Journal de bord de Gaza 106
« Reconnaître un État palestinien, c’est reconnaître quelqu’un qui est en train de mourir »
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Ils se sont réfugiés à Rafah, ensuite à Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est rentré chez lui avec Sabah, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Beaucoup de gens me demandent mon avis, et celui des Palestiniens de Gaza, sur la reconnaissance de l’État palestinien par le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie, puis par la France. L’opinion des Palestiniens de Gaza ? Ils se noient dans la souffrance. Les Gazaouis n’arrivent même pas à sortir leur tête de cette noyade pour comprendre ce qui se passe autour d’eux. Ils ne savent même pas que des pays occidentaux ont reconnu un État palestinien.
Et s’ils le savaient, ils ne s’en préoccuperaient sans doute pas. Des milliers de personnes cherchent à prendre la fuite et à trouver un abri, sous les bombardements, au milieu de massacres qui ne s’arrêtent pas. Des familles entières sont noyées dans la souffrance de la pauvreté. Les gens n’ont plus d’argent. Ils vendent les bijoux de leurs femmes. Ils vendent tous leurs biens. Simplement pour payer leur fuite. Pour aller où ? Ils ne le savent même pas.
On n’a jamais vu cela : payer des milliers de dollars pour se retrouver à la rue. Cette plongée dans la déchéance revient à environ 5 000 dollars (environ 4 240 euros), pour le moyen de transport, la location d’un bout de terrain au sud et l’achat d’une tente ou d’une bâche. Beaucoup de gens partagent la location d’un camion, jusqu’à six familles par véhicules. Autant dire qu’ils ne peuvent emporter que le strict minimum.
Ceux qui partent fuient vers la mort
Chadli, mon voisin du onzième étage, a, lui, voulu tout emporter. Quand les Israéliens ont commencé à bombarder les tours, il est parti pour le sud avec toute sa famille et tous ses biens : les lits, les meubles... Même les portes, pour faire du bois à brûler. Le transport en camion lui a coûté une fortune. Il avait la chance d’avoir trouvé un appartement dans une résidence, les immeubles d’Aïn Jalout, à côté de Nusseirat.
Une heure après leur arrivée, ils ont reçu par téléphone l’ordre d’évacuer. Et l’immeuble a été bombardé. Heureusement, Chadli était installé au premier étage, et seuls les étages supérieurs ont été détruits. Il est resté dans son appartement, où il y a quand même eu beaucoup de casse. Il est maintenant en train de chercher un autre lieu de repli. Sans succès jusqu’à présent. J’ai eu récemment sa femme au téléphone. Elle m’a dit :« On n’a pas le choix, on va rester ici à attendre. On ne sait pas quoi faire après, et on n’a nulle part où aller. »
Cet exemple montre qu’il n’y a aucun endroit sûr dans la bande de Gaza. Ceux qui partent fuient vers la mort. Les seuls choix, ce sont l’heure et la manière de mourir. Beaucoup d’autres fuient vers le sud à pied, dans la peur, dans la panique, parce qu’ils n’ont trouvé ni camion ni endroit où s’installer. On est noyés dans cette mort lente et silencieuse. Reconnaître un État palestinien, c’est reconnaître quelqu’un qui est en train de mourir. On te dit « Voilà, on te reconnaît, maintenant tu peux t’éteindre tranquillement. Tu peux t’éteindre en étant fier, parce qu’à la fin, 70 ans après, on te reconnaît ». C’est vraiment la pire chose que l’on peut entendre : « tu t’appelles Palestine, on te fait une belle cérémonie d’adieu, tu peux disparaître. »
L’occupé est en train de disparaître
Jusqu’ici ces pays occidentaux reconnaissaient l’occupant, mais pas l’occupé. C’est bien de reconnaître enfin l’occupé, mais l’occupé est en train de disparaître, et ils ne font rien pour l’empêcher. Ils savent que nous sommes en train de mourir, d’être déportés, car même l’occupant lui-même l’affirme ouvertement. La France et les autres savent qu’un génocide est en marche, mais ils se contentent de nous « reconnaître ». Tu peux partir maintenant, car on ne fera rien pour empêcher ta mort.
Les Gazaouis, eux, ne pensent qu’à survivre un jour de plus. Ces derniers jours, la fuite vers le sud ne s’est pas arrêtée. Des flots de camions défilent dans les rues de Gaza. Leur chargement dépasse de trois ou quatre mètres en hauteur, ce qui explique parfois les pannes d’Internet : ils arrachent régulièrement les câbles tendus d’un bord à l’autre de la route. Après l’ouverture pendant 48 heures de l’axe principal nord-sud, la route Salaheddine, les bombardements ont repris à l’est et au sud de la ville. Gaza est en train de se vider petit à petit.
Tout à l’heure, les Israéliens ont lancé des tracts juste à côté de chez moi, près du rond-point Ansar. Ils nous ordonnent d’aller vers le sud. Beaucoup de gens veulent partir, mais n’en ont pas les moyens. D’autres ont les moyens mais ne veulent pas partir. Souvent, ceux qui veulent rester ont déjà fait l’expérience du déplacement et de la vie sous la tente, et ils savent à quel point c’est affreux. Au contraire, nombre de ceux qui veulent partir sont restés à Gaza-ville depuis le début, ils ne peuvent imaginer ce qui les attend. Au sud, il n’y a plus aucun endroit libre.
Hier encore, il n’y avait pas de troupes israéliennes au sol dans mon environnement. Mais des quartiers entiers se vident sous les tirs des quadricoptères, ces drones armés qui visent les gens, et qui précèdent souvent des bombardements massifs. Il y a aussi les blindés télécommandés, des véhicules transformés en bombes roulantes, qui explosent un peu partout. La première cible, ce sont toujours les lieux qui abritent des déplacés, écoles ou camps de fortune.
La boussole du quartier
Ces derniers jours, les massacres ont continué dans les quartiers de Chati nord et de Sabra, entre autres. Des familles entières ont été tuées dans le bombardement de leur maison, que ce soit à Gaza-ville ou au sud. Ma famille et moi, nous sommes toujours chez nous, dans notre tour. Autour de nous, les gens hésitent. Et on en arrive à ce que je craignais : je suis devenu comme une sorte de boussole du quartier. Tout le monde me pose la question : tu restes ou tu pars ?
Je sais que si je reste, beaucoup vont rester. Si je pars, beaucoup vont partir. C’est une responsabilité trop lourde. Je ne veux pas que des gens restent chez eux uniquement parce que je ne bouge pas, et porter le poids de ce qui pourrait leur arriver.
Beaucoup de ceux qui sont partis vers le sud y ont été assassinés, massacrés. Il n’y a pas de « zone humanitaire » au sud comme le prétendent les Israéliens. Ils emploient beaucoup plus de force que d’habitude, dans le but de déplacer tout le monde, afin de nous déporter vers l’étranger. Pour le moment, je ne sais pas comment la situation va évoluer, je n’en ai aucune idée. J’espère seulement que tout cela va s’arrêter.
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