Dimanche 26 mai 2024.
Hier, j’ai vu mon petit Walid courir après les chats, cherchant à les frapper avec un bâton. Je me suis aperçu que son caractère changeait. Sabah, ma femme, m’a montré les vidéos qu’on prenait de lui au début de la guerre, où il caressait les chats et leur faisait des bisous. Avant, il était proche des animaux.
Sa voix non plus n’est plus la même. Avant, il parlait très doucement. Aujourd’hui, il s’exprime souvent en parlant très fort, même pour dire des choses banales. Est-ce à cause de ces presque huit mois de guerre que la violence monte en lui ? Je le crois. J’ai constaté la même chose chez les enfants de mes amis. Et je pense que ce changement va rester au moins un bon moment. Je croyais pouvoir protéger mon fils en lui faisant croire que tout ce qu’il se passe est une sorte de cirque. Quand les Israéliens bombardent, on applaudit ensemble, comme si c’était un jeu, et comme si les applaudissements éloignaient le danger. Mais nous ne vivons pas seul, et Walid voit bien que les autres ont peur, qu’ils sursautent, qu’ils crient et qu’ils rentrent chez eux en courant. Il comprend que le danger est toujours là.
« La société va longtemps pâtir des conséquences de cette guerre »
Je réfléchis à ces changements qui ne sont pas anodins. La guerre touche profondément la société palestinienne, et on en verra les conséquences à long terme. Le comportement des enfants de Gaza a beaucoup changé. Il ne faut pas fermer les yeux, il faut voir les choses telles qu’elles sont. Ce sont d’abord et en majorité des adolescents de douze-quinze ans qui ont commencé à attaquer les camions d’aide alimentaire, avant que ces attaques soient organisées par des grandes familles de la bande de Gaza. Ces jeunes attaquaient l’aide car eux et leurs familles avaient faim, mais c’était aussi pour eux une sorte de jeu. Mais je crains qu’ils ne continuent de penser à l’avenir que tous les moyens sont permis pour rapporter à manger, et que dans ce cas il est naturel de voler. Ces enfants abandonnés risquent de fournir des recrues de choix pour les factions armées. Les traumatismes et les mémoires se transmettent d’une génération à l’autre. Nous n’avons pas vécu la Nakba, mais nos parents nous en ont transmis le traumatisme. Les enfants d’aujourd’hui transmettront à leurs enfants l’angoisse et la violence qu’ils sont en train de vivre.
Cela contribuera à la division de notre société. On va avoir beaucoup de problèmes après la guerre… outre les problèmes psychologiques et les symptômes post-traumatiques, la société elle-même va en pâtir à long terme. Quand je vois que des familles entières ont été rayées de l’état civil, que le nombre de morts s’élève sans doute à plus de 40 000 en comptant les disparus, je me demande combien d’orphelins vont se trouver livrés à eux-mêmes. Et comment va-t-on régler les questions d’héritages ? Qui va hériter de qui ? En outre, le stress de la guerre cause de nombreux divorces. On en a eu un aperçu lors de la guerre de 2014. Déjà avec 2 100 morts, on avait eu une foule de procès devant les tribunaux. Les familles et les belles-familles se déchiraient pour des questions d’héritage et d’argent. Mais là, l’ampleur des problèmes sera sans commune mesure.
« La guerre oblige les femmes à travailler »
Un autre grand changement est en train de se produire, et qui concerne les femmes, et que je constate là aussi dans ma propre famille. Je vois comment Sabah a changé. Toutes les femmes changent. Nous sommes une société conservatrice. Dans cette société, la femme est considérée comme placée sous la protection des hommes, de son père, de son mari, de ses fils. Mais le rôle de la femme évolue.
Au début de la guerre, je me rappelle très bien que les femmes avaient honte de faire la queue pour aller aux toilettes, ou même pour acheter du pain. Aujourd’hui, ça devient presque normal. Elles font la queue pour l’eau, pour le pain, pour recevoir de l’aide alimentaire. Les femmes et même les jeunes filles sont sur les marchés : elles vendent, achètent. Dans la rue on voit des femmes et des jeunes filles qui vendent le pain qu’elles ont cuit. Cela n’existait pas avant. Je crois qu’après la guerre, les femmes vont jouer un rôle beaucoup plus important. Pas parce que l’état d’esprit a changé ; c’est la guerre qui oblige les femmes à travailler. C’est la guerre qui produit cette mixité. Je me souviens très bien de l’attitude de Sabah quand des amis – des hommes - venaient à la maison. Par timidité, elle préférait ne pas rester avec nous. Elle voulait que je l’accompagne au marché, elle ne voulait pas sortir, elle préférait toujours qu’on soit seuls, entre nous.
Maintenant, elle préfère sortir de la maison, s’asseoir sur une chaise en plein air, boire un café dehors, regarder les gens. Elle ne parle plus de la même façon. Avant, quand elle parlait aux enfants, c’est à peine si j’entendais le son de sa voix. Elle ne criait pratiquement jamais. Aujourd’hui, cela lui arrive souvent. Peut-être est-ce une façon d’exprimer sa peur à voix haute. J’ai remarqué cette évolution des caractères chez toutes les femmes de la société gazaouie, à des degrés différents. Ma famille et moi, je l’ai déjà dit, nous vivons un peu dans un cinq étoiles par rapport à la grande majorité des déplacés : nous avons une place à nous dans un appartement. Jusqu’à présent, nous n’avons pas vécu sous une tente, dans un camp de fortune. Mais les changements sont plus visibles pour les femmes qui sont dans cette situation.
« Le rôle du père n’est plus le même »
Les hommes aussi ont changé. Tout ce qu’ils interdisaient à leur femme, à leurs filles, à leurs sœurs, ils le permettent à présent, toujours parce que la guerre les y oblige. Dans les camps, les femmes et les hommes se partagent le travail de survie, et souvent ce sont les femmes qui font tout, ou presque. Elles font la queue pour la nourriture, elles préparent les repas en public à côté des tentes, exposées à tous les regards, alors qu’avant c’était quelque chose qui ne se faisait pas, cela tenait du sacré. Les femmes ne devaient pas voir les hommes, et les hommes ne devaient pas regarder les femmes. Aujourd’hui, c’est devenu normal, ça ne choque plus. Tout cela en près de huit mois de guerre. C’est trop rapide.
Je me suis d’ailleurs posé la question : est-ce que j’ai changé, moi aussi ? On voit les autres, mais est-ce qu’on se voit soi-même ? J’ai demandé à Sabah. Elle m’a répondu : « Non, tu n’as pas changé. » Peut-être qu’elle me dit ça pour me ménager, peut-être qu’en fait j’ai évolué, vers le pire ou le meilleur, et qu’un jour elle me dira : « Pendant la guerre, il s’est passé telle ou telle chose qui t’a changé. » En tout cas, je pense que le rôle du père n’est plus le même. Avant, c’était lui qui protégeait sa famille, qui la nourrissait. Maintenant c’est l’enfant qui attaque les camions, c’est l’enfant qui va chercher à manger. Je crois donc que même la relation père-enfant va changer aussi, parce que le père aura perdu son rôle de protecteur. Et c’est pour ça que je crois que cette guerre va beaucoup transformer notre société, malgré nous.
La condition des femmes évoluera, elles s’intégreront mieux dans la société, comme ça s’est passé en France pendant et après la Seconde guerre mondiale, quand elles ont remplacé les hommes qui étaient prisonniers en Allemagne. Cela fera partie des évolutions positives. Mais d’autres mutations le seront beaucoup moins. Va-t-on vers le meilleur ou vers le pire ? On le saura rapidement. Mais si la société se déchire, il n’y aura plus de vie.
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