
Mardi 13 mai 2025.
Comme vous le savez, environ 110 habitants de Gaza sont arrivés récemment en France, évacués fin avril grâce au consulat français de Jérusalem. Parmi eux, il y avait des regroupements familiaux, des gens qui ont reçu des bourses universitaires, des artistes, des gens qui ont des liens divers avec la France et qui voulaient sortir de Gaza. Tout de suite après, j’ai reçu beaucoup d’appels d’amis français, journalistes ou non. Avec la même question : « Pourquoi tu n’es pas parti ? » Certains me proposaient même d’appeler le consulat de France, croyant qu’il m’avait oublié dans la liste des candidats au départ. J’ai répondu que, depuis le premier jour de la guerre, le consulat me propose de me faire quitter Gaza, avec ma famille, et de m’accueillir en France. Mais je refuse.
On me dit :
Rami, pourquoi tu restes ? Tu vois bien que c’est de pis en pis à Gaza. La seule issue, c’est la mort, sous les bombes ou par la famine. Tu peux aider ta patrie et la cause palestinienne depuis l’étranger. Rester en vie, c’est bon pour la Palestine.
Je comprends ces arguments et je les respecte. Et je sais que la majorité des gens me demande de partir parce qu’ils m’aiment et qu’ils ont peur de me perdre. Ils veulent une meilleure vie pour ma famille et moi. C’est vrai que je considère la France, où j’ai vécu entre 1997 et 1999, comme mon deuxième pays. C’est en France que j’ai eu dix-huit ans. C’était une belle période de ma vie, et j’ai beaucoup appris. Non seulement la langue, mais également beaucoup de valeurs : la liberté, l’égalité et la fraternité. C’est en France que j’ai rencontré le monde entier, pas seulement des Français, et cela m’a enrichi. Il y avait un grand échange culturel à la cité universitaire, où j’ai côtoyé des étudiants de tous les pays. J’ai également appris à aimer le chocolat et les fromages. Le sentiment d’appartenance à un pays, au final, n’est pas forcément lié à nos origines, et on peut se sentir français aussi bien que palestinien.
Pendant longtemps, j’ai rêvé du retour
J’ai hésité à écrire ces mots. Mais je veux expliquer à mes amis pourquoi j’ai fait ce choix. Ce n’est pas un suicide. Je ne veux pas mourir, et je ne veux pas que ma famille meure. Je suis opposé à la résistance armée, même si c’est notre droit, comme pour tous les peuples sous occupation, et même si les Israéliens ont changé les normes, qu’ils qualifient la résistance de terrorisme, et que les éléments de langage du plus fort sont repris dans le monde entier. Mais pour moi, ma façon de résister, c’est de rester en Palestine.
Je suis né au Liban. Mes parents ont vécu la Nakba. Mes grands-parents maternels sont partis au Liban, mes grands-parents paternels en Jordanie. Je n’ai pas de racines familiales à Gaza, et je n’y ai ni oncles, ni tantes, ni cousins, ni cousines. Mais pendant longtemps, quand je vivais dans la diaspora, j’ai rêvé du jour de mon retour en Palestine. Jusqu’à ce que les accords d’Oslo me permettent de rentrer. Voilà pourquoi je ne veux pas partir.
Là c’est Rami, citoyen palestinien, qui parle. Pour le journaliste, c’est simple : si je décide de partir, il n’y aura plus de journaliste francophone à Gaza. C’est vrai que je ne suis pas grand-chose au milieu de ce génocide et de cette guerre médiatique. Je sais que je ne suis qu’une petite voix au fond de l’abîme, une petite plume face à un énorme arsenal médiatique. Mais je considère que je dois parler de ce qu’il se passe à Gaza. Je suis croyant ; pour moi, ce n’est pas nous qui décidons de notre vie et de notre mort. Si on doit mourir, ce sera à telle heure, à tel endroit, mais, nous, nous ne savons ni où ni quand. Nous ne savons pas non plus comment.
Ai-je fait le bon choix pour moi, pour ma famille ?
Pendant cette guerre, des amis ont quitté Gaza-ville pour se réfugier à Khan Younès. Ils ont été tués à Khan Younès. D’autres sont partis pour Rafah, ils ont été tués là-bas. D’autres encore ont voulu partir en Égypte et ils y sont morts. Non, ce n’est pas nous qui décidons. Nous pouvons décider, c’est vrai, de rester dans la peur sous les bombardements, de risquer la famine. Ai-je fait le bon choix pour moi, pour ma famille ? Je me suis posé cette question il y a deux jours, quand, pour la première fois, j’ai vu des larmes dans les yeux de Sabah, mon épouse. C’est rare chez elle. Les larmes laissaient des traînées noires sur ses joues roses, à cause de la fumée du four « système D » où l’on brûle du charbon, du bois et tout ce qui est combustible. Quand j’ai vu ces perles en rose et noir sur ses joues, je me suis dit que cela reflétait exactement ce que nous vivons : la beauté de son visage rose, et le noir des cendres de notre patrie et de la dureté de notre vie. J’ai commencé à déclamer les vers d’un poème de Nizar Kabbani1 : « Et la pluie noire dans mes yeux tombe, rafale après rafale… », et j’ai réussi à la faire rire un peu.
En réalité, cela m’a brisé le cœur. Je ne lui ai pas demandé : « Pourquoi tu pleures ? », je lui ai plutôt demandé, directement : « Tu veux partir, Sabbouha ? (diminutif de Sabah) » Elle m’a répondu : « C’est hors de question. Si tu pars, on part tous ensemble. Si tu restes, on reste tous ensemble. Si on vit, on vit tous ensemble. Si on doit mourir, qu’on meure tous ensemble. » J’ai pris Sabah dans mes bras et j’ai essayé d’arrêter cette pluie noire qui coulait sur ses joues. Elle m’a dit :
Je sais que peu de gens à Gaza vivent la même vie que moi. Je sais que tu fais tout ce que tu peux pour que nous ayons le minimum vital, et que ce minimum, c’est un maximum pour les autres. Moi, j’ai tout ce qu’il faut, même si c’est un peu la galère. Je vois comment vivent mes amis, ma famille, dans quelle détresse. Je n’en peux plus de cette injustice. Et c’est pour ça que je pleure.
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Tués… pour un sac de farine
Je me suis quand même posé la question : partir ou rester ? Est-ce que je devais épargner à ma famille cette tristesse, cette douleur ? J’étais déchiré à l’intérieur. Je n’en peux plus de toutes ces souffrances à Gaza, de ces massacres, de cette boucherie quotidienne, de la famine, de l’humiliation subie par tous ces gens qui doivent vivre sous les tentes, dans les rues… Récemment, Sabah a été touchée personnellement par ces massacres. Un de ses oncles a été tué, avec deux de ses enfants… pour un sac de farine.
Il habitait dans le quartier de Chouja’iya2, dans une zone que les Israéliens avaient ordonné d’évacuer. La famille était partie sans rien, et le cousin de Sabah et sa femme ont essayé de retourner à la maison pour récupérer un sac de farine, avec la famine qui s’installe. Un sniper israélien les a pris pour cibles. L’homme gisait à terre. Sa femme était blessée, mais elle a pu courir alerter sa famille. Le père, l’oncle de Sabah et un autre de ses fils se sont précipités. Le sniper les a abattus à leur tour. Ils sont restés trois ou quatre heures à se vider de leur sang dans la rue. Personne n’osait aller les chercher, à cause des snipers et des drones armés qui rôdaient au-dessus de la scène. Ils sont morts tous les trois.
Sabah avait déjà perdu un autre oncle, tué lui aussi par l’armée d’occupation. Un de ses cousins a été amputé d’une jambe. Son père est mort, comme je l’avais raconté, pas dans un bombardement, mais de chagrin ; il ne supportait plus l’humiliation de vivre sous une tente. Il y a beaucoup de peine dans le cœur de Sabah, mais elle pense que, rester ici, c’est la bonne décision. C’est notre façon de résister à ce défi. Elle m’a dit : « On va continuer jusqu’au bout. Et le jour où tout ça s’arrêtera, je veux bien que tu tiennes ta promesse de sortir, de changer un peu d’air, surtout pour les enfants. »
Ces mots m’ont un peu rassuré. Je me rends bien compte de la fatigue de Sabah, qui doit gérer un enfant en bas âge et un bébé, et cuisiner avec ce feu qu’on garde allumé en brûlant tout ce qu’on peut, alors qu’elle est asthmatique. Heureusement, il nous reste des médicaments envoyés par notre chère amie, la journaliste Marine Vlahovic qui, elle aussi, repose désormais en paix. J’espère que l’on en aura assez pour tenir jusqu’au bout.
Ne m’en voulez pas si nous perdons la vie
J’ai beaucoup d’amis ici qui veulent partir, qui travaillent pour des ONG françaises ou qui ont des enfants en France. Ils m’ont demandé de voir si le consulat français pouvait les faire sortir. J’ai aussi des amis qui m’ont relayé les déclarations de ceux qui ont été évacués par la France, disant : « J’aime ma patrie, mais je ne voulais pas perdre ma famille. »
Moi non plus, je ne veux pas perdre ma famille. Je ne juge personne. Moi aussi, je veux que ma famille ait une bonne vie, une belle vie. Mais c’est ma façon de résister. Si nous faisons partie des survivants de ce génocide, j’ai envie que Walid, Ramzi et Sabah soient fiers de moi. J’espère qu’elle continuera à approuver cette décision, et qu’un jour, les enfants comprendront pourquoi leur papa a fait ce choix : pour qu’une petite plume de Gaza, une petite voix de Gaza, puisse faire quelque chose pour la Palestine.
Un jour, quand tout s’arrêtera, j’espère que je pourrais emmener ma famille en France — Sabah, Ramzi, Walid et les enfants de Sabah, que je considère comme mes propres enfants. J’espère que nous pourrons changer un peu d’air, que nous retrouverons tous nos amis qui espèrent nous voir sains et saufs, que je retrouverais mon deuxième pays, la France. Et qu’on tournera la page de ce génocide.
Ne m’en voulez pas si nous perdons la vie, si un jour nous figurons parmi les victimes de ce génocide, si nous partons reposer en paix. Je ne veux pas que mes amis, qui sont très chers pour moi, m’en veuillent d’avoir décidé de rester à Gaza. C’est une décision difficile, de vie ou de mort. Mais, parfois, la dignité vaut beaucoup plus que la vie. J’espère que tout le monde me comprendra, que nous survivions ou non. Mais j’espère que nous allons tous nous retrouver, tourner cette page et en ouvrir une nouvelle ; une page de joie, de courage et surtout de dignité.
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