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Journal de bord de Gaza 98

« Tout ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie, c’est du business »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Terrain dévasté avec des bâtiments en ruines et des machines de chantier.
Cette photo prise depuis une position proche de la frontière israélienne avec la bande de Gaza montre des bulldozers et des véhicules israéliens à l’intérieur du territoire assiégé, le 6 juillet 2025.
Maya Levin / AFP

Jeudi 3 juillet

Le 2 juillet, la coalition actuellement au pouvoir en Israël a refusé une proposition de loi désignant la bande de Gaza comme « zone hostile pour le commerce ». Alors que cette même coalition ne cesse de dire que Gaza est une zone hostile, dangereuse, qu’il ne faut pas arrêter la guerre, qu’il faut tout détruire, éradiquer le Hamas, et finalement expulser toute la population de Gaza. Mais quand il s’agit de business, c’est différent. C’est une parfaite illustration de l’esprit colonial, mais l’occupation israélienne a quelque chose de particulier.

C’est la seule occupation au monde qui gagne de l’argent. Cela ne date pas d’hier. Les pêcheurs de Gaza, par exemple, ont droit à seulement à s’éloigner des côtes de trois milles marins (5,5 kilomètres), dans le meilleur des cas de six milles (un peu plus de 11 kilomètres). Par contre, les pécheurs israéliens peuvent venir à 21 milles marins (un peu plus de 38 kilomètres) de la côte de Gaza pour avoir les meilleurs poissons et pour les vendre à de meilleurs prix.

De l’argent pour chaque maison détruite

Tout ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie, c’est du business. Le quotidien israélien Haaretz a révélé récemment que des entreprises du secteur privé israélien étaient missionnées par l’armée pour détruire des maisons à l’explosif et au bulldozer, et touchent 5 000 shekels (environ 1 300 euros) pour chaque maison rasée1.

Et c’est pour cela qu’on a vu la destruction totale de plusieurs zones : la zone du nord, la zone de Rafah, la zone de l’est. Plus on détruit, plus on gagne de l’argent. Ensuite, ces entreprises tirent profit de l’évacuation des gravats et de leur recyclage en Israël. À certains endroits, le terrain est ainsi complètement aplati pour la suite des opérations. Comme à Tel El-Sultan, près de Rafah, où a été installé, sur un terrain aplati où se trouvait auparavant des maisons, l’un de ces centres de « distribution d’aide humanitaire » où les Palestiniens se font massacrer par l’armée d’occupation.

En Cisjordanie, le business du BTP (bâtiment et travaux publics), ce sont les carrières. Elles produisent la fameuse pierre blonde, signature visuelle aujourd’hui obligatoire sur toutes les façades de Jérusalem. Autant dire qu’elle vaut de l’or. Même s’ils sont propriétaires du terrain, les Palestiniens ne peuvent pas les exploiter, car pour cela il faut une autorisation de l’État israélien, qui leur est toujours refusée. Les carrières sont ensuite confisquées par les colonies, et exploitées par des compagnies privées, parfois internationales. C’est la méthode employée à Jérusalem et à d’autres endroits, pour démolir ou annexer des maisons palestiniennes « construites sans permis ».

« Nous payons la consommation de l’eau qui nous appartient »

Même chose pour l’eau, en Cisjordanie. C’est notre eau, c’est notre terre, mais nous n’avons pas le droit de la puiser. L’eau captée dans les nappes phréatiques par une société israélienne est distribuée gratuitement aux colonies, et revendue à l’Autorité palestinienne. Nous payons la consommation de l’eau qui nous appartient.

Revenons aux colonies. Elles sont construites par des ouvriers palestiniens, qui n’ont d’autre choix que de travailler pour l’occupant s’ils veulent nourrir leur famille. C’est une main-d’œuvre bon marché. Non seulement les salaires sont plus bas que ceux des Israéliens, mais les employeurs ne paient pas de charges sociales. C’est aussi, la plupart du temps, le cas en Israël, où des Palestiniens, qui n’ont légalement pas le droit de travailler, sont payés au noir.

La domination économique d’Israël sur les Territoires palestiniens a été validée par les accords de Paris (1994), le volet économique des accords d’Oslo. Tout produit destiné à la Cisjordanie ou à Gaza doit passer par Israël, qui prélève les droits de douane qui doivent en principe être reversés annuellement à l’Autorité palestinienne. Mais depuis dix ans, ces sommes sont confisquées par l’État israélien, sous divers prétextes. Par exemple, ils argumentent que cet argent servirait à verser des allocations aux familles de martyrs et de prisonniers palestiniens. Israël considère comme des « actes terroristes » les subventions accordées aux familles des gens qu’ils ont tués ou emprisonnés.

Mais l’emprise israélienne s’exerce souvent en amont. Si un commerçant palestinien veut importer des biens directement de l’étranger, on lui met un tas de bâtons dans les roues. Alors il préfère importer d’Israël. C’est-à-dire qu’il passe par un importateur israélien, ce qui entraîne des frais élevés. Les marchandises arrivent par l’aéroport de Tel-Aviv ou par le port d’Ashdod, puis l’importateur israélien les achemine vers les entrées des Territoires par camion.

Des armes « testées sur le terrain »

Un autre aspect du business de l’occupation, c’est le profit tiré par Israël de ses agressions contre les Palestiniens. Les massacres servent de support aux ventes d’armes et de technologie israéliennes à l’étranger. Dans les foires et les expositions internationales de matériel militaire, les produits israéliens sont présentés comme « testés sur le terrain ». Cela veut dire que ces armes ont démontré leur efficacité, puisqu’elles ont tué beaucoup de Palestiniens ; que ces supports technologiques de pointe, moyens d’écoute et d’identification, intelligence artificielle, etc., ont un avantage indéniable, une utilisation en temps réel, occasion pas si répandue dans le monde actuel.

D’habitude, historiquement, l’occupation d’un territoire, et sa colonisation entraînent des frais pour l’occupant, ne seraient-ce que les dépenses militaires. Pour Israël, elle est source de bénéfices. Son arsenal militaire est financé et remplacé régulièrement par les États-Unis. L’Union européenne finance les infrastructures des Territoires occupés, et les reconstruit après chaque campagne israélienne de destruction. En utilisant des matériaux… importés d’Israël. Les Israéliens nous tuent et nous détruisent avec des armes occidentales, et vendent à l’Occident les matériaux pour réparer leurs destructions.

Voilà pourquoi la coalition d’extrême droite a refusé une loi qui aurait empêché ce commerce à Gaza. Gaza est un bon endroit pour le business. Et il y aura encore plus de perspectives économiques si une bonne partie de la bande de Gaza est annexée, et si des colonies israéliennes s’y installent.

Il y aurait beaucoup d’autres exemples, je cite ceux qui me viennent à l’esprit. Si un pays veut faire une expérience militaire dans l’océan, tout le monde se mobilise parce que l’océan, c’est le bien commun de l’humanité, et qu’il faut préserver la richesse aquatique. Tout le monde se mobilise pour sauver les poissons. Mais quand il s’agit de nous les Palestiniens, nous ne sommes même pas des poissons, seulement des cobayes pour les essais d’armements.

1Nir Hasson, Yaniv Kubovich et Bar Peleg, «  “It’s a Killing Field” : IDF Soldiers Ordered to Shoot Deliberately at Unarmed Gazans Waiting for Humanitarian Aid  », Haaretz, 27 juin 2025.

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