Histoire

Dossier 1914-1918

La postérité de la déclaration Balfour

La déclaration Balfour du 2 novembre 1917 n’était en apparence rien d’autre qu’une « lettre d’intention », quelques phrases ordinaires pour exprimer en des termes assez vagues le soutien bienveillant du gouvernement britannique à l’idée conçue par des juifs de se constituer en nation en Palestine. À elle seule, elle ne pouvait pas changer le cours des choses, mais c’est parce qu’elle a été adoptée quelques semaines avant la conquête britannique du Proche-Orient que sa signification potentielle a été considérable.

Visite d’Arthur Balfour dans une colonie juive en 1925.

La plupart des documents diplomatiques tombent dans l’oubli. Les circonstances qui ont présidé à leur rédaction sont révolues, leurs effets ont été balayés par les événements qui ont suivi, et c’est à peine si l’on se souvient des diplomates qui se sont attelés à les négocier. Tel n’est pas le cas de la déclaration Balfour. Sans elle, il est probable que le nom d’Arthur Balfour ne serait pas passé à la postérité en dépit de son action politique comme leader du parti unioniste et ministre du gouvernement britannique au début du XXe siècle ; avec elle, le sort de la Palestine s’en est trouvé bouleversé.

Une opération stratégique

Pour les Britanniques, la première guerre mondiale était l’occasion de réaliser une très habile opération stratégique : établir leur influence sur un vaste territoire allant de l’Inde à l’Égypte après en avoir chassé l’empire ottoman qui en détenait l’essentiel. Pour y parvenir, il fallait trouver des appuis locaux. Les alliés naturels de la Couronne étaient les nationalistes arabes, puisque les deux avaient en commun leur hostilité à l’empire ottoman. Le colonel Thomas Edward Lawrence fut donc chargé de chercher des leaders arabes dont les intérêts convergeaient avec ceux des Britanniques. En 1915, le gardien de La Mecque et Médine, le chérif Hussein, emporta un consentement de principe à la création d’un royaume unifié sur la majeure partie des provinces arabes de l’empire ottoman en contrepartie de la participation au combat de ses troupes dirigées par ses propres enfants (correspondance Hussein-Mac Mahon juillet 1915-mars 1916).

L’année suivante, les Britanniques souhaitaient informer les Français de leurs ambitions stratégiques. Pour obtenir leur soutien, ils s’engageaient à concéder à la France une zone d’influence sur la province syro-libanaise (accords Sykes-Picot, 16 mai 1916). En 1917, les Alliés prièrent les États-Unis d’entrer dans le conflit pour stopper l’enlisement dans la guerre des tranchées sur le front européen qui n’avait que trop duré. De leur intervention dépendait la victoire, et donc la fin de la guerre. Élu sur une ligne pacifiste, le président américain Wilson consentit à abandonner ses positions neutralistes à condition que naisse un ordre international en rupture avec le précédent : plus de diplomatie secrète, mais une diplomatie ouverte ; plus d’empires multinationaux, mais le droit à l’autodétermination des peuples.

L’intérêt britannique pour la cause sioniste ne s’explique pas autrement que par sa détermination à conserver les positions stratégiques nouvellement acquises ou en passe de l’être. Cette détermination ne pouvait s’appuyer sur la seule force du vainqueur ; il lui fallait s’adjoindre une cause légitime. Le projet d’établir un foyer national juif en Palestine relevait du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, si ce n’était que le peuple en question était dispersé et que l’objet de la déclaration était précisément de lui reconnaître ce droit en dépit de son extranéité. C’était la première fois que les juifs, tenus jusque-là pour une communauté religieuse étaient élevés à la dignité d’un peuple. C’était la première fois également qu’apparaissait ce terme inédit de « foyer national » (national homeland).

Cette déclaration faisait fi de la revendication concurrente des Arabes de Palestine qui réclamaient eux aussi d’être les maîtres de leur sort en vertu du même droit à l’autodétermination. Il était intolérable que l’autorité britannique puisse légitimer sa présence sur le terrain sans tenir le moindre compte de la majorité arabe, en s’appuyant sur une collectivité qui constituait alors en Palestine une minorité négligeable. La déclaration Balfour offrait la Palestine aux juifs, qu’ils soient de Palestine ou d’ailleurs, et rien ou presque en parallèle aux Arabes de Palestine définis, de surcroît, dans le texte comme « des populations non-juives. » Ce faisant, elle donnait gain de cause à l’aspiration sioniste : rassembler une collectivité juive dispersée, mais porteuse d’une conscience historique, afin de la métamorphoser en nation autochtone dotée d’une langue et d’institutions politiques autonomes sur un territoire qui correspondait peu ou prou au lieu où elle était née et s’était épanouie dans l’Antiquité, constituant une civilisation dont l’impact sur l’Orient et l’Occident fut immense.

Limiter les ambitions sionistes

Pour être manifeste, cette adhésion britannique n’était pas sans réserve, explicite ou implicite. Les Britanniques refusèrent de reprendre à leur compte l’objectif sioniste d’un État défendu par Theodor Herzl lors du premier congrès sioniste. Cette opposition est d’ailleurs restée ferme, comme en témoigne trente ans plus tard l’abstention du Royaume-Uni lors du vote à l’Assemblée générale de l’ONU le 29 novembre 1947 du plan de partage. Certes, côté sioniste, la déclaration Balfour était le pied dans la porte conduisant tout droit à l’État : un « foyer national » n’excluait pas a priori sa transformation progressive en « État souverain ». Dans ce but, il était impératif d’ouvrir la Palestine à l’immigration juive, ce qui fut d’abord accordé, puis contrôlé, très sévèrement restreint à partir de 1939, et considéré enfin comme illégal après la seconde guerre mondiale.

Les différentes versions de la déclaration révèlent une réserve beaucoup plus significative que la seule divergence sur l’objectif institutionnel ultime final. Chaïm Weizmann, qui présidait la fédération sioniste de Grande-Bretagne, insistait pour que le gouvernement britannique reconnaisse la Palestine comme le territoire du futur foyer national. Balfour retourna la formule de telle sorte que l’engagement britannique se limitât à « un » foyer national « en » Palestine, et non sur toute la Palestine, laissant ainsi ouverte l’opportunité de restreindre les dimensions du territoire sur lequel l’engagement britannique s’appliquerait.

Cette insistance est d’autant plus intéressante qu’à ce stade, la Palestine ne constituait pas encore une unité territoriale définie par des frontières, comme cela allait se produire quelques années plus tard. Le 25 avril 1920, la conférence de San Remo approuvait la proposition franco-britannique de conserver la mainmise sur la région en substituant au royaume arabe unifié promis à Hussein en 1915 trois mandats placés sous le contrôle de la France (Syrie) et du Royaume-Uni (Irak et Palestine). Deux découpages supplémentaires allaient être opérés : le Liban fut aussitôt détaché de la Syrie par décision du gouvernement français ; deux ans après, c’était au tour de Winston Churchill, alors ministre des colonies, de décréter dans le Livre blanc du 3 juin 1922 que la Palestine serait divisée en Palestine orientale et Palestine occidentale. Analogues en apparence, ces deux partages n’avaient pourtant guère le même sens. Le premier favorisait les aspirations nationales de la communauté maronite ; le second visait à limiter la portée de la déclaration Balfour à la Palestine occidentale, offrant la Palestine orientale à Abdallah, un des fils de Hussein. Pour dissiper toute confusion, celle-ci fut appelée Transjordanie puisque sa frontière à l’ouest était le Jourdain.

Concurrence des nationalismes

Autant dire que les ambitions territoriales caressées par les sionistes furent considérablement revues à la baisse : de l’espace initial d’une superficie de 125 000 km2 environ il n’en restait plus que 25 000 pour l’implantation sioniste, soit 20 %. Dans ce territoire dévolu au foyer national juif, au grand dam du sionisme révisionniste de Vladimir Jabotinsky opposé à la décision britannique, la population arabe s’élevait à un peu plus d’un demi-million d’âmes. Elle demeurait opposée à la transformation de son caractère linguistique et religieux spécifique au profit d’une population juive minoritaire, fraîchement implantée et apparaissant, de ce fait, comme l’invasion pacifique d’une population étrangère dont le poids allait en s’accroissant, du fait de la liberté d’immigrer en Palestine qui lui avait été garantie.

Au moment où fut adoptée la déclaration Balfour, le 2 novembre 1917, le gouvernement britannique n’avait pas encore renoncé à sa promesse d’établir un royaume arabe sur les ruines de l’empire ottoman, destiné à disparaître comme son homologue austro-hongrois. Mieux encore, Fayçal, qui était l’interlocuteur privilégié des Britanniques, n’excluait guère la reconnaissance d’un foyer national juif si ses propres revendications étaient reconnues elles aussi (accords Fayçal-Weizmann, 3 janvier 1919). À cet égard, le respect par les Britanniques de leur engagement à créer un royaume arabe unifié eût sans doute rendu moins difficile le consentement arabe à un foyer national juif détaché dudit royaume. Le système des mandats qui a finalement prévalu rendait l’opposition inéluctable. La qaomiya al-arabiya, la grande nation arabe eût pu souscrire à cette amputation limitée. La wataniya privilégiant les nationalismes locaux syrien, irakien, libanais, transjordanien et palestinien, les nationalismes juif et palestinien entraient forcément en concurrence. Puis dans une logique de conflit, laquelle demeure en dépit des tentatives de règlement qui ont abouti à ce jour à l’échec.

Deux retombées supplémentaires méritent réflexion : la déclaration Balfour souligne le rôle capital des puissances extérieures dans la cause d’Israël, et par là, la dépendance relative du yichouv puis d’Israël vis-à-vis d’elles. Elle a arrimé le projet sioniste aux ambitions impériales des Britanniques, puis aux aspirations hégémoniques des États-Unis ; ce qui a valu à Israël d’apparaître comme une tête de pont de l’Occident, auquel il se rattache également par le caractère démocratique de son régime politique.

Maîtres sur le terrain, mais pas en droit

Que la déclaration ait répondu à des intérêts d’empire alors que foncièrement les Britanniques n’étaient guère en droit de fixer le sort politique de la région (et pas seulement celui de la Palestine) n’y change rien : plus qu’une reconnaissance diplomatique, le sionisme obtenait par elle une légitimité internationale. C’est d’avoir été confirmée et entérinée par la Société des Nations (SDN) en 1920 qui a été pour la cause nationale juive le tournant décisif. Pourtant, en 1947, l’ONU fit un pas en avant et un autre en arrière en direction du sionisme et de sa matérialisation concrète sur le terrain par une communauté forte de 600 000 âmes. Le pas en avant consista, trente ans après la déclaration Balfour et le mandat britannique sur la Palestine, à reconnaître, non plus un foyer national, mais un État juif. Le pas en arrière était que le territoire dévolu à cet État représentait un peu plus de la moitié seulement du territoire de la Palestine mandataire, dont deux tiers étaient constitués, au demeurant, par le désert du Néguev. Mieux encore, contrairement à la déclaration Balfour qui niait totalement le droit à l’autodétermination de la population autochtone, le plan de partage accordait une équivalente légitimité aux deux projets nationaux en compétition en Palestine, incluant un État arabe en Palestine.

Si les circonstances et les résultats de la guerre de 1948 en ont empêché la réalisation, la guerre de 1967 n’a rien changé non plus sur le principe. Maître sur le terrain, Israël n’est jamais parvenu à arracher à la communauté internationale un quelconque consentement à une souveraineté sur l’intégralité de la Palestine mandataire. De la déclaration Balfour en 1917 à la résolution 242 en 1967, en passant par la résolution 181 de 1947, le volontarisme sioniste, aussi constant et énergique soit-il, s’est heurté et se heurte encore aujourd’hui à ces contraintes objectives. Certes, par la force des armes, Israël contrôle aujourd’hui le territoire intégralement, ou quasiment si l’on tient compte de la bande de Gaza dont il s’est désengagé de facto en 2005, et des villes placées sous le contrôle civil et sécuritaire de l’Autorité palestinienne (AP) depuis 1994.

En dépit d’un bilan historique encore en deçà de ses attentes, la performance palestinienne n’est cependant pas mince. Réduit dans la déclaration Balfour au degré zéro de « populations non-juives » dotées seulement de droits civils et religieux, le peuple arabe de Palestine a réussi à surmonter cette dénégation et à obtenir que ses droits nationaux soient reconnus comme légitimes par la communauté internationale. À défaut d’être réalisés sur le terrain.

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