
Mardi 25 mars 2025.
Ça fait une semaine qu’on est en train de revivre l’enfer. Après la décision de Nétanyahou de reprendre la guerre à Gaza, ou bien contre Gaza, c’est ce mot « enfer » que tout le monde est en train de reprendre. Ça a commencé par le président Trump, qui a menacé la population de Gaza de l’enfer. Après ça a été repris par Israël Katz, le ministre de la guerre, et là c’est Nétanyahou. Apparemment tout le monde est d’accord pour faire de la vie des Gazaouis une vie d’enfer. Et c’est exactement ce qui s’est passé il y a une semaine, quand la guerre a commencé. Il y a des ciblages partout, des bombardements partout. La façon dont ils ont repris la guerre était une surprise, mais ce n’était pas une surprise qu’elle reprenne parce que tout le monde sait que Nétanyahou en a besoin. Une fois qu’elle s’arrête, c’est sa vie politique qui s’arrête. Et donc on savait très bien qu’il allait reprendre la guerre. On savait très bien qu’il y avait un feu vert de la part de Trump. Avant, l’administration américaine fermait les yeux concernant le génocide commis par Nétanyahou et son armée. Cette fois-ci, elle a les yeux ouverts. Non seulement elle donne des armes, mais elle menace elle-même la population de Gaza.
Donc c’était clair que la guerre allait reprendre, mais il y a toujours cet effet surprise d’entendre des F-16 à 2h du matin avec 80 frappes en trois secondes, en trois minutes. Surtout qu’à 2h du matin, c’est l’heure du souhour. C’est un peu le moment pour manger un petit bout avant de commencer le jeûne pendant le mois de ramadan, puisqu’on est dans le mois de ramadan. Et justement, Sabah et moi étions en train de préparer un petit quelque chose pour manger. Il n’y a pas grand-chose à manger parce que ça fait plus de trois semaines que plus rien ne rentre à Gaza. On a de la chance d’avoir un peu de farine pour faire un peu de pain et que la boulangerie à côté de chez nous soit toujours en fonctionnement. Les trois quarts des boulangeries de la bande de Gaza ont arrêté de travailler à cause du manque de farine, mais aussi de fioul.
A 2h du matin, c’était le calme total. Et d’un seul coup, ça a commencé à bombarder juste à 500 mètres de chez moi. C’était un bâtiment à côté du Comité international de la Croix-Rouge. Walid a sursauté. Il dormait et Ramzi aussi. Walid est venu tout de suite dans mes bras et c’est la première fois que j’ai entendu le mot « peur » de sa part. C’est la première fois qu’il m’a dit : « Papa, j’ai peur. » Il est resté dans mes bras. La tour où on habite a tremblé. Le ciel est devenu rouge et jaune.
Et nous, malheureusement, on n’a pas de vitres parce qu’elles ont été soufflées pendant la guerre. Mes amis ont mis du plastique à la place et avec du plastique, on entend très bien le son et on voit très bien ce qui se passe de l’autre côté. Donc ça se voit que le ciel est devenu jaune. J’ai essayé de rassurer Walid, de faire le clown comme d’habitude. Ça a marché. Mais Walid commence à comprendre et surtout il pose des questions. Il m’a dit : « Papa, c’est quoi ? » C’est la première fois qu’il utilise le mot bombardement parce qu’il a entendu beaucoup de ce mot-là. Et surtout : « Qui fait ça et pourquoi ils font ça ? » Je lui réponds : « C’est rien baba, c’est le feu d’artifice, c’est les avions quand ils vont très vite, il y a un grand bruit, mais c’est des gens qui font du parachutisme. » Ça ne l’a pas rassuré. Il m’a regardé dans les yeux et il m’a dit : « Je sais que tu mens papa, mais bon je sais que tu es là. » C’est donc un danger maîtrisable.
« Je n’ai pas envie que Walid comprenne tout ça si tôt. »
On a recommencé à rigoler. Mais le problème, c’est que maintenant Walid commence à comprendre et commence à poser des questions. J’ai essayé de repousser ce moment-là depuis un an et demi, pour qu’il reste toujours dans ce monde parallèle que je lui ai fait. Mais là, apparemment, il faut affronter la vérité. Je ne sais pas comment le faire.
Surtout que, là, les bombardements sont trop forts. C’est tous les jours. Et tout le monde en discute. Il entend sa maman quand elle parle au téléphone, quand elle reçoit des appels en disant « oui ça a bombardé ici et là ». Donc le mot bombardement, ça reste dans sa tête. Et surtout pour lui, c’est : « Qui fait ça et pourquoi il fait ça ? » Ce sont les questions auxquelles je n’arrive pas à répondre, parce que je ne veux pas lui dire la vérité, je ne veux pas lui faire peur et surtout je ne veux pas qu’il commence à parler du conflit à son âge ; mais la majorité des enfants, malheureusement, parlent de ça. Ils savent très bien qui fait ça, qui fait ces génocides et ces massacres contre leur famille. J’essaye de reporter tout ça pour plus tard, pour que Walid vive une vie un peu normale, pour ne pas avoir peur et surtout pour ne pas avoir de rancune contre les agresseurs et contre les Israéliens, parce que je ne veux pas qu’il commence à comprendre qu’il y a un ennemi qui veut nous tuer, qui veut se débarrasser de nous et qui veut nous faire sortir de notre territoire. Je n’ai pas envie que Walid comprenne tout ça si tôt. Pour le moment, j’ai réussi, mais je ne sais pas si cela va durer avec la guerre qui a repris. Est-ce que je vais toujours réussir à cacher la vérité et à lui faire vivre dans ce monde parallèle ? Le problème de ces bombardements, c’est qu’ils sont tellement forts que la peur est partout.
Walid n’est le seul a avoir peur. Tous mes amis ont peur. Tout le monde m’appelle parce que là je suis revenu dans notre immeuble et ils me prennent toujours pour le journaliste qui sait tout. J’ai des appels téléphoniques qui me demandent « Alors, on est où ? », « Est-ce que c’est juste une escalade ? », « Est-ce que ça va continuer ? ». Cette fois-ci, j’ai dit aux gens la vérité telle qu’elle est. Je n’ai pas menti pour leur remonter le moral. J’ai dit que c’est un feu vert et que normalement ils vont tout faire pour nous faire sortir de notre Palestine. Je l’ai dit avec beaucoup de chagrin dans le cœur, mais c’est comme ça que je vois l’avenir. J’avais déjà compris les intentions de Nétanyahou dès le premier jour de la guerre et qu’on allait finir dans le Sinaï. Et là, malheureusement, c’est Trump qui parle de ça. C’est Trump qui veut me faire sortir. Il y a un silence du monde entier, même s’il y a quelques indignations, au mieux quelques condamnations, mais il n’y a pas d’action. Donc, maintenant, c’est Trump qui décide et Nétanyahou se sert de ce feu vert pour faire ce qu’il veut et surtout pour finir de nous faire sortir de cette terre.
« Avec les destructions, tout a été rétréci »
Récemment, ils ont créé un département au ministère des affaires étrangères israéliens, un département pour l’émigration « volontaire » des Palestiniens de Gaza, pour nous envoyer ailleurs, pour faciliter la tâche et pour trouver un endroit où nous faire partir. Pour arriver à ça, pour que les gens se déracinent de ce pays, de ce bout de terre de la Palestine, il faut transformer cette vie en enfer. Les bombardements ne s’arrêtent pas. On est étranglé par le blocus. Il n’y a plus rien qui arrive chez nous. Les premiers jours de ramadan, on avait quelques petites réserves, mais, là, il ne nous reste que quelques boîtes de conserve. C’est un peu ce qu’on a vécu le ramadan dernier quand on était à Rafah : quelques boîtes de conserve. Et encore, on a de la chance de trouver des boîtes de conserve ou bien d’avoir la possibilité d’en acheter. Beaucoup, malheureusement, n’ont pas cette chance. Ils vivent toujours avec ce qu’on appelle les tequia — les restos de cœur — créés soit par des associations, soit par des personnes qui veulent faire du bien. Ils font à manger, surtout pour les déplacés.
Aujourd’hui, avec les nouveaux ordres d’évacuation du Nord, les gens sont obligés de partir de chez eux. Et quand je dis chez eux, ce sont des tentes parce que la majorité des gens qui vivent dans le Nord avaient déjà été forcés de se déplacer au Sud. Quand ils sont revenus, ils ont vu que 80 %, 95 %, peut-être 100 %, de leurs bâtiments avaient été bombardés, terrassés. Ils sont donc tous sous des tentes, sur les décombres. Ils sont obligés de venir à Gaza. On voit les flux des gens qui passent à pied, parce qu’il n’y a pas de fioul. Parfois ils viennent avec des charrettes tirées par des animaux. Ils sont venus à Gaza-ville, mais il n’y a pas d’endroit vide. Ce n’est pas comme dans le sud ou à Al-Mawasi où ils vivaient dans des terrains vagues à côté de la plage. Gaza est déjà surpeuplée, sur-construite. Avec les destructions, tout a été rétréci. Il n’y a donc pas d’endroit. C’est pour ça que l’on voit des tentes partout. Dans les rues, sur les décombres, dans des maisons à moitié détruites, dans des maisons qui risquent de s’effondrer… Mais ils n’ont pas le choix.
La majorité de mes amis ne veulent pas repartir au sud pour plusieurs raisons. La première, c’est qu’ils n’ont pas les moyens de partir au sud. S’ils veulent partir, ils devront le faire à pied. La route Salaheddine a été coupée par l’armée d’occupation. C’était la route que l’on prenait en voiture pour aller du Nord au Sud et vice-versa. Aujourd’hui, la seule voie qui relie le Nord au Sud, c’est la route côtière Al-Rachid qui ne peut se prendre qu’à pied. Imaginez des enfants, des femmes, des personnes âgées, des blessés, des malades qui veulent aller au Sud à pied. Et quand je dis à pied, on parle de sept kilomètres minimum pour arriver juste à Wadi Gaza, à côté du camp de réfugiés de Nusseirat.
« La question palestinienne n’est plus une question politique, mais une question humanitaire »
La situation est de pis en pis, et elle est en train de s’aggraver. Et tout ça, c’est planifié pour arriver à la fin : faire sortir tous les Palestiniens de ce bout de terre. On est étranglé par la famine, on est étranglé par les bombardements, on est étranglé par le manque d’eau, on est étranglé par le manque de tout. Tout ça pour qu’à la fin, si on trouve des bateaux pour nous faire partir, les gens les prennent pour aller ailleurs, pour que leurs enfants aient une meilleure vie. Bien sûr, ils vont dire que c’était pour des raisons « humanitaires ». On va toujours entendre ce mot-là : « humanitaire ». Parce que notre question palestinienne n’est plus une question politique, mais une question humanitaire.
C’est aussi pour dire que c’est un départ volontaire. « Ce sont les Palestiniens qui ont choisi de faire ça, ce n’est pas nous qui les avons poussés. » C’est une façon de dire : on vous tue, on vous massacre, on vous encercle, on ne vous donne pas à manger ni à boire, et après si vous voulez partir, vous pouvez partir, mais nous ne vous avons pas forcé, c’est vous qui voulez partir. Et tout ça se fait lentement. C’est-à-dire que ce n’est pas tout de suite, mais l’armée est en train de préparer les étapes pour en arriver là. Aujourd’hui, il n’y a plus d’aide humanitaire qui passe, donc je suis sûr que dans les jours à venir c’est l’armée israélienne elle-même qui va distribuer cette aide humanitaire. C’est ce qu’elle voulait faire depuis longtemps. Pareil pour « le plan des généraux » qui voulait vider tout le nord du territoire pour pouvoir annexer les terres. Ce sont les déclarations de Katz. Il l’a dit clairement : on va annexer des terres, on va distribuer de l’aide humanitaire. Donc c’est vraiment le projet qu’il voulait mettre en œuvre depuis longtemps. Mais Trump l’a arrêté quand il a imposé le cessez-le-feu. Là, ça reprend parce qu’il y a ce feu vert.
La situation devient de plus en plus dure, de plus en plus « gazastrophique » pour les gens. Ils préparent le terrain pour que les gens partent. Dans les discussions avec les gens ou les amis autour de moi, personne ne veut partir. Il y en a bien sûr une partie qui veut quitter parce qu’ils veulent fuir la guerre, fuir la mort, fuir la famine, avoir une meilleure vie pour leurs enfants, qu’ils aient une éducation. Ça fait deux ans qu’ils ne vont pas à l’école ni à l’université. Walid devait être à la crèche ou bien au jardin d’enfants. Il n’y a plus de jardin d’enfants. Il y a donc des gens qui choisissent de partir parce qu’ils veulent une meilleure vie pour leurs enfants et pour eux. J’ai dit qu’il y a beaucoup de gens autour de moi qui veulent rester, qui ne veulent pas partir. Mais ils me demandent « est-ce que ce projet va vraiment nous être imposé ou il y aura un choix pour sortir ou pas ? » Je réponds qu’il y a toujours la carotte et le bâton. Vous allez avoir au début la carotte, mais après ça va finir avec le bâton.
« Ce qui se passe à Gaza, c’est ce qui est en train de se passer en Cisjordanie »
Nétanyahou est au-dessus de la loi, non seulement de la loi internationale, mais aussi de la loi de chez lui. Il y a beaucoup d’Israéliens qui demandent d’arrêter la guerre pour plusieurs raisons. La première, c’est pour libérer les prisonniers israéliens. Ils ne veulent pas que ces prisonniers meurent à Gaza. S’il n’y a pas de la nourriture, ils ne vont pas avoir de nourriture. Si toute la population est bombardée, ils sont bombardés. Donc ils veulent que cette guerre s’arrête. Mais Nétanyahou n’écoute personne et il a la majorité au parlement. Non seulement il a la majorité, mais il a aussi fait toutes les magouilles nécessaires pour éliminer ses adversaires potentiels : le chef de l’armée, le chef du Shin Bet, la procureure générale. Tout cela pour qu’il reste le roi d’Israël et pour finir le déplacement des Palestiniens.
Ce qui se passe à Gaza, c’est exactement ce qui est en train de se passer en Cisjordanie. Mais personne ne parle de ce qu’il se passe là-bas, surtout au niveau des camps de réfugiés. À Naplouse, à Tulkarem, à Jénine, c’est la même chose : les déplacements, la destruction des maisons et ordre d’évacuation, les encerclements, faire de leur vie un enfer au sein des camps de réfugiés. Parce que les Israéliens savent très bien que la question palestinienne, c’est la question des réfugiés. C’est pour ça qu’ils attaquent chaque fois les réfugiés, les camps de réfugiés, parce que c’est le symbole de la question palestinienne, le symbole du droit au retour, le symbole de la libération de la Palestine et de leur volonté d’avoir un État palestinien. Malheureusement, avec ce silence, Nétanyahou fait ce qu’il veut pour que nous, les Palestiniens, nous acceptions de vivre, comme, par exemple en Cisjordanie, dans des cantons et dans des villes séparées avec une administration locale. Comme des petites villes autonomes. Et à Gaza, faire disparaître la population de Gaza et annexer le territoire. Et comme ça ils considèreront que la question palestinienne est réglée.
Je veux dire à Nétanyahou qu’il peut faire la guerre et tous ces massacres, mais il ne peut pas effacer l’existence des Palestiniens. Les Palestiniens existent ici depuis très longtemps, et même à l’époque où ils disent que les Juifs étaient là. C’est vrai, les Juifs étaient là, mais les juifs étaient Palestiniens. Et la présence des Palestiniens, ça n’a pas à voir avec la religion. Nétanyahou veut faire de l’État d’Israël un État religieux et un État pour les Juifs seuls. Mais les Palestiniens ont toujours été là, que ce soit des Palestiniens juifs, des Palestiniens chrétiens et finalement des Palestiniens musulmans. Mais les Palestiniens, ils sont toujours là. Les autres guerres n’ont pas pu effacer les Palestiniens et je ne crois pas que Nétanyahou réussisse à le faire.
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