On peut aborder à plusieurs niveaux l’immense phénomène historique qu’a constitué la première guerre mondiale : global, national, régional et même local.
D’un côté, la première guerre mondiale, ou la « Grande guerre » comme on disait jusqu’en 1939, a certainement été une guerre mondiale en ce sens qu’il s’agissait d’un conflit global. Les opérations au Proche-Orient l’ont aisément démontré, qui ont vu combattre Anglais, Écossais, Australiens, Néo-Zélandais, Indiens, Français, Africains français, Russes, Cosaques, Arabes et Arméniens contre des Prussiens, des Bavarois, des Autrichiens, des Turcs, des Kurdes, des Circassiens et des Arabes.
À l’opposé, la guerre attestait également d’un fort caractère local ou régional : les affrontements sur les champs de bataille flamands étaient les mêmes pour les soldats engagés de chaque côté, qu’ils soient allemands, britanniques ou belges. En revanche, les combats dans les Alpes n’étaient pas comparables selon que l’on était Autrichien ou Italien, pas plus que ne l’étaient les affrontements entre soldats français et allemands dans les Vosges. En termes de logistique, d’intensité, d’approvisionnement et de santé, le front de Mésopotamie n’avait rien à voir avec les combats aux Dardanelles.
Passer du global au régional impose de se situer au niveau de l’État. Et la question que nous souhaitons poser est la suivante : en quoi l’expérience de la guerre par l’empire ottoman diffère-t-elle substantiellement de celle d’autres États belligérants en Europe, et au sein de leurs sociétés ? La manière dont les peuples de l’empire ottoman ont vécu ce conflit se distingue considérablement de ce qu’ont ressenti les Européens.
Le déclenchement des hostilités
Le souvenir que l’on a du déclenchement des hostilités n’a pas varié en Europe. Il correspond à la perception traumatique de la fin brutale d’un âge d’or, d’un été qui soudainement devient hiver, d’un effondrement édouardien de la Proud Tower de Barbara Tuchman.1. Lord Edward Grey, ministre des affaires étrangères anglais a très bien résumé le sentiment qui a défini l’expérience d’août 1914 pour toute une génération dans une phrase prononcée à la veille de la guerre : « Les lumières s’éteignent sur toute l’Europe et nous ne les verrons pas se rallumer de notre vivant . » Le déclenchement des hostilités a été perçu comme un phénomène brutal, inattendu, sans précédent et, au plan individuel, comme un bouleversement dans la vie des gens.
Bien entendu, cette vision s’alimente de l’expérience vécue des participants, notamment les officiers. En dépit du climat de tension quasi continu en Europe, dû à la rivalité entre les grandes puissances, peu nombreux étaient ceux qui croyaient à une guerre générale. Quand elle éclata, refermant une période de quarante ans de paix en Europe centrale et occidentale, encore moins nombreux étaient ceux qui pouvaient imaginer un conflit durant plus de trois ou quatre mois. La réalité d’une guerre s’éternisant dans les tranchées en choqua donc plus d’un. On en trouve le reflet dans toute la littérature suscitée par la guerre, de Siegfried Sassoon et Robert Graves à Louis-Ferdinand Céline à Ernest Hemingway et Erich Maria Remarque. Cette forte impression de contraste ne s’est pas éteinte et nourrit même un roman relativement récent, Birdsong de l’écrivain britannique Sebastian Faulks.
Ces impressions contrastent fortement avec la manière dont la proclamation de la guerre a été ressentie en Europe en juillet-août 1914 : le fameux « esprit de 1914 » ou l’enthousiasme pour la guerre. Pendant longtemps l’idée que cette ferveur était universelle a dominé l’historiographie. Depuis les années 1990, nombre de recherches historiques révisionnistes ont abouti à changer cette image. Un consensus nouveau s’est établi, tendant à montrer que cet enthousiasme pour la guerre a été en grande partie un phénomène lié à la classe moyenne urbaine, dont la vigueur surestimée doit beaucoup à celle de la propagande nationaliste. Pourtant, les preuves en images ne manquent pas, qu’il s’agisse de photographies ou de films qui montrent que la guerre a été célébrée par des milliers d’individus dans les capitales européennes.
Ni la perception ultérieure de la fin d’un « âge d’or » de paix et de prospérité, ni l’enthousiasme de l’époque pour la guerre ne trouvent leur équivalent dans l’empire ottoman au moment où le conflit a commencé.
Pour les Ottomans, l’entrée en guerre en 1914 n’a pas marqué la fin d’une période de paix et de prospérité, bien au contraire. Elle faisait suite à une série de conflits limités mais sanglants (Yémen, Albanie, Crète) et à deux guerres importantes, l’une contre l’Italie en 1911-1912 et l’autre dans les Balkans en 1912-1913. La guerre avec l’Italie conduisit à la perte des possessions africaines de l’Empire, puis à celle du Dodécanèse (Le traité de paix d’Ouchy avait bien prévu la restitution par l’Italie aux Ottomans de ces territoires mais la première guerre mondiale a empêché sa mise en œuvre). Il s’agissait d’un revers important mais qui ne pouvait en aucune manière être comparé aux conséquences traumatiques des guerres balkaniques.
Les conséquences de la première guerre balkanique, qui éclate en octobre 1912 ont constitué un choc terrible pour la population musulmane ottomane. Certes, l’agitation nationaliste soutenue par la Bulgarie, la Grèce et la Serbie se manifestait depuis des décennies, et la perspective pour les Ottomans de perdre la Macédoine avait été l’élément moteur de la révolution jeune-turque de 1908. L’armée ottomane était continuellement engagée dans des opérations de lutte contre-insurrectionnelles, sanctionnées par la loi de 1909 contre le brigandage. Il n’était alors pas déraisonnable de penser que cette situation pouvait déboucher sur une guerre contre les États voisins des Balkans. Mais un conflit de ce type était perçu comme un affrontement entre un empire immense et puissant et quelques petits États.
À l’orée de la guerre l’optimisme régnait. L’armée, réorganisée les années précédentes avec l’aide de l’Allemagne, inspirait confiance. Les manœuvres et parades militaires de 1911 avaient été jugées positivement par les observateurs européens. Au moment où la guerre éclata une caricature de l’époque montrait Nazim Pasha, le ministre ottoman de la guerre, commander à une billetterie 800 000 tickets pour Sofia, Belgrade, Athènes et Cetinje. Le choc fut violent : les armées ottomanes furent vaincues en moins d’un mois et toute la Turquie européenne perdue, à l’exception de quelques villes fortifiées. Quand la guerre prit fin, par le traité de Constantinople de septembre 1913, les Ottomans avaient été dépouillés de la plus grande partie de leurs possessions européennes. Le traumatisme était énorme parce que les territoires perdus avaient constitué le cœur de l’Empire depuis le XVe siècle. La plus grande partie des élites politiques, militaires et culturelles en étaient originaires (C’est particulièrement vrai pour le comité Union et progrès2 qui était apparu en Macédoine). La conquête de l’Europe turque faisait de 400 000 musulmans des réfugiés.
Même après le traité de paix des divergences subsistaient entre l’empire ottoman et la Grèce à propos des îles de la mer Égée proches de la côte anatolienne (Lemnos, Lesbos, Chios), au point de laisser craindre une reprise de la guerre.
Aussi, si pour la plupart des Européens la guerre était une expérience inconnue depuis plus d’une génération (si l’on exclut les nombreuses guerres coloniales), elle constituait une réalité dans l’empire ottoman. Les guerres balkaniques avaient donné à voir à la population ottomane les épreuves d’un conflit : la mobilisation, la défaite mais aussi la faim, les épidémies de choléra et les déplacements de populations. Au printemps 1914, l’idée que la guerre pouvait reprendre entre la Grèce et l’Empire était largement répandue. La première guerre mondiale aura donc été le troisième conflit en peu d’années pour les Ottomans. La déclaration de guerre ne pouvait donc pas être perçue par eux comme la fin soudaine d’un été glorieux. La dichotomie guerre/paix qui a caractérisé « la grande guerre et la mémoire moderne » (pour citer Paul Fussel) pour les Européens ne pouvait en aucun cas leur être appliquée.
« L’esprit de 1914 » était donc introuvable. Avec deux défaites militaires successives, l’enthousiasme pour la guerre n’était pas perceptible dans l’empire ottoman. Les classes urbaines ont exprimé un sincère sentiment patriotique en deux occasions en 1914. La première lorsque le gouvernement britannique séquestra les deux navires de guerre destinés à la marine ottomane qui étaient en construction dans les chantiers navals britanniques. L’affaire était sérieuse car une partie du coût des navires avait été couverte par des contributions publiques volontaires à la Société maritime ottomane, qui évidemment suivait avec le plus grand intérêt leur construction. Ces navires étaient indispensables pour contrebalancer la supériorité de la marine grecque qui s’était manifestée pendant les guerres balkaniques. La décision prise par les Britanniques début août provoqua une colère générale et des manifestations.
L’abolition unilatérale par le gouvernement ottoman, en septembre, du système des capitulations vieux de 350 ans fut apparemment accueillie par la population musulmane avec une joie sincère et spontanée. Ce système qui accordait des privilèges fiscaux et légaux aux ressortissants étrangers avait fini par créer au début du XXe siècle une situation semi-coloniale au sein de l’Empire.
Les sentiments exprimés en ces deux circonstances ne se retrouvèrent pas dans les réactions publiques à la déclaration de guerre (et de djihad) à la fin d’octobre 1914. Il y eut bien des manifestations en faveur du conflit. Mais elles furent toutes organisées par le comité Union et progrès et les organisations qui lui étaient liées, comme les Foyers turcs, le comité de la Défense nationale ou la Société maritime. La participation était faible et, à l’occasion, vendeurs de rues, porteurs et mendiants y participaient moyennant finance. La population ottomane n’a connu aucun « enthousiasme de guerre » en 1914. Elle a accepté l’inévitable.
Guerre totale et industrielle
Il existe un débat pour savoir si la première guerre mondiale a été la première « guerre industrielle » dans la mesure où elle a été engagée avec des moyens industriels et où la capacité de production industrielle a finalement décidé de son résultat. Certains accordent cet honneur douteux à la guerre de Sécession américaine, qui eut lieu 50 ans plus tôt. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que la première guerre mondiale a été engagée avec des moyens industriels. La production d’armes, la nécessité d’approvisionner et d’habiller les troupes, la fourniture d’équipements médicaux ou les besoins en transport pour des millions d’hommes, tout exigeait l’implication de l’industrie. Dans l’empire ottoman le développement de l’industrie était minimal, au point qu’on peut le caractériser comme une société agricole qui s’est retrouvée impliquée dans une guerre industrielle.
Quelques chiffres en attestent. En 1914, l’industrie continuait à dépendre du charbon comme source d’énergie. En 1900, la production de charbon dans le Royaume-Uni était 381 fois supérieure à celle de l’empire ottoman et celle de la Russie 27 fois plus importante (en millions de m3). Il n’existait aucune production d’acier à échelle industrielle dans l’empire ottoman. Ce retard était tel que tout devait être importé d’Allemagne ou d’Autriche : armes, moteurs de locomotives, camions, voitures, pièces d’artillerie et obus, avions et équipements de transmission sans fil. Le transport par rail était donc une question cruciale à la fois pour l’acheminement des troupes comme pour leur approvisionnement. Là encore, l’empire ottoman n’était pas avantagé. Le Royaume-Uni possédait un réseau de communication cinq à six fois plus important, pour une superficie vingt fois moins importante. La Russie avait un réseau ferré onze fois plus important que son homologue ottoman. En termes de densité (nombre de kilomètres de voies par kilomètre carré de superficie) même l’Inde coloniale avait une densité cinq fois supérieure à celle de l’empire ottoman.
En outre, la totalité du réseau ferré ottoman était à une voie, dont une partie à voie étroite. Des passages cruciaux comme les tunnels des Taurus n’étaient pas terminés. Résultat, les matériels en provenance d’Allemagne devaient être chargés et déchargés huit fois avant d’atteindre le front de Palestine, et les hommes passaient en moyenne six semaines sur les routes, dont quatre à pied, avant d’atteindre le front. Le manque de moyens de transport était aussi une source de complications pour nourrir les soldats et la population. La Syrie et le Liban connurent l’une de leurs pires famines alors que l’Anatolie avait un surplus de blé.
Même s’il est exact que l’empire austro-hongrois et la Russie étaient également en retard par rapport à la France, le Royaume-Uni, les États-Unis et l’Allemagne en termes d’industrialisation, la situation de l’empire ottoman n’était pas comparable. Là où ses principaux ennemis (France, Royaume-Uni et Russie) cumulaient, ensemble, 26 % de la production mondiale industrielle en 1913 (35 % pour les États-Unis), l’empire ottoman ne représentait même pas 1 %. Dès l’origine, la guerre industrielle était un jeu auquel l’Empire n’était pas préparé.
L’expression de « guerre industrielle » est souvent accompagnée par celle de « guerre totale » pour décrire le premier conflit mondial. Le concept de « guerre totale » impliquant la mobilisation de toutes les ressources humaines et matérielles d’un pays pour l’effort de guerre a été popularisé par Colmar von der Golz dans un ouvrage paru en 1883, La nation armée (Das Volk in Waffen). L’auteur réfute la distinction entre armées et civils dans la guerre moderne. Outre une importante logistique et un engagement administratif, lancer une « guerre totale » nécessite aussi une action de propagande efficace et générale pour impliquer et motiver la société dans son ensemble.
L’Allemagne, la France et le Royaume-Uni y excellaient par l’utilisation de la presse, d’affiches et de films. L’invention de l’expression « front intérieur » par le gouvernement britannique fut en soi un coup de génie en matière de propagande et peut-être la preuve ultime de la justesse des idées de Von der Golz sur la « guerre totale ». Comme Erol Köroğlu3 l’a souligné, l’empire ottoman, où plus de 90 % des habitants étaient illettrés, n’était pas en mesure de soutenir pareil effort de propagande. Le recours à la religion pour mobiliser les populations pouvait compenser cette réalité jusqu’à un certain point, mais pas suffisamment.
L’ampleur de la guerre fut aussi très différente dans l’empire ottoman. En valeur relative (en pourcentage de la population) le nombre des victimes de la guerre a été élevé. Le pourcentage de ceux qui ont perdu la vie est le plus élevé après celui constaté en Serbie pendant la première guerre mondiale, notamment à cause du nombre de soldats morts de maladie. Mais en valeur absolue, les campagnes conduites par l’armée ottomane n’étaient pas comparables à celles menées sur le front de l’ouest. La seule campagne militaire qui s’en rapproche aura été celle des Dardanelles. Mais même au cours de celle-ci, trois fois moins de soldats furent engagés que pendant les campagnes dans la Somme à l’été 1916. Au moment de la troisième bataille de Gaza, l’armée ottomane disposait de moins de 35 000 hommes sur le front de Palestine. En 1917, Robert Nivelle4 positionne 1,2 million de soldats français pour son offensive désastreuse, trente fois plus !
Politique démographique
Les politiques conduites par l’empire ottoman à l’égard de ses citoyens se distinguent également de celles de ses homologues européens. Tous les États en guerre prenaient des mesures à l’encontre de communautés et d’individus dont ils doutaient de la loyauté. Ils avaient mis en place des camps d’internement et des prisons pour « sujets ennemis » (quand bien même ceux-ci avaient vécu toute leur vie dans le pays) et objecteurs de conscience. Ils en déportèrent d’autres pour les éloigner des champs de bataille, notamment les juifs de Galicie après l’occupation russe d’août 1914. Les politiques ottomanes furent d’une tout autre ampleur. Aucun autre pays n’a utilisé la guerre pour refonder radicalement sa démographie.
La défaite dans les guerres balkaniques et le déplacement d’une importante population musulmane finirent par convaincre les dirigeants Jeunes-Turcs d’Istanbul que l’Anatolie était désormais le « dernier refuge des Turcs »5 et qu’il était nécessaire d’en assurer la sécurité.
Dès avant la déclaration de la guerre, en mai-juin 1914, les Jeunes-Turcs organisèrent une campagne d’expulsion de 160 000 citoyens grecs orthodoxes qui vivaient en Thrace et sur les rives occidentales de l’Anatolie. Cette campagne était en partie inspirée par la crainte de voir reprendre la guerre avec la Grèce, et par la conviction que la côte occidentale était vulnérable. Des délégations successives de Jeunes-Turcs parcourant la zone les années précédentes avaient déjà signalé que les communautés grecques orthodoxes occupaient une position dominante dans l’économie. Elles étaient accusés de déloyauté et qualifiées de « tumeur » qu’il était nécessaire d’extirper. Lors de leur déplacement en juin 1914, des réfugiés des Balkans amenés dans la région par le gouvernement ont été les premiers à faire usage de la violence. Après la fuite des Grecs orthodoxes, leurs biens furent donnés aux réfugiés.
En 1914, le gouvernement avait les mains liées à l’est. Les puissances européennes, soumises à de très fortes pressions russes, avaient forcé les Ottomans à accepter un ambitieux programme de réformes dans les provinces « arméniennes ». Il s’agissait d’améliorer l’État de droit et, notamment, de régler les différends liés aux propriétés arméniennes qui avaient été saisies par des tribus kurdes et par des immigrants venus du Caucase et de Bulgarie, qui s’étaient réinstallés à l’est. En août, le gouvernement suspendit ce programme. Quand la guerre éclata en octobre, il fut abandonné.
Ce qui survint par la suite fut un mélange de planification et d’improvisation déterminée par les événements. Les dirigeants de Jeunes-Turcs, tel Mehmet Talaat Pacha, savaient exactement ce qu’il convenait de faire pour restructurer l’Anatolie en termes de démographie. L’agitation nationaliste dans les Balkans leur avait appris l’importance des statistiques et Talaat, en sa qualité de ministre de l’intérieur, donna des instructions pour que les Arméniens soient réinstallés dans des zones où ils ne pourraient pas constituer plus de 5 % de la population. Après la défaite contre les Russes à Sarikamis (décembre 1914)6, et plus spécialement au moment où Britanniques et Français portaient l’assaut aux Dardanelles (à partir de mars 1915), les Jeunes-Turcs engagèrent un programme de déportation des Arméniens vers le désert syrien. D’abord à partir des zones proches du front oriental, puis dans toute l’Anatolie. Les déportations furent accompagnées d’exécutions de masse, notamment des hommes. Elles ont probablement coûté la vie à 800 000 civils.
La littérature sur le génocide arménien est abondante mais pour le propos de cet article il est important de remarquer que les conséquences des politiques démographiques conduites par le comité Union et progrès ont transformé l’Anatolie en une terre à majorité musulmane dont la composition ethnique était radicalement différente de celle qui existait seulement quelques années auparavant. Ce faisant, cette politique posait les fondements de l’État-nation turc qui allait émerger après la guerre. Le processus par lequel un État commence à considérer une partie non négligeable de ses citoyens comme des sujets d’un pays ennemi, pour ensuite les anéantir, n’a d’équivalent dans aucun autre État combattant, même si naturellement les puissances coloniales ont utilisé de semblables méthodes à l’égard des populations qu’elles colonisaient.
Les traités de paix
Tous les traités de l’après-guerre ont laissé une marque traumatique sur les pays vaincus. En Allemagne, le Traité de Versailles a tout de suite été perçu comme un « diktat », terme fréquemment utilisé par les nationalistes allemands dans les années 1920. Ils avaient raison, naturellement : ce n’était rien d’autre qu’un arrangement imposé aux vaincus allemands, sans véritables négociations. Le Traité de Sèvres entre dans la catégorie des traités imposés conclus à Paris.
Le traité de Versailles s’apparentait aux autres productions de la conférence de paix de Paris : c’était un traité de vengeance. Les traités n’étaient pas de simples tentatives pour assurer une paix durable dans le monde de l’après-guerre, c’étaient aussi des instruments de représailles et de châtiment. Les meilleurs exemples en sont la clause de culpabilité pour crime de guerre et les énormes indemnités de guerre prévues par le traité de Versailles. Les actes des conférences de Londres et de San Remo en 1920 comme les témoignages de leurs participants sont on ne peut plus clairs sur la volonté de « punir le Turc », une considération qui s’est aussi retrouvée dans le traité de Sèvres.
On peut aussi se demander jusqu’à quel point les traités de l’après-guerre ont adhéré à l’idéal d’autodétermination des nations inscrit dans les « quatorze points » du président Woodrow Wilson et dans la Charte de la Société des nations (SDN). Le refus du choix des Autrichiens pour l’unification avec l’Allemagne, pourtant exprimé dans un référendum légitime, contredisait directement cet idéal.
Les décisions sur les frontières « nationales » allaient systématiquement dans le sens des revendications des anciens « peuples soumis », polonais, slovaques, roumains et serbes. C’est aussi vrai pour l’empire ottoman. L’attribution à l’administration grecque de la zone allant de Scalanova (Kuşadası)7 dans le sud à Kemer dans le golfe d’Edremit au nord, y compris la ville d’İzmir, reposait sur la reconnaissance de la revendication grecque. La Grèce considérait que dans l’ensemble de cette zone les Grecs orthodoxes représentaient une majorité avant l’expulsion de 1914. On peut en dire autant de l’attribution de la Thrace à la Grèce. Des données historiques montrent que cette revendication a été exagérée, et que les Grecs orthodoxes ne formaient une majorité ou une pluralité que dans des zones du sandjak8 d’İzmir (Ayvalık, Foça et la péninsule érythréenne) et dans quelques régions côtières de Thrace. Tant le haut-commissaire britannique à Istanbul John De Robeck, que le ministre des affaires étrangères George Curzon, ont reconnu que les décisions concernant la Thrace et İzmir contredisaient le principe de l’auto-détermination.
À l’est, le traité soumettait la délimitation des frontières exactes entre l’empire ottoman et l’Arménie à l’arbitrage du président Wilson. Mais l’étendue de la nouvelle Arménie (qui devait inclure de vastes parties des provinces de Trabzon, Erzurum, Bitlis et Van) était basée sur les revendications de la majorité arménienne d’avant-guerre. Il était pourtant évident qu’avant les déportations et les massacres de masse en 1915, les Arméniens n’avaient constitué une majorité que dans quelques rares districts ruraux (kasas) et dans la ville de Van. Aussi, quand bien même les nouvelles frontières de l’empire ottoman correspondaient au critère de l’autodétermination, elles étaient contestables tout en n’étant pas à cet égard fondamentalement différentes des nouvelles frontières polonaises, tchèques, hongroises ou roumaines.
En résumé, tous ces traités furent imposés unilatéralement. Mais le traité de Sèvres était différent par son caractère semi-colonial. Non seulement il amputait l’empire ottoman de larges portions de territoires et limitait ses forces militaires, mais il plaçait aussi sous tutelle ce qui restait de l’empire. Après de longs débats, les alliés décidèrent de laisser Constantinople et les détroits aux Ottomans, mais avec une souveraineté très limitée. Les détroits furent totalement démilitarisés et confiés à une commission internationale dotée des pleins pouvoirs pour tout ce qui concernait la navigation. Le Royaume-Uni, la France, l’Italie, la Russie, les États-Unis et le Japon étaient représentés par un commissaire qui disposait de deux voix. La Grèce et la Roumanie n’avaient droit qu’à une voix. L’empire ottoman et la Bulgarie n’auraient disposé que d’une voix s’ils étaient devenus membres de la Société des Nations. Le sultan et son gouvernement purent rester à Istanbul, mais la ville aussi était prise en otage. Les alliés se réservaient le droit de se l’approprier au cas où les Ottomans n’aurait pas respecté le traité à la lettre (article 36).
En outre, des droits exclusifs d’exploitation des ressources économiques de l’Anatolie ottomane furent accordés à l’Italie dans le sud-ouest et à la France dans le sud. Ces dispositions ne faisaient pas partie du Traité de Sèvres mais le Royaume-Uni, la France et l’Italie avait signé — le 10 août, jour de la signature du traité — un accord au terme duquel chaque pays respectait les droits de l’autre sur ces territoires. L’accord n’avait pas été intégré au traité, de crainte que les Ottomans refusent de le signer. Il fut rendu public trois mois plus tard.
Les capitulations furent explicitement rétablies et devaient le moment venu être remplacées par un régime juridique mis au point par des juristes européens. Non seulement ces dispositions combinées démantelaient l’empire ottoman, mais elles le plaçaient sous un régime semi-colonial bien pire que ce qu’il avait pu connaître avant la guerre.
Finalement, le traité s’est aussi attaché à revenir sur les changements économiques et démographiques apportés par le régime des Jeunes-Turcs pendant la guerre. Il ne se contentait pas de prévoir la protection des minorités. L’empire ottoman promit également de faire revenir tous ceux qui avaient été déplacés depuis le 1er janvier 1914 et de restituer les biens des Grecs et des Arméniens saisis au moment de leur déportation ou de leur départ. Ces biens devaient être remis dans l’état où ils se trouvaient avant le départ de leurs propriétaires.
À bien des égards, le traité est un instrument similaire aux autres traités de Paris — la codification de la « paix du vainqueur » — mais deux éléments l’en distinguent définitivement : ses éléments semi-coloniaux qui relèguent clairement l’empire ottoman dans un statut de soumission, et ses efforts pour redresser les politiques ethniques et économiques de l’Empire.
L’issue et les répercussions
Le cinquième aspect de l’expérience de la guerre par les Ottomans, qui diffère radicalement de ce que les combattants européens ont connu, est la manière dont la guerre a pris fin.
Les conséquences des énormes pertes en vies humaines, les désastres économiques, l’inflation, la faim et la perte de moral qui ont été ressenties en Allemagne, en Autriche, en Hongrie et en Russie étaient aussi des réalités dans l’empire ottoman. En 1918, la capacité de l’Empire à poursuivre la guerre était en diminution. Les réactions populaires n’étaient pas comparables à celles des autres pays. Grèves et mutineries ont joué un rôle essentiel pour forcer les États européens à sortir de la guerre et ont contribué à la chute des régimes monarchiques. En février 1917 en Russie, en janvier 1918 en Allemagne et en Autriche-Hongrie, et à nouveau en Allemagne en octobre 1918, des ouvriers d’usine ont massivement protesté et fait grève. Ces grèves ont joué un rôle important dans la chute des régimes d’empire et ont sapé l’effort de guerre. Plus d’un million de travailleurs allemands ont pris part aux grèves de janvier 1918. En Autriche-Hongrie la participation a aussi été très élevée avec quelques 700 000 travailleurs en grève. Rien de tout ceci n’est arrivé dans l’empire ottoman, caractérisé par sa faible industrialisation et une main-d’œuvre industrielle réduite.
Un exemple particulier de manifestation de masse s’apparentant aux grèves industrielles des années 1917-1918 est celui des mutineries dans les armées des puissances centrales et en Russie. Il semble que les mutineries se sont multipliées au sein des unités russes pendant l’hiver 1916-1917 après l’offensive de Broussilov9. En février et en mars, les mutineries s’étendent à la garnison de Petrograd. Les hommes tirent sur leurs officiers ; l’échec de l’offensive de Kérenskij en juin 1917 incite à d’autres mutineries. En septembre 1917, les Français mettent fin à une mutinerie de la division russe sur la base de La Courtine, en retrait du front occidental. En février 1918 une mutinerie impliquant les équipages de quarante navires sur la base navale autrichienne de Cattaro (Kotor) sème la panique dans Vienne. La mutinerie des marins allemands à Kiel et Wilhelmshaven en octobre 1918 déclenche des émeutes généralisées qui provoqueront la chute du régime impérial allemand. En quelques jours les marins joignent leurs forces à celles d’ouvriers en grève dans des villes aussi éloignées que Cologne, Hanovre et Berlin. Mutineries et grèves ont donc formé un même mouvement d’envergure.
L’armée ottomane n’a pas connu de mutineries importantes, bien que les conditions des soldats ottomans étaient probablement les plus atroces de toutes, surtout pour ce qui concerne son approvisionnement. Ils ne résistaient pas en se mutinant mais en désertant. À la fin de la guerre, l’armée ottomane avait 4 déserteurs pour 1 soldat sur le front, une proportion beaucoup plus élevée que celle dont souffrait l’armée russe. Les désertions devinrent un énorme problème, contraignant le gouvernement ottoman à multiplier par huit les effectifs de sa gendarmerie rurale à cause des déserteurs armés qui erraient en bandes dans les campagnes.
Dans l’empire ottoman, il n’existait pas de mouvement socialiste. Les plus importants mouvements socialistes avaient été juifs, bulgares, grecs et arméniens et n’avaient pas survécu aux guerres balkaniques, puis aux déportations et aux massacres de la première guerre mondiale. Le mouvement socialiste musulman (le Parti socialiste ottoman a été créé en 1910) était très faible. Le parti n’avait pas réellement de partisans ni d’organisation stable. Cela vaut également pour les autres groupes socialistes dissidents dans la capitale. Fondamentalement, la faiblesse des courants socialistes et socio-démocrates y était évidemment liée à l’absence d’une main-d’œuvre industrielle.
Ceux qui étaient connus sous le nom de « libéraux ottomans » n’étaient pas en mesure de prendre efficacement la relève. L’Entente libérale était un amalgame d’individus et de groupes, réunis par leur seule haine du Comité Union et Progrès. Ils n’avaient pas eu d’activité politique dans le pays depuis le coup d’État unioniste de janvier 1913. Après une période de transition, les « libéraux » parvinrent au pouvoir à Istanbul en mars 1919 mais ils dépendaient du soutien du palais et des Britanniques pour s’y maintenir. À partir de mars 1920, ils gouvernèrent sous occupation britannique formelle. Ils disposaient à peine d’une base qui leur était propre, et d’aucune en dehors de la capitale Istanbul. Les résultats des élections générales de 1919 en apportèrent la preuve : ils n’obtinrent aucun siège en Anatolie.
En l’absence d’alternative politique, le pouvoir dans le pays, en dehors de la capitale, restait entre les mains de la coalition des années de guerre : des chefs de parti unioniste et des officiers de l’armée alliés aux intérêts des commerçants musulmans dans les centres provinciaux d’Anatolie, qui avaient profité du transfert des propriétés grecques et arméniennes.
L’ossature du mouvement de résistance nationaliste était constituée par les restes de l’armée impériale ottomane conduite par les officiers Jeunes-Turcs. Autrement dit : à l’inverse des autres empires vaincus, l’empire ottoman n’avait pas changé de régime même si les grands noms du régime des Jeunes-Turcs des années de guerre (Ismail Enver, Talaat, Mustapha Kemal) avaient disparu, et même si ce régime finit par remplacer la monarchie par une République en 1923. Durant les premières décennies du régime républicain, ceux qui avaient appartenu à l’élite régnante des années 1913-1918 — très souvent de formation militaire — continuèrent à diriger le pays. L’une des raisons de leur réussite était qu’ils n’avaient pas à encourir le blâme de la défaite. Ce blâme fut porté par les dirigeants unionistes qui avaient été aux affaires en 1918 et qui avaient fui le pays mais aussi — quelle ironie ! — par leurs ennemis, le gouvernement libéral du sultan à Istanbul qui avait signé le Traité de Sèvres.
Seuls au sein des pays vaincus, les Jeunes-Turcs conduits par Mustafa Kamel Pacha parvinrent à défaire le règlement d’après-guerre imposé par l’Entente, en reprenant les armes. En 1914, l’entrée en guerre n’a pas marqué une coupure nette entre la fin d’une époque et le début d’une nouvelle, comme cela a été le cas en Europe. De la même façon, l’armistice n’a pas signifié la fin de la guerre. La guerre a continué pendant 4 ans en Anatolie et avant sa fin la victoire dans cette « lutte nationale » avait effacé le souvenir de la défaite. Les généraux qui étaient au pouvoir dans la jeune République apparaissaient moins comme les perdants de 1918 que comme les héros de la nation de 1922. Ainsi, comme l’entrée en guerre et la guerre elle-même, les conséquences de la guerre dans l’empire ottoman ne pouvaient être comparées à celles des autres empires continentaux vaincus en Europe. Pour les Ottomans la guerre n’aura vraiment pas été la même que celle des autres pays d’Europe.
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1NDT. Barbara W. Tuchman, 1912-1989, auteure notamment de The Proud Tower : A Portrait of the World Before the War, 1890-1914, publié en 1966.
2NDT. Le Comité Union et Progrès est un parti réformiste d’opposition qui appartient à la mouvance Jeunes-Turcs, formée contre le régime du sultan Abdul Hammid II qui a gouverné de 1876 à 1909.
3NDT. Erol Köroğlu, Ottoman Propaganda and Turkish Identity : Literature in Turkey During World War I, Tauris Academic Studies, New York, 2007.
4NDT. Robert Nivelle, 1856-1924. Remplace le général Joffre à la tête des armées le 13 décembre 1916.
5NDT. Titre d’une conférence donnée à l’université de Londres le 24 janvier 1913 par Felix Vályi.
6NDT. Bataille de Sarıkamış ou de Sarikamis : épisode de la campagne du Caucase pendant la première guerre mondiale. Russes et Ottomans s’affrontèrent dans le nord-est de la Turquie actuelle. Les Ottomans furent défaits.
7NDT. Scalanova ou Kuşadası : ville de Turquie sur la mer Egée, au sud d’Izmir. Les marchands italiens y pratiquaient le négoce.
8NDT. Ancienne division territoriale de Turquie.
9NDT. Alexeï Broussilov, commandant en chef du front sud-ouest, lance une offensive le 4 juin 1916 contre les armées allemandes et austro-hongroises en Pologne et en Autriche-Hongrie.