Monde arabe. Santé mentale, un enjeu politique

Tunisie. De la révolution de 2011 à la Palestine, une santé mentale sous pression

Augmentation des consultations pour troubles anxio-dépressifs et des hospitalisations, boom des psychotropes… La détresse des Tunisiens est réelle, et n’a fait que s’accentuer depuis la révolution de 2011, jusqu’à la guerre génocidaire sur Gaza, en passant par la pandémie du coronavirus. Et comme ailleurs, tous les citoyens ne sont pas tous égaux face aux soins.

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Naceur Bencheikh, numérique du 1er Juillet 2017, 2017

Depuis le début de l’année 2024, l’hôpital psychiatrique d’Al-Razi, dans le grand Tunis, a accueilli environ mille patients. « Les troubles anxio-dépressifs augmentent de façon significative », déclare Leila Chaibi, médecin résidente en psychiatrie dans cet établissement et présidente de l’Association tunisienne de la promotion et prévention en santé mentale chez les jeunes. « L’afflux des patients est tel que les délais d’attente pour décrocher un rendez-vous sont de plus en plus longs », lance-t-elle.

Le mal-être des Tunisiens se manifeste également à travers le Rapport mondial du bonheur de 2024, édité par le Réseau de solutions pour le développement durable des Nations unies. La Tunisie y occupe la 115e place sur 143, soit un recul de cinq places par rapport à l’année précédente. Ce classement repose sur plusieurs indicateurs, dont le sentiment de liberté, l’absence de corruption, le niveau de revenu et de soutien social.

Une tendance mondiale

La Tunisie n’est toutefois pas un cas à part : la crise du Covid a déclenché une hausse de 25 % du nombre des personnes touchées par les troubles anxio-dépressifs, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

« Cette pandémie a mis en lumière l’importance de la santé mentale en tant qu’enjeu de santé publique touchant l’ensemble de la population », relève Wafa Hajji, neuropsychologue clinicienne de l’association Health & Psychology. « À partir de la pandémie, on a observé une véritable rupture de l’équilibre psychique d’une frange grandissante de Tunisiens. Des pathologies anxio-dépressives sont apparues. D’autres patients, qui étaient stabilisés, ont rechuté », confirme Neila Ben Salah.

Autre phénomène mondial inquiétant : l’influence néfaste des réseaux sociaux et l’injonction au bonheur qui l’accompagne, et qui repose essentiellement sur des facteurs matériels : l’argent, les voyages, etc. Au travail ou au sein du couple, celle-ci n’a jamais été aussi omniprésente, au point de faire l’objet d’une immense offre. Des « spécialistes » de tous bords livrent dans les médias ou sur leurs chaînes personnelles leurs « astuces » pour une vie épanouie. Ce type de contenu inonde le web et brasse des millions de « likes » sur les réseaux sociaux. Or, cette industrie du bonheur a un effet pervers sur la santé mentale.

Le coaching de vie, y compris en milieu professionnel, est devenu un phénomène de mode. Et le phénomène prend une telle ampleur qu’il inquiète les professionnels de santé. C’est que la consultation des coachs de vie est mieux perçue, relève Leila Chaibi, que celle des professionnels de la santé mentale. Cet engouement pour ce type de prise en charge présente « quelques dangers », puisque « des coachs se prennent pour des psychothérapeutes aptes à traiter des pathologies assez graves », met-elle en garde.

Ses impacts sont plus préoccupants pour les jeunes, selon les auteurs de l’enquête nationale réalisée par le ministère de la santé et le groupe de coopération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite de stupéfiants1, et publiée en 2023. Celle-ci associe l’usage des écrans, notamment les réseaux sociaux et les jeux vidéo, à de potentiels effets néfastes d’ordre psychosocial et cognitif, assortis d’un risque plus élevé d’anxiété et de dépression. Selon l’enquête Multiple Indicator Cluster Survey (MICS6) de 2018, environ 20 % des jeunes Tunisiens de 15 à 17 ans souffrent d’anxiété et environ 5 % d’entre eux de dépression. Ils sont désormais plus nombreux comme patients.

Cette enquête montre également une évolution de la consommation des drogues depuis 2013, ce qui peut être considéré comme une forme « d’automédication », selon Neila Ben Salah. Les anxiolytiques hors prescription médicale figurent d’ailleurs parmi les substances de plus en plus prisées par les jeunes âgés de 15 à 17 ans. Leur usage a « significativement augmenté depuis 2017 et dépasse la moyenne observée chez les adolescents européens », selon l’enquête du ministère de la santé. Et ce sont les filles qui en consomment le plus.

Un bilan approximatif

En l’absence de statistiques officielles plus globales, les professionnels de santé se réfèrent aux données tangibles relatives au nombre de patients, de prescriptions médicamenteuses, et à quelques études scientifiques, y compris mondiales, pour évaluer l’ampleur de la détresse des Tunisiens. Par exemple, la production nationale de certaines molécules et de leurs génériques, prescrits pour traiter les pathologies liées à l’anxiété et la dépression, ne parvient souvent pas à répondre à la demande, fait savoir Neila Ben Salah, spécialiste en psychiatrie et présidente de l’Association tunisienne des psychiatres d’exercice Privé (ATPEP). Un constat confirmé par Naoufel Amira, président du syndicat des pharmaciens d’officine de Tunisie. En effet, la consommation des psychotropes « est bien en deçà » des besoins réels, étant donné que beaucoup ne consultent pas et ne sont pas pris en charge sur le plan thérapeutique, explique le docteur Wahid Melki, psychiatre, professeur à la faculté de médecine de Tunis et coordinateur du Comité technique de promotion de la santé mentale au ministère de la Santé.

Idem concernant le nombre des comportements suicidaires. Ce dernier ne rend pas compte non plus de la dimension réelle de la souffrance psychique. Le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) a recensé 121 cas de conduites suicidaires, au cours de l’année 2023. L’organisation souligne les obstacles auxquels elle a dû faire face pour la réalisation du recensement, essentiellement liés au « tabou qui entoure ce phénomène ». La majorité des victimes de suicide sont des hommes et parmi eux des jeunes, des enfants et des migrants.

Un contexte politique lourd de conséquences

Cette urgence psychiatrique remonte à la révolution de 2011. Ainsi, le nombre de Tunisiens admis à l’hôpital Al-Razi est passé de 4 000 à 5 000 patients par an avant la révolution, au double. Avant même la pandémie, ce nombre a approché 9 400 en 2019, d’après le secrétaire général du syndicat de base de l’hôpital, Kamel Ben Rahal.

La crise politique et socio-économique actuelle n’arrange pas les choses, comme l’affirme la docteure Ben Salah :

Avant, les patients se focalisaient surtout sur les soucis liés à leur vie intime. Maintenant, on entend presque systématiquement le même discours. Ils parlent beaucoup de l’environnement anxiogène : l’instabilité, l’insécurité ou encore l’absence de visibilité quant aux perspectives.

Sensibles au sort des Palestiniens, les Tunisiens ont également été secoués par la guerre contre Gaza, comme en témoigne une enquête menée par des résidents du service de santé mentale de l’hôpital Mongi Slim2, et qui met en lumière les répercussions psychosociales engendrées par l’exposition aux images de cette guerre. En tout, 80,5 % de l’échantillon de 683 Tunisiens ayant visionné quotidiennement du contenu médiatique couvrant le génocide ont déclaré avoir ressenti des émotions négatives telles que la colère, le désespoir et la tristesse. Environ 12,5 % ont évoqué un sentiment de culpabilité.

La stigmatisation diminue mais persiste

Difficile également de mesurer l’étendue du malaise psychologique des Tunisiens face aux non-dits. Contrairement aux femmes, les hommes ont du mal à verbaliser leur souffrance et à solliciter de l’aide. Cette verbalisation est perçue comme un signe de faiblesse contrastant avec l’injonction de virilité que leur éducation leur impose. De fait, « il y a une certaine normalisation de cette souffrance », affirme Leila Chaibi.

Tabous et dénis persistent donc autour de la santé mentale. « Les gens ont encore tendance à consulter des gourous, des marabouts et des religieux, plutôt que d’aller voir des médecins, déplore encore la résidente en psychiatrie. Le malade mental est toujours stigmatisé. Le nom même de l’hôpital psychiatrique (Al-Razi) fait peur. » Cette stigmatisation émane parfois même des professionnels de santé, regrette à son tour Neila Ben Salah.

Cette réticence à solliciter l’aide des professionnels de santé transparaît dans les délais entre l’apparition de la détresse psychique et la date de consultation. Il est de 15 mois en moyenne et peut atteindre jusqu’à 10 ans, alerte Dr Chaibi. Entre-temps, le diagnostic change et s’aggrave. Et ce n’est pas sans conséquences sur l’état émotionnel et socio-économique de la personne concernée.

La jeune psychiatre note tout de même des évolutions, puisque certains osent désormais consulter un spécialiste. « Les troubles de l’humeur, notamment ceux en rapport avec l’anxiété et la dépression, sont moins stigmatisés. » Plus généralement, la problématique de la santé mentale se pose de plus en plus dans les médias.

Un dysfonctionnement structurel

Du point de vue institutionnel, la politique d’austérité de l’État freine le recrutement des psychologues et psychiatres dans le secteur public, reconnaît le coordinateur du comité technique de promotion de la santé mentale au ministère de la santé, alors que le besoin est, on l’a vu, en constante augmentation. On compte ainsi une moyenne de 1,25 psychiatre pour 10 000 habitants en 2021. Les inégalités régionales sont également flagrantes, comme le montrent les cartes ci-dessous :

© Nawaat.
© Nawaat.

Cette situation risque de s’aggraver avec les départs à l’étranger de psychiatres et médecins de famille. Résultat : ceux et celles qui en ont les moyens se dirigent vers le secteur privé, où le tarif de la consultation est de 80 dinars (près de 24 euros), dans un pays où le SMIG est à 491 dinars (145 euros) pour le régime de 48 heures. Or, « tous les patients ne bénéficient pas de couverture sociale pour le remboursement des soins », rappelle Neila Ben Salah. La médecin regrette également que la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) ne prenne pas en charge tous les médicaments.

Toutes ces lacunes, et d’autres encore relatives à la prise en charge des patients, ont été relevées par le comité technique de promotion de la santé mentale au ministère de la santé. Il s’agit notamment du manque de motivation, d’engagement et de moyens chez les médecins de 1re ligne dans la prise en charge de la maladie mentale. Le comité alerte aussi sur l’absence de sensibilisation et la centralisation des soins à l’hôpital Al-Razi.

Cette souffrance a un coût vital concret : les personnes souffrant de troubles psychiques sévères meurent en moyenne 10 à 20 ans plus tôt que le reste de la population.

1Mediterranean School Survey Project on Alcohol and Other Drugs (MedSPAD), Enquête MedSPAD III Tunisie 2021, 2023

2Samir Samaâli, « Gaza à l’écran : impact psycho-traumatique de la couverture médiatique de la guerre sur les Tunisiens », Nawaat, 14 décembre 2023.

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