
Lundi 7 octobre 2024.
Aujourd’hui, c’est le premier anniversaire de la guerre. Trois cents soixante-cinq jours de tueries, 365 jours de massacres, 365 jours d’ « israèleries »1, de boucheries. Cette année nous a paru avoir duré dix ans. Pas seulement parce que nous avons vieilli de dix ans en l’espace d’une année, mais parce que personne n’a vécu ces 12 derniers mois comme nous, en termes de temps et d’espace.
Aujourd’hui, on ne parle que du 7 octobre comme il a été vécu du côté israélien. Un journaliste m’a demandé : « Est-ce que tu te rends compte de l’ampleur du drame des habitants de l’enveloppe de Gaza2 ? Des 1 200 personnes qui sont mortes ? » Je me suis demandé comment on pouvait poser cette question à quelqu’un qui vit à Gaza. Bien sûr que je peux ressentir ce que les Israéliens ont vécu. Parce que moi, je le vis tous les jours. Et je le vis encore aujourd’hui. Pour eux, le 7 octobre s’est terminé à 10 h du matin, excepté pour les prisonniers israéliens et leurs familles. Mais moi le 7 octobre, non seulement je suis en train de le vivre jusqu’à présent, mais je le vivais déjà depuis bien longtemps avant.
Et avant moi, mes parents, mes grands-parents : tous ont vécu cela depuis 1948, quand les milices israéliennes ont attaqué Deir Yassine et bien d’autres villages, et les villes de Haïfa, de Jaffa et tant d’autres, et qu’ils ont expulsé des centaines de milliers de Palestiniens. On a appelé ça la Nakba, la catastrophe. Je ne peux pas comparer ce qu’ont vécu les habitants de l’enveloppe de Gaza avec ce qu’ont vécu mes ancêtres, parce qu’en 1948, il y a eu beaucoup plus de morts. Et aussi parce que la Nakba dure toujours : Israël a été créé, nous avons dû quitter notre terre, puis la Palestine a été divisée.
Pensent-ils vraiment que cette histoire a commencé le 7 octobre ?
À la question naïve du journaliste, j’ai répondu : « Mais bien sûr que je comprends ce que ces Israéliens ont ressenti. Mais eux, est-ce qu’ils ressentent ce que nous sommes en train de vivre, ce que leur président, leur premier ministre, leur armée sont en train de nous faire subir ? »
Est-ce qu’ils sont conscients de ce gazacide, de ce gazapocalypse qu’ils sont en train de commettre depuis un an ? Dans l’enveloppe de Gaza, ils organisaient des fêtes à côté d’une prison imposée par leur armée à plus de deux millions de personnes ; 2,1 millions qui subissent un blocus et des bombardements quotidiens. On dit que les Israéliens se vengent des événements du 7 octobre, et qu’Israël a le droit de se défendre contre le Hamas. Mais qu’est-ce qu’il a fait, le Hamas, avant le 7 octobre 2023 ? Qu’est-ce qu’il a fait en 2009, en 2014, en 2019, dates des agressions israéliennes précédentes contre Gaza ?
Je ne comprends pas : les gens — et je parle surtout des Occidentaux — font-ils exprès pour effacer toute l’histoire de la Palestine ? Pensent-ils vraiment que cette histoire a commencé le 7 octobre ? Il y a bien longtemps, l’un des généraux les plus célèbres d’Israël semblait prévoir ce qui allait arriver 63 ans plus tard. Le 29 avril 1956, Moshe Dayan, alors chef d’état-major de l’armée israélienne, prononce sur place l’éloge funèbre d’un garde du kibboutz de Nahal Oz, tué par des Palestiniens de Gaza. Ce kibboutz est l’un de ceux qui ont également été attaqués le 7 octobre 2023. « Ne blâmons pas les meurtriers aujourd’hui. Pourquoi s’insurger contre la haine viscérale qu’ils nous portent ? Depuis maintenant huit ans, ils languissent dans les camps de réfugiés de Gaza, et sous leurs yeux nous avons fait nôtres les terres et les villages où leurs pères et eux résidaient », déclare Dayan devant les habitants estomaqués. C’était un discours de guerre, pour dire que ce qui avait été pris par la violence devrait être défendu par la violence.
Israël a inversé les rôles
Les dirigeants occidentaux disent que la Russie occupe l’Ukraine. Mais ici, le rôle de la Russie est joué par Israël et c’est la Palestine qui est occupée. Israël a été créé après un partage de la Palestine mandataire proposé par l’ONU en deux États, l’État d’Israël et l’État de Palestine. Mais quelqu’un peut-il me dire où sont aujourd’hui les frontières d’Israël ? Est ce qu’elles existent du point de vue du droit international ? C’est une occupation et une colonisation. Et les occupés, les colonisés ont le droit de se défendre, même au moyen d’une résistance armée. C’est exactement ce qui se passe en Ukraine.
Tout l’Occident s’est mobilisé pour l’Ukraine. Il lui a donné des armes, des vivres, de l’argent. Avec nous, c’est tout à fait le contraire. Israël a inversé les rôles. Il a brûlé et détruit toute la bande de Gaza, les habitations, les arbres, les terres agricoles, les sites archéologiques. Israël a même brûlé les hommes et les femmes. Je ne peux pas vous raconter la misère, la terreur que nous vivons depuis 365 jours. Il y a toujours des morts sous les décombres. Il y a toujours des disparus. Sont-ils vivants ? Sont-ils morts ?
Il y a des milliers de blessés et d’amputés qui ne peuvent plus vivre une vie normale. Il y a 1,7 million de personnes qui se sont déplacées de leur terrain, de leur maison, de leur ville pour aller au sud, vers ce que l’armée appelait la « zone sécuritaire » d’Al-Mawassi, et qui est bombardée régulièrement avec toujours le même prétexte : ils visaient un membre du Hamas, et ils veulent éradiquer le Hamas..
Nétanyahou a bombardé toute la bande de Gaza, du nord au sud et d’est en ouest. S’il voulait vraiment libérer les prisonniers, il ne bombarderait pas, car il sait très bien qu’ils vivent parmi la population de Gaza. Il bombarde intentionnellement parce qu’il préfère que les prisonniers meurent. Il ment à sa population, parce qu’il sait très bien que la fin de la guerre, c’est la fin de sa carrière. Mais les Israéliens veulent régler par les armes un problème politique. La solution est très simple : accepter un État palestinien, se retirer des territoires palestiniens occupés, du plateau du Golan du Sud Liban, et les Israéliens pourront vivre en paix. Mais Nétanyahou ne veut pas de paix, et il le dit. Pour lui, toute la Palestine, c’est Israël. Et pour régler cette question, si la force ne suffit pas, il faut employer encore plus de force. C’est ce qu’il fait à Gaza : 365 jours de malnutrition, de famine, de maladies, d’oppression, de dépression, d’humiliation.
Une fatwa de Nétanyahou
Mais moi, ce qui me touche le plus, c’est le manque d’humanité. Quand l’Occident voit ce qu’il se passe en Ukraine ou ailleurs dans le monde, et quand les Israéliens de l’enveloppe de Gaza sont attaqués, les dirigeants occidentaux voient tout de suite l’aspect humain du drame. Mais quand il s’agit de la Palestine, et en particulier de Gaza, l’humanité est relative.
Tout le monde a été touché, humainement, par ce qu’il s’est passé le 7 octobre. Mais quand les Occidentaux ont vu toutes les images des enfants de Gaza déchiquetés, des maisons détruites, des pères de famille morts dans la rue, des hommes sortant de chez eux avec un drapeau blanc et qui se faisaient tirer dessus, il n’y pas eu de compassion humaine, en tout cas chez les dirigeants, et chez une bonne partie des populations occidentales.
Pareil pour les militaires israéliens. L’armée israélienne sait que 45 % des habitants de Gaza ont moins de 16 ans. Ce sont des enfants. Malgré cela, elle va larguer des bombes sur eux.
L’explication de tout cela est claire. Dès le début, Nétanyahou a dit dans un discours : « Nous faisons face à Amalek », référence aux Amalécites, un peuple qui a persécuté les Hébreux selon la Bible. Nétanyahou et les Israéliens évoquent une guerre religieuse. La Torah dit explicitement qu’il faut exterminer le peuple des Amalécites : « Tu ne l’épargneras point, et tu feras mourir hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes. » C’est exactement ce qu’il s’est passé à Gaza. Comme nous sommes leurs Amalek, ils ont tué nos femmes, nos enfants, nos parents. Ils ont détruit nos maisons, tué les animaux, arraché les arbres, détruit nos véhicules. Voilà la raison de ce gazacide : une fatwa de Nétanyahou contre les Amalek. Elle ordonne aux soldats d’être sans pitié. Et ils n’en ont pas eu. Mais tout cela, c’est pour inverser les rôles. Pour faire des Palestiniens les occupants et les Israéliens les occupés.
Les frontières israéliennes non définies
Et voilà pourquoi Israël « a le droit de se défendre ». Dans le monde entier, depuis 365 jours, il y a eu des manifestations pour Gaza. Pourquoi les dirigeants n’ont-ils pas bougé ? N’ont-ils pas d’enfant ? Ne peuvent-ils pas se mettre à la place d’un père qui a perdu son enfant ? D’un enfant qui a perdu son père ? Je ne comprends pas cette humanité à géométrie variable. L’humanité, c’est un tout. On est humain, pas seulement envers ses semblables, mais envers n’importe quel être vivant, envers les chiens, les animaux. On parle du droit des animaux, mais quand il s’agit des Palestiniens, nous n’avons aucun droit. Sauf celui de se faire tuer, mais surtout sans dire un mot, sans réagir, sans résister. Nous sommes seulement une population qui vit, qui mange et qui meurt. Et quand les Israéliens veulent nous tuer, eh bien ils en ont le droit, parce qu’ils ont « le droit de se défendre ».
Tout est inversé dans la propagande médiatique de l’Occident. Nétanyahou a menti sur ce qu’il s’est passé le 7 octobre, les soi-disant enfants décapités, les viols, et même la fameuse fête musicale, au cours de laquelle un hélicoptère israélien aurait visé des participants israéliens, selon le quotidien israélien Haaretz. C’est toujours comme ça, quand il s’agit de Gaza ou de la Palestine, il faut tout mettre en doute. Plus tard, des enquêtes ont démonté beaucoup de mensonges. La solution est très simple pour éviter ces tueries et les souffrances des Israéliens : on peut faire la paix. On l’a faite dans le passé et ça a très bien fonctionné. Mais l’extrême droite et Nétanyahou n’en voulaient pas, et ils ont détruit les accords d’Oslo. Car pour eux, il n’existe pas de peuple palestinien qui pourrait vivre en paix aux côtés d’Israël, et les frontières d’Israël ne sont toujours pas définies.
Je voudrais que tout ça s’arrête, les 365 jours d’humiliation, où il y a tous les jours de nouveaux orphelins, de nouveaux amputés, 365 jours où le sang n’a cessé de couler. À chaque fois qu’on me pose la question : comment avez-vous vécu cette année-là ? Je ne trouve pas les mots pour répondre. Même le mot « enfer » ne peut décrire ce que nous avons vécu. C’est du jamais vu. J’espère que l’humanité va bouger. Quand on est humain, on est censé voir l’injustice. Quand le monde va-t-il bouger ? Je ne sais pas, mais je suis sûr qu’un jour la justice va régner et que l’humanité va gagner.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.