Journal de bord de Gaza 110

« On est sortis de la guerre, mais la guerre n’est pas sortie de nous »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Après un nouveau déplacement suite à la rupture du cessez-le-feu par Israël le 18 mars 2025, Rami est rentré chez lui avec sa famille le 9 octobre 2025.


Deux personnes marchent dans un paysage de destruction, entourées de débris.
Beit Lahia, Gaza, 28 octobre 2025. Après le cessez-le-feu et le retrait de l’armée israélienne, les familles palestiniennes qui sont revenues dans la ville de Beit Lahia continuent de vivre avec des moyens limités parmi les bâtiments réduits en ruines par les attaques israéliennes à Gaza
Abdalhkem Abu Riash / ANADOLU / Anadolu via AFP

Mercredi 29 octobre 2025.

Nous avons de la chance. Après le cessez-le-feu annoncé le 9 octobre 2025, nous sommes rentrés chez nous, dans notre appartement de la rue Charles-de-Gaulle. Il était toujours intact. Dans notre quartier de Rimal, quelques tours ont été détruites, mais pas la nôtre. On ne peut pas en dire autant des autres quartiers de Gaza.

Au nord, le camp de réfugiés de Chati et le quartier de Cheikh Radwan ont été entièrement rasés. Depuis ce quartier, aujourd’hui, on peut voir les collines d’Israël, alors qu’avant, la vue était bouchée par la densité des bâtiments. Le quartier de Tal El-Hawa, au sud, n’existe plus. On dirait qu’un énorme tremblement de terre a tout nivelé.

Beaucoup de gens me demandent à quoi ressemble notre vie d’après le cessez-le-feu. Est-ce que les gens commencent à respirer ? Je réponds toujours par la même comparaison : nous sommes comme un blessé qui vient tout juste de se réveiller après une opération chirurgicale. Il émerge lentement des brumes de l’anesthésie. Il ne ressent pas encore de douleur. Il ne sait pas ce qu’il s’est passé, il ne sait rien de la gravité de sa blessure. Va-t-il pouvoir se mettre debout ? Va-t-il pouvoir marcher de nouveau ?

Sabah revit la tristesse du décès de son père

Nous en sommes là. Nous étions dans un mixeur, dans une tornade qui tournait. Le mixeur s’est arrêté brusquement. La tornade s’est effondrée. Mais on est toujours dans le vertige. Est-ce qu’on est debout ? Est-ce que le sol tourne autour de nous ? Ou bien est-ce notre tête qui tourne ? On est sortis de la guerre, mais la guerre n’est pas sortie de nous. Il suffit qu’une voiture passe et il me semble entendre le sifflement d’un missile qui s’abat. J’ai toujours dans les oreilles le bourdonnement des drones, les sirènes des ambulances, le hurlement des F-16, le fracas des bombes.

Puis nous découvrons nos blessures. Sabah m’a demandé si le cimetière où était enterré son père était toujours intact. Il se trouve dans la zone rouge, interdite par l’armée israélienne. Elle craint qu’il n’ait été profané par les Israéliens, comme plusieurs autres cimetières de Gaza. Si c’est le cas, elle voudrait réenterrer son père dignement. Elle revit la tristesse du décès.

Beaucoup de Gazaouis font cette expérience, en cherchant à retrouver des morts. Comme cet homme que j’ai rencontré, dont toute la famille, tuée dans un bombardement, est toujours sous les décombres. Tout le monde se préoccupe des dépouilles des captifs israéliens, ensevelis eux aussi après les bombardements. Israël déploie les grands moyens pour les retrouver, l’armée a fait entrer des engins de chantier, des pelleteuses, surtout à Rafah et dans l’Est de la bande de Gaza. Mais les Israéliens ont refusé l’accès aux engins destinés à extraire des ruines des milliers de corps de Palestiniens, à qui leurs proches ne peuvent pas offrir une sépulture.

Deir El Balah, nouvelle capitale

On me demande aussi si l’aide humanitaire a repris. Certes, des camions de nourriture entrent de nouveau dans la bande de Gaza. Mais au moment où j’écris, la réalité est la suivante : les Israéliens laissent entrer en moyenne 300 camions par jour. C’est très insuffisant. En outre, ces camions appartiennent pour la plupart au secteur privé, à des commerçants palestiniens sélectionnés par l’armée israélienne. Ils ne transportent pas de « l’aide humanitaire » gratuite, mais des marchandises qui seront vendues sur les marchés à des prix très élevés. Ces derniers mois, on ne trouvait rien. Aujourd’hui, on trouve à peu près de tout, mais rares sont les gens qui peuvent acheter, non seulement à cause des prix mais aussi parce qu’ils n’ont plus d’argent. Les prix commencent à baisser, mais tout est encore trop cher. La population de Gaza a sombré dans la pauvreté. Les enfants voient des pommes et des bananes sur les étals, mais leurs parents ne peuvent pas les leur offrir. On voit toute une famille se partager une seule pomme. Les denrées sont encore plus rares et encore plus chères à Gaza-ville. C’est pourquoi nombre de ses habitants partis vers le sud ne sont pas revenus pour le moment.

Ils ont une autre raison de retarder leur retour : ils savent aussi qu’ils auront beaucoup de mal à trouver de l’eau. À Gaza, la majorité des puits et des canalisations a été détruite. Dans beaucoup d’endroits, l’eau n’arrive plus. Je ne parle pas de l’eau potable, qui a pratiquement disparu, mais de celle qu’on utilise pour tout sauf pour boire.

En réalité, la « capitale » de la bande de Gaza s’est déplacée à Deir El Balah, au centre de l’enclave. La ville est devenue la capitale économique et celle des ONG internationales. Presque toutes s’y sont installées. Parce que Deir El Balah est la ville qui a été la moins touchée par la guerre. Elle n’a pas subi d’incursions terrestres israéliennes, et elle abrite la plupart des entrepôts de denrées alimentaires, des marchandises vendues dans la partie sud, où s’est déplacée la majorité de la population, et vers où le transport est le moins cher. Cependant, on manque toujours de protéines. On a laissé entrer deux ou trois fois la viande et le poulet, mais c’est encore très insuffisant et les prix sont inabordables pour la majorité des gens : entre cinquante et cent fois le prix normal.

Le retour des générateurs

Tous les Gazaouis cuisinent au bois. Mais il y en a de moins en moins. On voit des gens en chercher des morceaux parmi les décombres, pour les revendre. Le kilo se vend entre 8 à 10 shekels (entre 2 et 2,50 euros), selon le type de bois – qu’il s’agisse de morceaux de meubles ou d’autre chose. On utilise tout ce qui peut brûler pour alimenter les fours en argile. Sabah a souvent le visage noirci par la fumée. Je la taquine toujours sur la beauté de ce mélange entre le noir de la fumée et le rose de ses joues. Malheureusement, elle souffre d’asthme, et à chaque fois qu’elle se sert du four elle doit utiliser son inhalateur.

L’électricité est coupée dans toute la bande de Gaza. Les hôpitaux et les ONG ont des groupes électrogènes. On commence aussi à voir reparaître les générateurs qui existaient avant la guerre. Comme déjà à l’époque, on n’avait que huit heures de courant par jour, il y avait dans chaque quartier un gros générateur acheté par un entrepreneur, qui vendait le courant 4 shekels (un euro) le kilowatt consommé. Aujourd’hui, cela coûte 40 shekels, donc peu de gens ont les moyens de se l’offrir. Un de nos voisins, dans l’immeuble, a installé un générateur. On l’utilise de temps en temps pour pomper l’eau. Pour la première fois depuis mon retour en janvier 2025, on ouvre le robinet, et l’eau coule ! Pas en permanence certes, mais c’est déjà ça. Je ne suis plus obligé de me casser le dos tous les jours à transporter des jerrycans sur neuf étages.

On peut aussi faire fonctionner l’ascenseur pendant un quart d’heure, deux fois par jour, le matin et le soir. Malheureusement, comme je pars tôt le matin et que je rentre tard le soir, ça ne coïncide pas avec mes horaires. Mais c’est déjà un soulagement pour les habitants de l’immeuble qui ont des choses lourdes à monter.

Le quotidien est rythmé par les déclarations des dirigeants israéliens

Ce semblant de vie normale nous laisse le temps de comprendre l’ampleur de ce que nous avons vécu pendant ces deux ans de massacres. On essaie de prendre la mesure de la catastrophe, de la profondeur de nos plaies et de notre tristesse. On parle de l’avenir, et on se rend compte qu’il n’existe pas. J’ai dit à Sabah qu’à quatre ans, Walid avait l’âge d’aller à l’école maternelle, et que je voudrais bien l’y inscrire pour qu’il commence à comprendre ce que c’est l’école. J’essaye de lui apprendre des choses par le jeu, mais ce n’est pas mon métier, je ne suis pas enseignant. J’aimerais bien qu’il aille à l’école, avec un cartable, pour commencer une vie d’élève puis d’étudiant.

Mais très vite, je me suis rendu compte que c’était impossible. Il n’y a plus d’écoles, plus de collèges, plus d’universités. Pour l’enseignement supérieur, quelques universités dispensent des cours en ligne, mais c’est surtout pour payer un peu leurs professeurs et leur personnel. Je ne vois pas comment, dans de pareilles conditions, on peut former des scientifiques, des ingénieurs, des architectes, des médecins, des dentistes uniquement avec des cours sur internet.

Pourtant, certaines choses se remettent un peu en place. Le gouvernement du Hamas a plus ou moins repris son travail. Le ministère de l’intérieur a rouvert des bureaux pour l’état civil, les actes de naissance et de décès. Les tribunaux religieux peuvent de nouveau enregistrer les mariages. Les policiers se déploient dans les rues. Ils réinstaurent l’ordre dans les marchés, qui étaient désorganisés. La vie semble reprendre. Mais on découvre surtout la non-vie.

Il n’y a plus de vie à Gaza, plus d’universités, plus d’infrastructures, plus de jardins d’enfants. La majorité des routes sont coupées, et la plupart des quartiers sont méconnaissables, réduits à des tas de gravats. Les relations sociales sont très réduites. Ce qui domine, c’est l’instabilité, l’incertitude, la peur. Le quotidien est rythmé par les déclarations des dirigeants israéliens : on va reprendre la guerre, on va punir Gaza, on va diviser la bande en deux, ou bien on va faire un Gaza de l’Ouest, un Gaza de l’Est et un Gaza du Nord... Dans la nuit du 28 au 29 octobre, des bombardements dans toute la bande de Gaza ont fait plus de cent morts, puis l’armée a affirmé que le cessez-le-feu était rétabli. Il ne s’agissait pas pour les Israéliens de réagir à la mort d’un soldat à Rafah, mais d’entretenir les Palestiniens dans l’incertitude. De leur montrer que tout peut arriver, à n’importe quel moment. La stratégie de Nétanyahou est de conserver Gaza dans un état de non-paix et de non-guerre Tout cela joue sur les nerfs des habitants, qui vivent dans une angoisse permanente, et sert l’objectif israélien, qui reste le même : expulser les Gazaouis. Les pousser au « départ volontaire », expression qui permettra de dire que la population de Gaza n’a pas été expulsée.

On s’attend à une ouverture du terminal de Rafah, la frontière avec l’Égypte. Dans ce cas, beaucoup de mes amis veulent partir. Mais j’en ai beaucoup d’autres qui sont déjà partis en Égypte et qui veulent revenir, surtout ceux dont la maison n’a pas été rasée. Ils étaient sortis au début de la guerre, en croyant que cela allait durer deux ou trois mois. Au bout de deux ans, ils n’ont plus d’argent. Mais cela ne dissuade pas les candidats au départ. Ils pensent à leurs enfants, ils espèrent pouvoir leur offrir une véritable éducation et une meilleure santé. Et surtout, la stabilité. Mais Trump, les Occidentaux et les Israéliens continuent à brandir l’épouvantail du Hamas. Ils disent qu’ils vont reconstruire un Gaza sans le Hamas. Ils savent pourtant que le Hamas est partout, qu’il fait partie de la population. Prétendre qu’on va faire quoi que ce soit sans le Hamas, c’est dire qu’on va faire quelque chose, mais sans la population.

C’est leur projet, et ils sont en train de le mettre en œuvre : la « Riviera » de Trump, Gaza va devenir une sorte d’entité internationale, dirigée par des internationaux, avec quelques Palestiniens qui vivront encore là. Au lieu que ça se fasse avec des bombes, on va le fait silencieusement avec cette non-vie, cette instabilité, cette angoisse. Le patient pas encore tout à fait conscient au sortir de l’opération, il ne sait s’il va se mettre debout tout de suite, ni combien de temps il lui faudra pour se rétablir. Il ne sait pas ce que le chirurgien a fait exactement, ni la profondeur de ses plaies. Son présent est flou, son avenir est inconnu, et il pense au passé.

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).

Faire un don

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.