Journal de bord de Gaza 99

« Walid sort petit à petit du monde imaginaire que j’avais créé pour lui »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, il a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu de janvier 2025 — rompu par Israël le 18 mars —, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Deux pieds ensanglantés portant des chaussures, enveloppés dans des draps.
Gaza-ville, le 26 juin 2025. Des chaussures tachées de sang sont photographiées avec les corps de personnes tuées lors des frappes israéliennes de la nuit, à la morgue de l’hôpital Al-Shifa dans la ville de Gaza.
Omar AL-QATTAA / AFP

Dimanche 13 juillet 2025.


— Papa regarde, il y a un hélicoptère au-dessus de nous
— Oui, Walid, j’ai vu. C’est joli.
— Non, papa, c’est pas pour les parachutes, c’est pour les tartifices [feux d’artifice].
— Oui, mais même les tartifices, c’est joli, non ?
— Papa, ces tartifices font mal. Ils détruisent des maisons. Regarde ce qu’ils ont fait la dernière fois. Ils ont détruit des maisons.
— Mais non Walid, là, ce n’est pas des destructions de maisons, c’est des feux d’artifice. C’est une erreur.
— Non, papa, je vais appeler la police. Il faut qu’ils arrêtent les tartifices.

Voilà l’échange que j’ai eu avec mon fils Walid l’autre jour. Depuis quelque temps, des drones et des hélicoptères tournent au-dessus de nous, on les voit très bien de notre neuvième étage du centre de Gaza-ville, un des rares immeubles à être restés debout. Alors qu’on discutait, un missile était parti d’un des hélicoptères dans un sifflement. Nous l’avons vu détruire une partie d’un immeuble à quelques centaines de mètres du nôtre.

C’est ce que Walid appelle, dans son français enfantin, des « tartifices ». Depuis le début de la guerre, je lui ai fait croire que les missiles et les bombes n’étaient que des feux d’artifice. Mais à l’approche de ses quatre ans, il commence à comprendre que ces « feux d’artifice » peuvent être dangereux, et que les hélicoptères ne sont pas là pour parachuter de l’aide humanitaire, comme l’avaient fait des avions au début de l’invasion israélienne. C’est pour cela qu’il voulait appeler la police : cet hélicoptère n’utilisait pas bien les feux d’artifice, il s’en servait pour détruire des maisons. Walid sort petit à petit du monde imaginaire que j’avais créé pour lui, pour lui éviter la réalité mortelle que nous sommes en train de vivre.

La loi coloniale impose l’ordre du jeu

En même temps, il conçoit qu’il doit y avoir une forme de justice sur terre. Il voulait « appeler la police » pour faire valoir le droit. Il aime bien les hélicoptères, il rêve de monter un jour dans l’un d’entre eux pour faire danser des feux d’artifice et lâcher des parachutes. Mais là, il trouvait que cet hélicoptère abusait. La justice, c’est quelque chose d’inné chez les êtres humains, c’est universel. Mais pas quand il s’agit des Palestiniens. Nous vivons l’injustice depuis 1948. Cette fois, elle se manifeste au grand jour. L’Occident ne cherche plus à la dissimuler sous des récits de propagande. Il ne ferme plus les yeux.

Je ne parle pas des gens, parmi les populations occidentales, qui manifestent pour la justice et pour les Palestiniens. Pour la majorité des dirigeants, l’injustice s’exerce contre Israël. La France et l’Italie ont autorisé l’avion de Nétanyahou à survoler leur espace aérien, ignorant ainsi le mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) contre lui. Non seulement on ne l’arrête pas, mais on continue à le soutenir en lui livrant du matériel militaire. Par contre, Microsoft licencie des employés qui avaient manifesté pour Gaza. Des banques empêchent des associations de virer des fonds pour Gaza. Les États-Unis sanctionnent les magistrats de la CPI et tous ceux qui n’approuvent pas Israël. Ils ont récemment ajouté à leur liste Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale de l’ONU, l’une des rares personnalités de stature internationale à dénoncer un génocide dans la bande de Gaza. Elle est sanctionnée parce qu’elle a dit la vérité. Petit à petit, on découvre la réalité de ces « valeurs » dont l’Occident nous parle surtout quand il vient conquérir nos territoires : « Nous voulons vous libérer de l’injustice, vous donner la démocratie et les droits humains », disent depuis toujours les dirigeants occidentaux. Nous avons bien compris que ce ne sont que des mots, que le véritable moteur, c’est le profit. Nous voyons bien que ni cette justice ni cette démocratie n’existent, et que c’est la loi coloniale, celle du plus fort, qui impose l’ordre du jeu.

C’est exactement ce que fait l’armée d’occupation. Le 7 octobre a été un grand cadeau pour Israël, il lui permet de faire aujourd’hui ce qu’il n’a pas pu faire depuis 1948 : expulser toute la population palestinienne de Gaza. Le débat sur l’emploi ou non du mot de génocide cache la réalité du projet israélien : la déportation par la force de toute la population de Gaza. Et si ça ne marche pas avec la force, ça marchera avec encore plus de force. C’est-à-dire plus de massacres, de boucheries, d’« israéleries » pour faire bouger les Gazaouis.

Ni une ville, ni humanitaire : un camp de concentration

Récemment, le ministre de la défense israélien — le ministre de la guerre plutôt — a annoncé la volonté de créer une « ville humanitaire » à Rafah. Il n’y a plus de vie à Rafah, il n’y a plus un seul bâtiment debout. Les Israéliens en ont fait un terrain vague, justement pour y construire cette « ville humanitaire ». Elle accueillera, selon le ministre, 600 000 personnes dans un premier temps, avec la possibilité d’y conduire, à terme, la totalité de la population de Gaza. Ces 600 000 personnes, ce sont les Gazaouis qui vivent dans la « zone tampon » décrétée par Israël, sur deux ou trois kilomètres de large à partir de la frontière qui sépare Gaza d’Israël. Autrement dit, environ 40 % de la surface de Gaza transformés en no man’s land.

Cette ville n’est ni une ville ni humanitaire : elle n’aura aucune des infrastructures d’une vraie cité. Ce sera un camp. Les entrées seront filtrées. Les membres d’un parti ou d’une faction ne pourront pas y entrer. L’entrée sera « volontaire », mais, une fois qu’on y sera, on ne pourra pas en sortir, sauf pour partir en exil dans un pays étranger. Une décision qui sera, elle aussi, « volontaire ».

Le ministre espère ainsi couvrir son plan d’un vernis légal, comme Israël l’a toujours fait. Même là-bas, des avocats, des associations, et maintenant des personnalités politiques ont donné son vrai nom à ce projet : « Je suis désolé, mais c’est un camp de concentration », a ainsi déclaré le 13 juillet l’ancien premier ministre Ehud Olmert dans une interview au quotidien britannique The Guardian, ajoutant : « On ne peut pas comprendre autrement cette stratégie. Elle ne vise pas à sauver les Palestiniens, mais à les déporter, à les pousser, à les jeter dehors. »

Ces mots — « camp de concentration », « déportation » — pèsent lourd quand ils sont prononcés par un homme politique israélien. Nul doute que beaucoup plus de gens les utiliseront quand il n’y aura plus personne à Gaza, parce que tout le monde aura été tué ou déporté. Et à ce moment-là, le monde ajoutera : « C’était bien un génocide. » Un génocide inédit dans notre siècle.

La seule ethnocratie du Proche-Orient

Walid croit toujours à une justice qui peut empêcher les « tartifices ». Ceux qui dirigent le monde n’y croient pas. Un enfant de quatre ans peut faire la distinction entre le bien et le mal, eux ne le peuvent pas. L’Occident, et en premier lieu les États-Unis, veut faire croire au monde que, tout ce que fait Israël contre la population palestinienne, c’est la faute des Palestiniens. Selon ce narratif, Israël cherche surtout à améliorer la vie des Palestiniens. C’est le Hamas qui prend les 2,3 millions de Gazaouis en otage. On détruit les hôpitaux à cause du Hamas, les infrastructures à cause du Hamas, les écoles à cause du Hamas, les universités à cause du Hamas. On détruit 2,3 millions de personnes à cause du Hamas — et parce qu’en 2006, les Palestiniens ont voté pour le Hamas. C’était l’Occident qui avait incité les Palestiniens à tenir des élections législatives, mais, quand le Hamas a gagné, l’Occident n’a pas accepté la démocratie, parce que le résultat des élections ne lui convenait pas. Cela me fait sourire quand j’entends dire qu’Israël est « la seule démocratie du Proche-Orient ». On devrait plutôt parler d’« ethnocratie » face à un pays qui s’est défini lui-même, par une loi de juillet 2018, comme « l’État-nation du peuple juif ».

Moi, je conseille aux Occidentaux, s’ils veulent se rapprocher de la réalité, de dire qu’Israël est « le seul État ethnocratique du Proche-Orient ». Et au nom de l’ethnocratie, cet État bien organisé emprisonne, tue, torture, occupe des territoires, et projette d’expulser les Palestiniens de leur terre. La population de Gaza est sur-épuisée. D’un déplacement à l’autre, d’un bombardement à l’autre, d’un massacre à l’autre, d’un génocide à l’autre. Elle vit une famine qui s’accélère avec, pour seul remède, les aumônes du bourreau qui prétend nous donner à boire et à manger, seulement pour jouer avec nous aux hunger games : dans les centres de distribution, les plus forts peuvent attraper un carton de nourriture, les plus faibles sont tués par les balles et les obus de l’armée israélienne en embuscade.

Cela se déroule sous les yeux du monde entier, où la plupart des gens n’ont ni les yeux ni le cœur de Walid, pour distinguer entre le bien et le mal.

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