui étaient sur le toit ont été bombardées. Il y a plus de 40 appartements dans cet immeuble, il faudrait une trentaine de citernes pour les approvisionner, et ça n’existe pas à Gaza. Pas d’électricité, donc pas d’ascenseur : je me prépare à l’idée de monter jusqu’au neuvième étage en portant deux jerricanes. Il paraît que le groupe électrogène de l’immeuble est intact, mais il n’a pas fonctionné depuis un an. On verra. Le prix du carburant est encore élevé, mais il vaut deux ou trois fois le prix d’avant la guerre, et non mille fois, comme c’était le cas encore récemment.

Oui, nous avons de la chance. D’après les Nations unies, 80 à 85 % des habitations de toute la bande de Gaza ont été détruites. C’est la non-vie dont je parlais. Cela va être très dur pour tout le monde, et on ne sait pas combien de temps va nécessiter la reconstruction.

Durant la guerre de 2014, le pourcentage de maisons détruites correspond à 1 % de cette guerre-ci. Et la reconstruction avait pris des années. Nétanyahou a déclaré vouloir « éradiquer le Hamas », mais il est toujours là, ses combattants se sont déployés dès le premier jour. Sa police et ses combattants, tous en uniformes et en armes, sont partout. Dès le lendemain, les ministères ont repris le fonctionnement. En cela, Nétanyahou a échoué.

Mais tout le monde sait que, le véritable but de cette guerre, c’était d’anéantir la population de Gaza. Officiellement, jusque-là 6 % de la population a été tuée, mais ce chiffre sera sans doute revu à la hausse. Un bon nombre de Gazaouis sont partis. Beaucoup d’autres partiront s’ils le peuvent… La période de la mort est finie, commence celle de la non-vie, et on ne sait pas combien de temps elle va durer. Nous sommes toujours sur la terre de Gaza. Tout a été fait pour nous tuer, mais nous ne sommes pas morts. Et tant qu’un Palestinien sera présent sur la terre de Gaza, ce sera une victoire.

1NDLR. Les populations du sud et du centre de Gaza n’auront le droit d’aller vers Gaza-ville et le nord qu’à partir du dimanche 26 janvier 2025.

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