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Monde arabe. Santé mentale, un enjeu politique

Maroc. Les patients psychiatriques, proie facile des charlatans

Démunis face à une structure sanitaire incapable de les prendre en charge, nombre de patients et de patientes souffrant de troubles psychologiques ou de maladies mentales au Maroc ont recours à des méthodes « alternatives ». Profitant de leur désespoir et de croyances superstitieuses encore très répandues, des arnaqueurs n’hésitent pas à exploiter leur situation.

L'image présente un couloir sombre et étroit, avec des murs en pierre, qui semble s'étendre à l'infini. Des spirales lumineuses de couleur rose flottent dans l'air, créant une atmosphère mystérieuse et surréaliste. La lumière des spirales se détache sur le fond sombre, ajoutant une dynamique captivante à la composition. Le sol est en pierre, et la structure du plafond est visible, renforçant le sentiment d'un espace ancien ou abandonné.
Unsplash

Selon la seule étude officielle sur la santé mentale au Maroc qui date d’il y a une vingtaine d’années1 et dont les chiffres sont encore utilisés aujourd’hui, près de la moitié des Marocains de plus de 15 ans souffrent d’un trouble mental mineur ou important. Pourtant, l’offre de traitements psychiatriques reste faible, que ce soit en termes de professionnels qualifiés, d’infrastructures ou de capacités de prise en charge.

Les rapports officiels confirment que la capacité d’accueil moyenne des établissements publics de santé mentale a dépassé la barre des 100 %, la surpopulation atteignant 200 % dans certains cas2. Cela va de pair avec une importante pénurie de lits, avec seulement 6,2 lits pour 100 000 habitants, alors que la moyenne en Europe est de 62,7 lits, soit 10 fois plus. Selon le chef du département de la santé mentale au ministère de la santé Omar Bouram, environ 85 % des personnes nécessitant des soins psychiatriques au Maroc ne reçoivent pas de traitement, du fait notamment de la stigmatisation, mais surtout de la taille des services psychiatriques, incapables de répondre aux besoins élevés.

Le parent pauvre d’une médecine qui l’est déjà

De l’aveu même du ministre de la santé Khalid Aït Talib en janvier 2024 devant le parlement, la question du manque de psychiatres est endémique dans le pays, et ne sera pas réglée de sitôt. Le nombre total de personnels spécialisés en psychiatrie ne dépasse pas les 2 644, dont 418 médecins (247 dans le secteur privé et 171 dans le secteur public), 47 spécialistes en pédopsychiatrie, 1 460 infirmiers en santé mentale et 719 travailleurs sociaux dans le secteur public. Cela signifie moins d’un psychiatre pour 100 000 habitants.

Cette pénurie reflète plus généralement le manque de personnel au sein du système de santé marocain. Le nombre de médecins et d’infirmiers des diverses spécialités est en effet estimé à 97 000 seulement, ce qui revient à une moyenne de 73 médecins pour 100 000 habitants, contre 332 en France. Dans ce contexte, le secteur de la santé mentale s’avère encore moins attrayant en raison de la stigmatisation, allant des patients aux soignants, et des possibles agressions auxquelles le personnel se trouve exposé, sans aucune protection physique ou matérielle. De fait, la mort de professionnels dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions en a poussé d’autres vers des spécialisations plus confortables… et plus rentables.

Aujourd’hui, l’ensemble des professionnels s’accordent à dire que le domaine de la psychiatrie a été exclu des politiques publiques. Bien que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande d’y consacrer au moins 10 % du budget de la santé, le ministère n’y alloue aucun budget spécial. Aussi, les dépenses publiques en matière de santé mentale ne dépassent pas 2 dollars (1,87 euros) par personne et par an.

Un parcours du combattant

Cette situation rend le chemin de la psychiatrie particulièrement ardu. Selon les cas rapportés, de nombreuses familles n’ont pas pu terminer leur parcours de soins, d’autres n’ont même pas pu le commencer en raison de la distance qui les sépare des hôpitaux qui restent le privilège des grandes villes, telles Casablanca, Berrechid, Salé, Tanger ou Marrakech.

Ali Lotfi, président du Réseau marocain pour la défense du droit à la santé et droit à la vie, confirme que dans de nombreuses situations, les familles doivent parcourir des centaines de kilomètres pour se rendre à l’hôpital psychiatrique le plus proche. Elles reviennent souvent bredouilles en raison du manque de lits et de la durée d’attente des rendez-vous. D’autres familles renoncent tout simplement au voyage, vu la distance.

Younès raconte que sa famille a dû faire le trajet de Kenitra (au nord de Rabat) à Salé (une trentaine de kilomètres) pour tenter de traiter un proche souffrant de schizophrénie. Malgré l’aggravation de l’état du patient qui menaçait de se tuer et de tuer son entourage, les portes de l’hôpital Al-Razi sont restées fermées, sous prétexte qu’il n’y avait pas de lits disponibles et que l’hôpital était surchargé. La famille est rentrée chez elle désemparée.

L’insuffisance de l’offre en traitement psychiatriques ouvre par ailleurs la porte à la corruption : « À force de tentatives, et après avoir emprunté divers chemins, nous avons réussi à obtenir un lit dans un centre de désintoxication à Tanger, à 200 kilomètres de chez nous », dénonce Younès.

À chaque début de mois, des membres du personnel appelaient ma famille pour demander de l’argent, en toute illégalité. Ils menaçaient de renvoyer notre proche, si bien qu’il fallait se rendre à Tanger pour remettre de l’argent dans un café ou sur le bord de la route, à l’abri des regards.

Les thérapies alternatives

Ces difficultés d’accès au traitement médical peuvent conduire à d’autres tragédies, tels que le suicide, la marginalisation ou la criminalité : « Certaines familles ont recours à des solutions radicales tel que l’emprisonnement à vie du malade, ou son exclusion du foyer livrant celui-ci au vagabondage. », signale Ali Lotfi. Sans oublier le recours à des traitements alternatifs qui peuvent s’avérer nocifs :

Outre la stigmatisation et la honte qui font renoncer de nombreuses familles à réclamer des soins, la faiblesse du système de santé est l’un des facteurs qui pousse les gens à se tourner vers des méthodes traditionnelles, comme la visite des sanctuaires et des mausolées, l’incantation pour éliminer les effets de la sorcellerie, extraire les djinns ou les forces occultes qu’on estime à l’origine des troubles mentaux, la consommation d’herbes, les ablutions, le port de pierres minérales et autres rituels thérapeutiques basés sur le rythme musical et la danse, sans oublier les offrandes, et le sacrifice d’animaux.

Pour Mohcine Benzakour, professeur de psychologie sociale, la relation de cause à effet entre la difficulté d’obtenir un traitement dans les hôpitaux et le recours à ces méthodes superstitieuses est évidente. Des récits de guérisons miraculeuses fleurissent en l’absence de campagnes de sensibilisation et d’information, et en présence d’un taux élevé d’analphabétisme (près d’un quart de la population).

Les sanctuaires, un paradis pour les arnaqueurs

Le Maroc compte plus de 10 000 sanctuaires. Beaucoup sont visités pour répondre à des demandes formulées sous forme de vœux (mariage, naissance, guérison, etc.), et la psychothérapie s’avère au centre de celles-ci. Un certain nombre de mausolées sont devenus célèbres dans ce domaine, notamment celui de Bouya Omar, le sanctuaire le plus célèbre du pays. Situé à 90 kilomètres de Marrakech, il s’est transformé en prison pour les patients psychiatriques qui venaient s’y « soigner », surnommé « Guantanamo » en raison des tortures infligées à ces derniers, qui y étaient enfermés, enchaînés et torturés pour tenter de chasser les « mauvais esprits » qui les habitaient. Les autorités ont fini par le fermer en 2015, et par transférer les 795 patients qui s’y trouvaient vers des hôpitaux. Mais les promesses gouvernementales se sont rapidement évaporées et les patients ont à nouveau été abandonnés à leur sort et celui de leurs familles.

Non loin de la ville de Meknès, à 150 kilomètres à l’est de Rabat, se trouve le mausolée de Sidi Slimane Moul Al-Kifan, l’un des sanctuaires où les gens continuent d’aller – ou d’emmener leurs proches — pour se soigner. La croyance veut que la visite du sanctuaire et la plongée dans l’eau de la source qui le jouxte guérissent des « djinns de l’amour », de la « sorcellerie » et d’autres appellations qui désignent ce qui est en réalité des maladies mentales telle que la dépression, la schizophrénie ou les troubles obsessionnels compulsifs, ici attribuées à des forces invisibles, le plus souvent associées à des esprits. Une fois à l’intérieur, les sons se mélangent entre les cris des femmes souffrantes, les chants et les prières adressées au Prophète, dans un rituel qui, selon ceux qui le pratiquent, « tue le djinn qui possède la patiente et l’en débarrasse ».

Dès que de nouveaux visiteurs arrivent dans cette zone très isolée, des arnaqueurs se précipitent pour proposer leurs services. Ils rivalisent pour attirer les clients, dont les profils sont très hétérogènes, en affirmant offrir le meilleur prix et un résultat garanti.

Des tentes et des petites maisons sont disséminées sur les flancs de la vallée en contrebas du mausolée de Sidi Slimane Moul Al-Kifan. Elles sont utilisées par ceux mais surtout celles (les femmes sont plus nombreuses à visiter le lieu) qui viennent pour les bains. Elles sont accompagnées de « surveillantes » dont la tâche est d’apporter de l’eau « bénie » depuis la source, et de superviser le processus du bain, qui s’accompagne là aussi d’épisodes de cris pour celle qui vient se soigner, et de chants et de psalmodies pour les « surveillantes ».

Abdel Rahman est un de ces arnaqueurs qui offrent leurs services sur place. Il nous explique que le « traitement » peut durer entre un et trois jours. Après le bain, le « patient » monte rendre visite au « saint ». S’il se sent mieux à son retour à la maison, c’est que le traitement minimum a été efficace. Dans le cas contraire, il est obligé de faire les trois jours.

Quant au prix du service, il varie en fonction des moyens du malade et de « l’effort fourni », et Abdel Rahman refuse de révéler le coût du « traitement ». Outre l’achat d’encens dans les échoppes situées autour du sanctuaire, il est recommandé au patient d’égorger un coq ou d’offrir un repas aux nécessiteux chez lui. Il est également préférable que la personne qui souhaite bénéficier du traitement de trois jours rentre passer la nuit chez elle, afin d’emporter la « bénédiction » et purifier sa demeure de la « sorcellerie », des « mauvais esprits » ou de toute autre mauvaise chose qui l’habite. Si le patient vient d’une ville éloignée, il peut être hébergé pour 100 dirhams par nuit (10 euros).

Notre interlocuteur n’hésite pas à nous garantir l’efficacité du traitement, dès lors que « le grand tribunal des djinns » a élu domicile dans le mausolée, et qu’en plus de guérir les maladies mentales, le sanctuaire dispose d’une baraka (bénédiction) qui exauce les souhaits des demandeurs, quelle que soit leur requête, y compris de mariage, de retrouver la vue ou de mettre fin à un handicap.

Mais le danger du recours aux sanctuaires ne s’arrête pas aux arnaques. Une étude sur le suicide dans la région de Chefchaouen, dans le nord du pays, par l’association des Amis de la sociologie et l’Agence pour la croissance et le développement dans le nord, révèle qu’une patiente souffrant de dépression a été ballotée par sa famille — qui était persuadée que la jeune femme était possédée — d’un sanctuaire à un autre. Son état n’a fait que se détériorer et elle a fini par se suicider.

Exploitation sexuelle au nom de la religion

Outre les sanctuaires, les personnes souffrantes ont également souvent recours à la roqya char’iya, qui consiste principalement à réciter des versets coraniques au chevet du patient et à faire quelques prières. Le phénomène se retrouve même sur les réseaux sociaux, devenant à son tour un moyen d’extorsion dont les fins peuvent, là aussi, s’avérer tragiques.

En avril 2023, la cour d’appel de Tanger a condamné un pratiquant de la roqya à 10 ans de prison, après qu’il a été reconnu coupable d’escroquerie, de charlatanisme et du viol filmé d’au moins neuf femmes. Le criminel proposait à ses victimes une bouteille d’eau contenant des substances narcotiques pour les exploiter sexuellement et filmer ses actes.

Avant cela, en octobre 2019, la cour d’appel d’Oujda a condamné un autre homme, originaire de Berkane, à 10 ans de prison également, après que ce dernier a été reconnu coupable de viol sur des femmes qui le consultaient pour se faire soigner. L’affaire a révélé qu’il les filmait également puis les faisait chanter avec ces vidéos...

Les soi-disant pratiquants de la roqya n’hésitent pas non plus à soumettre le « patient » à des coups et à des tortures sévères, sous prétexte d’éliminer, là aussi, l’esprit qui le possède. Un processus qui a parfois entraîné la mort. C’est ce qui est arrivé à une cinquantenaire d’Al-Hoceima, décédée des suites de blessures graves causées par une tentative d’extraction du « djinn-amant ». Comme d’autres, cette femme n’aura jamais pu consulter un spécialiste.

1«  Enquête nationale sur la prévalence des troubles mentaux dans la population générale marocaine  », Bulletin épidémiologique, Ministère de la santé, Royaume du Maroc, 2005.

2«  Santé mentale et causes de suicide au Maroc  », Rapport du comité économique, social et environnemental du Royaume du Maroc, 2022.

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