Journal de bord de Gaza 77

« Maintenant, nous avons un nouveau défi. Une nouvelle vie à protéger »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre un enfant souriant assis sur un canapé, tenant un bébé enveloppé dans une couverture bleue. L'enfant plus âgé semble heureux et fier, tandis que le bébé a une expression calme. Le décor est chaleureux avec des murs aux teintes terreuses.
Nuseirat, 18 février 2025. Walid heureux de nous présenter son petit frère Ramzi

Chers amis lecteurs et lectrices, Dieu nous a envoyé un rayon de courage, un rayon d’amour. On espérait une fleur, il nous a envoyé un lionceau. Ramzi est né le 14 février 2025, à l’Hôpital américain, un des hôpitaux de campagne installés dans le sud de la bande de Gaza, géré par l’ONG International Medical Corps. Le prénom Ramzi peut se traduire par « symbole ». Ce lionceau est le symbole de notre détermination, de notre résistance, de notre volonté de prouver au monde entier qu’il y a toujours de l’amour et de la vie à Gaza, et surtout du courage.

Sabah a commencé à sentir les contractions vendredi vers 15 heures, et j’ai tout de suite appelé notre gynécologue. Elle était à l’Hôpital américain (le personnel médical est composé de Palestiniens) et elle m’a dit que nous pouvions venir tout de suite. Depuis que notre tente a été déchirée nous habitons un petit appartement que j’ai loué à Nuseirat. Il est proche des endroits possibles pour accoucher. Cette proximité était le critère principal. Il y a cet hôpital de campagne, et aussi la maternité de l’hôpital Al-Awda, à trois-cinq minutes en voiture. Il appartient à la même chaîne que l’hôpital Al-Awda du nord de la bande de Gaza, qui a été pratiquement détruit par les Israéliens, mais celui-ci, un petit établissement de quatre étages, n’a pas trop souffert.

J’avais loué une jeep à un voisin dès que Sabah était entrée dans le dernier mois de sa grossesse, pour être sûr de ne pas devoir l’emmener dans une bétaillère, où elle aurait risqué d’accoucher tant on est secoué dans ces moyens de transport improvisés. Vers 18 heures, elle m’a dit « apparemment, c’est le moment » ! J’ai pris le petit sac qui était tout prêt avec des affaires pour le bébé, et on a aussi pris Walid avec nous. Il attendait la naissance de son petit frère avec impatience en voyant le ventre de Sabah s’arrondir. On s’approchait en disant :« Salam aleikoum Ramzi, comment tu vas ? Yalla, fais vite parce que Walid t’attend, il veut jouer avec toi, tu seras son petit frère, il prendra bien soin de toi. » Et Walid répétait à chaque fois : « Allez viens, Ramzi, on va jouer ensemble. Viens petit bébé, je vais prendre soin de toi. » Je préparais ainsi le terrain parce que je savais que Walid pourrait être jaloux quand Ramzi serait là. Jusqu’à maintenant tout le monde disait Walid, Walid, Walid, mais maintenant ce serait Ramzi, Ramzi, Ramzi. J’ai dit : « On y va. Il arrive — c’est vrai, on va voir Ramzi ? — oui, c’est vrai — on va voir la docteur Raghood... ? » C’est le diminutif de Raghda. Je crois que Walid prend exemple sur son père. J’aime bien donner des diminutifs, c’est une façon de rendre les relations moins officielles, si on peut dire comme ça. Le docteur Raghda c’est la gynécologue qui nous on a suivi déjà avec Walid et là avec Ramzy. Et c’est vraiment grâce à elle que ça s’est bien passé. Elle s’est bien occupée de Sabah pendant l’accouchement. Elle était à côté d’elle pendant les 4 ou 5 heures de l’accouchement. Je la remercie infiniment.

Une île de lumière dans l’obscurité

Nous sommes arrivés tous les trois à l’hôpital, Walid à ma main gauche, et bras dessus-bras dessous avec Sabah. L’hôpital est constitué uniquement de tentes, mais il est très bien équipé, avec tout ce qu’il faut, du chauffage, des climatiseurs, comme les camps militaires quand les armées s’installent pour une longue durée. Il a aussi un gros groupe électrogène qui fonctionne en permanence. C’est une île de lumière dans l’obscurité de Gaza. On se serait cru en plein jour. Et puis le silence régnait dans cet endroit préservé. À part le bourdonnement de quelques drones israéliens, on entendait surtout le bruit des vagues, car l’hôpital est au bord de la mer. Et la lune était pleine. J’ai dit : « Regarde, Sabah c’est la pleine lune. C’est un beau jour pour l’arrivée de Ramzi, et en plus c’est la Saint-Valentin, la fête de l’amour. » Un clin d’œil à mes amis français, mais pas seulement ; ici, comme dans d’autres pays musulmans, la Saint-Valentin est devenue une fête populaire, détachée de son contexte religieux. D’ailleurs nous disons « Valentine », prononcé à l’anglaise.

Sabah a tout de suite été prise en charge, mais je n’ai pas pu rester avec elle. Les hommes ne sont pas admis car les femmes accouchent toutes sous la même grande tente, les lits séparés par de simples rideaux. Quand Walid est né, j’étais resté avec Sabah jusqu’à la naissance, par césarienne, et j’ai tout filmé. J’ai été le premier à prendre Walid dans mes bras, même avant Sabah. Mais là, je suis resté dehors avec Walid, et j’ai appliqué ma stratégie habituelle : le faire courir pour qu’il se fatigue et s’endorme. On a fait la course entre les tentes, dans la lumière de la pleine lune, puis je me suis assis sur une chaise et comme prévu, il s’est endormi dans mes bras. Je l’ai emmené dans la voiture pour qu’il reste au chaud.

Vers 22 h 30 j’ai appelé le portable de l’infirmière. Elle m’a dit que je pouvais apporter le sac avec les affaires du bébé. Walid s’est réveillé, et il a tout de suite compris : « Papa, Ramzi est arrivé ? » J’ai dit oui, il a tout de suite dit : « je veux voir maman ! » L’infirmière a répondu : « D’accord, mais pour papa c’est interdit. » Il est revenu dix minutes plus tard, clamant que Ramzi était né, et j’ai insisté pour voir ma femme. L’infirmière a accepté de faire une exception, « seulement pour toi ». On m’a fait entrer dans le hall de toile. L’infirmière m’a donné Ramzi, je l’ai porté dans mes bras. Walid guettait ma réaction. Je lui ai tendu le bébé pour qu’il lui fasse un bisou. Et j’étais très content. Cela a duré trois ou quatre minutes, elle ne pouvait pas faire plus.

J’ai demandé à voir Sabah, mais on m’a dit « elle va bien, mais ce n’est pas possible pour le moment ». Finalement, on a pu rentrer chez nous, enfin dans notre chez-nous provisoire, vers 3 heures du matin. Sabah était fatiguée, mais souriante et très heureuse. Et moi aussi, j’étais tellement content que tout se soit aussi bien passé. C’est vrai, Sabah a accouché sous une tente, dans un hôpital de campagne. Mais c’était dans des bonnes conditions. On a eu de la chance parce que cet hôpital avait tout ce qu’il fallait. C’était grâce à cet appartement bien situé. Et après le cessez-le-feu, heureusement ; des milliers de femmes à Gaza n’ont pas eu cette chance et ont accouché sous leurs tentes de fortune, sans médecin, et au milieu des bombardements. On estime à 70 000 le nombre de femmes enceintes depuis le début de la guerre.

Nous sommes rentrés avec notre symbole d’amour, de courage, d’amour de notre patrie, et de notre décision de rester ici, en Palestine. Nous étions tous très fatigués. On s’est écroulés sur les matelas qui constituent notre seul mobilier. Ramzi était bien au chaud sous les couvertures. Sabah l’a allaité et il s’est endormi. Et nous tous aussi… Et une heure après, j’ai été réveillé par un son que je n’avais pas entendu depuis longtemps : un bébé qui pleure. Et cela m’a rendu très heureux. J’ai souri et j’ai dit à Sabah : « Maintenant, nous avons un nouveau défi. Une nouvelle vie à protéger. Mais je suis content. » Elle a répondu : « Moi aussi. On va continuer. Notre jardin s’agrandit, il a un nouveau rosier. »

Un nouveau lionceau est arrivé. C’est notre façon de résister

Le lendemain matin, j’ai appelé la gynécologue pour lui dire qu’on allait apporter des gâteaux, ce qu’on appelle chez nous le Halawan. C’est la coutume pour fêter un succès, par exemple la réussite d’un examen ou, bien sûr, une naissance. Je suis passé par une pâtisserie à côté de chez nous pour acheter neuf kilos de baklava et de kollaj1. Les pâtisseries sont encore un peu « système D », les baklava sont fabriqués avec des amandes et les kollaj avec un mélange de semoule à la place de la crème, mais c’est quand même bon ! Et aussi des chocolats, importés en masse par le secteur privé depuis le cessez-le-feu. Nous les avons apportés à l’hôpital, Sabah et moi, et nous avons emmené Ramzi et Walid. Dès qu’il a vu la médecin, il s’est exclamé : « Docteur Raghood, on a apporté des gâteaux pour toi ! » On a distribué les gâteaux à tout le personnel, les infirmières, les médecins... Tout le monde était content.

Un pédiatre est venu examiner Ramzi, il lui a trouvé une jaunisse du nourrisson, une affection assez courante ; il nous a dit qu’il fallait le surveiller, et aller faire des analyses à l’hôpital. Nous sommes allés à l’hôpital Shouhada Al-Aqsa de Deir El-Balah. Cet hôpital important a été relativement épargné car il n’y a pas eu d’incursion terrestre à Deir El-Balah. Mais il survit dans un grand dénuement. Le médecin voulait garder Ramzi pour la nuit, mais quand j’ai vu dans quelles conditions, j’ai refusé. L’établissement est surpeuplé. Sabah est allé à la maternité, et elle y a vu les mères par terre avec leur bébé.

Pour le moment, nous restons ici, en attendant que l’eau soit rétablie à Gaza-ville. L’appartement est loué jusqu’au 2 mars, après, on verra. Ramzi va mieux. Un nouveau lionceau est arrivé. C’est notre façon de résister. Les Israéliens veulent nous chasser de notre terre, ils veulent se débarrasser de la population de la Palestine, et commencer par Gaza. L’armée israélienne a tué beaucoup plus de 50  000 personnes, en comptant ceux qui restent sous les décombres, et on ne sait combien de blessés. Notre acte de résistance, c’est d’avoir un nouveau-né. Ramzi, c’est une grande victoire contre l’occupation. La population palestinienne grandit plus vite que la population israélienne, c’est le grand problème pour eux. Ramzi est né, et beaucoup d’autres lionceaux aussi, pendant la guerre, ou depuis le cessez-le-feu. C’est notre manière de dire de dire à Trump et aux autres : « Nous sommes toujours là, à Gaza, en Palestine et il y a l’amour, il y a le courage, et il y a la vie. »

1NDLR. Le kollaj est un dessert palestinien populaire composé de pâte phyllo remplie d’amandes concassées et de cannelle, et cuite au four.

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