À l’été 1913, un jeune diplomate espagnol s’embarquait pour la Terre sainte et prenait son poste de consul à Jérusalem. Antonio de la Cierva y Lewita, comte de Ballobar, arriva à Jérusalem pendant une période très difficile pour l’empire ottoman, en butte à des menaces constantes, intérieures et extérieures1. Au cœur de sa mission, la protection et le soutien du clergé et des possessions espagnoles dans la région ; et aussi de la custodie de Terre sainte2 qui avait juridiction sur les catholiques de Palestine, de certaines parties de l’Égypte, de la Syrie, du Liban, de Chypre et de Rhodes.
Au début du XXe siècle, les relations entre le clergé espagnol et les autres nationalités étaient faibles, parfois inexistantes, et la custodie était dans un état d’anarchie. En 1913, une tentative du Vatican de régler le problème déclencha une tension diplomatique entre le Saint-Siège et l’Espagne. Plus important encore, un véritable conflit diplomatique explosa à Jérusalem entre le consul espagnol Casares et le clergé italien, à propos de ce que l’on appelait les « privilèges nationaux » dans la gestion des lieux saints chrétiens3. Ballobar fut envoyé pour adoucir les relations entre l’Espagne et la custodie, et peut-être pour affronter l’Italie et la France sur la question de la protection des catholiques de Terre sainte. Pourtant le déclenchement de la guerre à l’été 1914 a radicalement transformé la mission et le rôle historique du jeune consul.
Il était né à Vienne en 1885. Sa mère était autrichienne, d’origine juive et son père était l’attaché militaire de l’ambassade espagnole en Autriche. En 1911, Ballobar intégra le service consulaire et fut nommé vice-consul à Cuba. En mai 1913, il fut nommé consul à Jérusalem ; arrivé en août 1913, il voyagea dans la région pendant plusieurs mois et servit à Jérusalem jusqu’à 1919. Tout au long de son séjour dans la ville sainte, Ballobar a relaté les événements dans un journal, où il a aussi noté ses sentiments, ses impressions et ses opinions. Il s’est révélé un observateur attentif de Jérusalem pendant la période de la guerre4. Après le conflit, il épousa en 1920 Rafaela Osorio de Moscoso, duchesse de Terranova, et en 1921 il démissionna de son poste de consul. Ballobar continua à travailler pour le ministère des affaires étrangères espagnol, s’intéressant particulièrement aux relations avec le Saint-Siège. On lui offrit plusieurs nominations importantes, qu’il refusa. Toutefois il fut de nouveau nommé consul à Jérusalem en 1949, et servit jusqu’en 1952. Il rentra ensuite en Espagne où il fut nommé directeur de l’Obra Pia5 jusqu’à sa retraite en 1955. Il mourut à Madrid en 1971, à l’âge de 86 ans6.
Protecteur des ordres religieux
En juillet 1914, l’empire ottoman était neutre, en dépit d’un accord secret entre les dirigeants du gouvernement ottoman et l’Allemagne. Quand des navires de guerre ottomans ouvrirent le feu sur une base navale russe de la mer Noire, la Palestine ne fut pas directement impliquée dans le conflit et ne fut pratiquement pas touchée, car les Britanniques concentraient leur effort de guerre sur les Ottomans dans la péninsule de Gallipoli et en Mésopotamie. Pendant qu’elles menaient leurs opérations militaires, les puissances alliées contre l’Allemagne ont dressé de nombreux plans pour l’après-guerre. En 1915, la Grande-Bretagne accepta l’occupation russe d’Istanbul et des détroits, tandis que le gouvernement français commençait à revendiquer la Syrie. En ce qui concerne la Palestine, et spécialement Jérusalem, le comité Bunsen — établi par les Britanniques en 1915 pour faire des recommandations sur l’avenir du Moyen-Orient —, la correspondance de Mac-Mahon et les accords Sykes-Picot ne produisirent que des déclarations assez vagues. Pendant que l’on discutait en Europe du futur de la région, la Palestine était régie par le gouverneur militaire de la Syrie Djemal Pacha, une figure centrale du gouvernement ottoman.
Au début de la guerre, Ballobar se préoccupa en premier lieu du statut des institutions catholiques dans la ville, et plus largement dans la région. À la fin de 1914, les autorités ottomanes demandèrent aux ordres religieux d’abandonner leurs couvents et de se regrouper dans des résidences à Jérusalem. Le diplomate espagnol demanda plusieurs fois au gouverneur militaire ottoman local, Zaky Bey, de mettre fin à l’occupation des couvents et des hospices. Il s’occupait aussi des clergés français et d’autres nations, qui avaient été déportés de Jérusalem en Syrie ou qui avaient fui en Égypte. Il fut chargé de la protection des intérêts britanniques et français en Palestine, et plus tard de celle des intérêts italiens et américains. Ironiquement, quand les troupes autrichiennes et allemandes partirent, il dut se charger également de leurs intérêts, devenant ainsi le consul universel à Jérusalem, représentant pratiquement toutes les nations étrangères.
Ballobar s’impliqua aussi dans la protection de la communauté juive. Au début, il aidait les juifs en tant que citoyens nécessiteux de Jérusalem en guerre, mais à la suite de la rupture des relations diplomatiques entre les États-Unis et l’empire ottoman au printemps 1917, il fut chargé de distribuer aux juifs une aide financière qui venait principalement d’Amérique. Car la vie à Jérusalem n’était pas facile. Pendant la guerre, ses habitants durent faire face à de multiples problèmes, y compris une invasion de sauterelles qui détruisirent tout sur leur passage, comme Ballobar en fut le témoin en mars 1915. Les dégâts causés par les sauterelles entraînèrent une nouvelle hausse des prix, aggravant les souffrances des habitants de Jérusalem et de la Palestine. La disette et la famine frappèrent tout le monde dans la région — y compris Ballobar lui-même. Pourtant, il décrit dans son journal une ville qui résiste et s’adapte aux dégâts de la guerre, en dépit de sa grande détresse : la fluidité des relations entre les communautés a sauvé ses habitants du désastre, sans considération de religion ni de classe sociale.
La conquête britannique de Jérusalem
Au fur et à mesure que la guerre avançait, Ballobar comprenait que les Ottomans allaient la perdre, il nouait toutefois pendant ce temps une forte amitié avec Djemal Pacha, de qui il obtint des faveurs importantes pour les gens et les institutions qu’il protégeait. Ballobar se montrait assez critique du gouvernement ottoman ; il reconnaissait pourtant que le système ottoman permettait une coexistence efficace entre les différentes communautés. Le consul était certainement conscient de la tragédie arménienne, et il craignait que le même destin ne frappe les chrétiens et les juifs de Palestine, mais il savait que la situation en Palestine était différente. Là, le véritable ennemi pour les Ottomans était le mouvement nationaliste arabe, en pleine ascension.
La guerre prit fin en Palestine en décembre 1917 après une offensive victorieuse des Britanniques précédée de plusieurs échecs. Ballobar célébra l’événement comme une libération ; sa joie était plus personnelle que politique. Il pouvait enfin se débarrasser du lourd fardeau de ces quatre années de guerre et réfléchir au futur de la région. Quand il était arrivé à Jérusalem, il n’avait pratiquement aucune connaissance du Moyen-Orient. Cependant en décembre 1917 il en savait certainement beaucoup plus que nombre des soi-disant experts français et britanniques impliqués dans la redéfinition de la région. Quelques jours après la conquête britannique de Jérusalem, il découvrit l’accord Sykes-Picot, qui ne fut pas appliqué comme tel, mais servit de matrice au découpage du Moyen-Orient. Le consul écrivit :
l’Italie semble ne rien avoir à faire avec l’accord franco-britannique au sujet de la Palestine […] La France a promis d’aider l’Espagne dans ses aspirations en Terre sainte7.
Cela aurait constitué un grand triomphe pour le diplomate espagnol, dont la mission était de contenir l’influence italienne, et si possible française dans la région. Toutefois ce fut seulement plusieurs mois plus tard qu’ayant plus d’informations, il commença à réfléchir à l’avenir de la Palestine.
L’avenir pressenti de la Palestine
Avec la publication de la déclaration Balfour promettant aux juifs un foyer national en Palestine, Ballobar s’est méfié du sionisme, qu’il voyait comme un élément d’instabilité dans la région. En juillet 1918, décrivant la pose de la première pierre de l’université hébraïque de Jérusalem, il nota :
Le docteur Weizmann nous a lu un discours pédant […] le même gentleman nous lut un télégramme de soutien et de sympathie signé par Lord Balfour. Ensuite, le capitaine Coulondre en lut un autre, du gouvernement français […] Mais avec tout le respect dû à ces gentlemen, cela me parut une énorme erreur politique. Pourquoi ? Eh bien pour l’une ou l’autre de ces deux raisons : ou bien il s’agissait de la simple pose d’une première pierre d’une université, ou bien d’un acte politique dépassant ce projet. Les deux explications servent le sionisme. Mais la deuxième reviendrait à se positionner contre les musulmans et les chrétiens, et spécialement contre les premiers8.
Il avait certainement raison car les Britanniques à ce moment-là n’avaient pas de plan pour quitter la Palestine. Certaines de ses craintes sur l’impact du sionisme se vérifièrent en novembre 1918, avec le premier anniversaire de la déclaration Balfour.
Il fut annoncé qu’à cette occasion ‟il y aurait des troubles”, et il y en eut. De jeunes musulmans et chrétiens molestèrent des juifs, et il s’ensuivit une manifestation, lundi par ces groupes religieux devant le gouverneur militaire. Ils lui demandèrent d’envoyer par télégramme au gouvernement britannique leur protestation contre les juifs. Les agresseurs furent condamnés à plusieurs mois de prison […]. Hier il fut annoncé qu’ils étaient enclins [les Britanniques] à les relâcher s’ils demandaient pardon aux juifs, ce à quoi les détenus et leurs familles répondirent qu’ils préféraient pourrir en prison. On peut en déduire que mes prévisions se réalisent à propos des promesses de Lord Balfour, dont je disais qu’elles iraient bien au-delà de ses intentions9.
Ballobar avait raison, cependant son rôle politique prit fin dès que les Britanniques arrivèrent. Il n’y avait plus de place pour un observateur fin et critique comme le consul espagnol. Son journal resta privé pendant des décennies, comme le prédit le gouverneur de Jérusalem, Ronald Storrs, à qui on offrait la possibilité de lire quelques chapitres de Ballobar 10 ; ayons pitié des Britanniques qui ne furent pas intéressés par ce matériau, car ils auraient pu en apprendre beaucoup, non seulement sur la vie d’un homme, mais sur l’histoire et le tissu d’une ville.
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1Lire M. S. Hanioglu, A Brief History of the Late Ottoman Empire, Princeton University Press, 2008.
2Institution qui dépend de l’ordre des Franciscains, en charge depuis le XIIIe siècle de la présence catholique auprès des lieux saints et du gardiennage des dits lieux, d’où son nom. Le custode, qui en est le responsable, est traditionnellement italien, ses principaux assistants sont français et espagnol.
3Daniela Fabrizio, Identitá Nazionali e Identitá Religiose, Edizioni Studium, 2004. Les privilèges nationaux incluaient le contrôle de certaines institutions, indépendamment de la protection française globale des catholiques en Terre sainte.
4Conde de Ballobar, Jerusalem in World War I : the Palestine Diary of a European Diplomat, I.B. Tauris, 2011.
5Institution espagnole créée au XVIIIe siècle par le roi Charles III, afin de collecter des fonds au bénéfice du clergé espagnol en Terre sainte. Les fonds sont gérés par le procureur espagnol, l’assistant du custode, qui est aussi en charge de la gestion des fonds collectés de par le monde au bénéfice de la custodie, ce qui suscite des conflits d’intérêt. Depuis le XIXe siècle l’Obra est gérée par le ministère de l’intérieur espagnol, en parallèle à une prétention espagnole à exercer une protection des lieux saints.
6Les détails sur la vie du comte de Ballobar sont disponibles à l’Archivo General del Ministerio de Asuntos Exteriores (Archives du ministère des relations étrangères) à Madrid, dossier P481, et dans la nécrologie publiée par Tierra Santa, janvier 1972 ; p. 24-25.
7Conde de Ballobar, op. cit., p. 192.
8Ibid., p. 199-200
9Ibid., p. 228.
10R. Storrs, The Memoirs of Sir Ronald Storrs, New York, G.P. Putnam’s Sons, 1973. Storrs a été nommé gouverneur militaire de Jérusalem au début de 1918, et a servi ensuite comme gouverneur civil jusqu’en 1926. Bien que l’histoire l’ait un peu oublié, Storrs est crédité de changements importants à Jérusalem, y compris l’obligation de recouvrir tous les bâtiments de la fameuse « pierre de Jérusalem », d’un blanc rosé.