L’Allemagne était nouvelle venue dans l’histoire mondiale du colonialisme et de l’impérialisme. La célèbre quête d’une place au soleil — « Platz an der Sonne » — ne débuta pas avant la fin des années 1890, alors qu’il ne restait quasiment plus un seul espace vide sur la carte du monde et que les sphères d’influence des grandes puissances avaient pratiquement divisé chaque centimètre carré de l’espace connu de la planète. Comme il devenait difficile de trouver de l’espace libre, la stratégie consista à combattre des pays plus faibles et à prendre leur place. L’antagonisme avec son voisin la France et son hémisphère colonial fut une obsession durable dans la pensée géostratégique allemande. La relation avec la Russie s’envenima sous le règne Guillaume II (1888-1918). L’Angleterre était un partenaire souhaitable mais l’Allemagne n’était pas prête à ne faire figure que d’associé mineur. Une question de prestige, doublée de la volonté de jouer dans la cour des grands, fut pour l’Allemagne le motif principal de son implication en Orient.
Les premiers pas furent faits sous la conduite du chancelier Otto von Bismarck (chancelier du nouvel empire allemand de 1871 à 1890) et du sultan Abdul Hamid (1842-1918). En 1880, le sultan réclama l’envoi de fonctionnaires allemands pour l’administration, les finances et l’armée. L’engagement débuta par une affaire civile, car au départ aucun officier allemand n’avait été envoyé. L’Allemagne ne s’était pas opposée au sultan durant la crise autour de la Crète et les massacres arméniens de 1895-1896.
En 1898, Guillaume II se rendit lui-même en Orient, acte d’une portée symbolique forte. L’empereur approuva le projet de prestige du chemin de fer de Bagdad, dont la construction prendra plusieurs années. Les banques allemandes et l’industrie d’armement — telle que Krupp — renforcèrent leurs liens avec la Sublime Porte et l’Anatolie sous Abdul Hamid II. La révolution des Jeunes-Turcs eut pour effet de consolider leur amitié, (ainsi que les tensions dans les Balkans). De nombreux officiers chez les Jeunes-Turcs connaissaient le système militaire allemand en raison du programme d’échange existant entre les deux armées. Des conseillers militaires allemands essayèrent de réformer l’armée, et Colmar von der Goltz tout particulièrement s’attira une grande admiration pour sa participation. Mais tous les Jeunes-Turcs ne virent pas d’un bon œil l’influence allemande croissante ; certains étaient davantage tournés vers Paris ou Londres. Ceci eut son importance pour la recherche d’un allié au cours de la période cruciale de la crise de juillet 1914. Des diplomates allemands, tels que l’ambassadeur Hans Freiherr von Wangenheim étaient considérés comme amis des Turcs. Les moyens dont disposait l’Allemagne étaient des navires de guerre, des officiers, et des voies ferrées. L’Angleterre, la France et la Russie les observaient avec méfiance. Parfois Vienne et Rome prenaient la défense de la position allemande, étant donné que grâce à la Dreibund, la Triple-Entente (ou Triple Alliance), elles avaient formé un contrepoids à l’Entente cordiale. L’Allemagne voulait avoir sa place parmi les acteurs importants en Orient.
Des réformes pour les provinces orientales d’Anatolie
Les guerres balkaniques (1912-1913) et leurs conséquences révélèrent la faiblesse de l’empire ottoman. Le temps était compté pour la plupart des puissances européennes, qui n’étaient pas encore prêtes à poursuivre leurs rêves impériaux au Proche-Orient. La Russie voulait « les Détroits »1 mais n’était pas prête à entrer en guerre avant 1917 en raison de calculs internes. Malgré tout, le discours russe en 1912 et 1913 était plutôt belliqueux. Sa stratégie consistait à saper la stabilité ottomane et à étendre son influence sur le territoire au-delà de leur frontière commune. Une façon d’y parvenir était d’armer et de radicaliser à la fois les Kurdes et les Arméniens contre le gouvernement central.
Dans ces circonstances, une autre discussion sur les réformes débuta. En 1895 la Russie bloqua la possibilité d’une intervention en faveur des Arméniens ottomans et en 1908, la Russie était le principal oppresseur du mouvement révolutionnaire arménien. Seules les guerres balkaniques modifièrent la stratégie, et la condition arménienne amena la Russie à exiger des réformes dans les six provinces orientales sous la menace d’une intervention militaire. En juin 1913, la Russie proposa un projet d’accord en vue d’améliorer le statut des Arméniens par le biais d’une représentation dans les organes administratifs et judiciaires qui leur garantirait l’égalité.
Les diplomates allemands connaissaient les souhaits russes de nouvelles réformes en Anatolie orientale, et leur stratégie au printemps 1913 était d’empêcher qu’une région ne passe sous domination russe à l’intérieur de l’empire ottoman et d’empêcher la partition de l’Empire, « l’homme malade » du Bosphore2. Lorsqu’en juin la proposition russe devint officielle, les drogmans3 au service des puissances européennes discutèrent le projet de réformes lors de huit rencontres au cours du mois de juillet. L’Allemagne défendit les intérêts turcs et s’opposa à de nombreuses clauses de la proposition. Après l’impasse diplomatique de l’été, l’Allemagne et la Russie s’accordèrent pour poursuivre des négociations bilatérales. À la fin du mois d’octobre 1913, une solution fut trouvée, mais la résistance turque à tout contrôle étranger, ainsi que de nouvelles tensions surgies entre Berlin et St Petersbourg, retardèrent le processus une fois de plus.
Le 8 février 1914, un accord fut signé par le gouvernement ottoman et la Russie après six mois d’intenses négociations entre les puissances européennes et la Sublime Porte. En raison, notamment, d’une intervention de l’Allemagne ainsi que de contre-propositions respectant les souhaits de souveraineté ottomans, cet accord était substantiellement différent de la proposition initiale russe de Mandelstam. L’une des principales différences était l’abandon de l’élément central — regroupement des provinces orientales en une seule, administrée par un seul inspecteur — au profit de deux secteurs avec deux inspecteurs. Il demeurait que les inspecteurs généraux devaient être choisis parmi des États européens « neutres ». Par conséquent une autre série de négociations eut lieu après l’accord afin de désigner deux inspecteurs généraux chargés de faire appliquer les réformes en Anatolie orientale et de contrôler leur application, mais elles se tinrent au début de l’été lorsque l’Europe était déjà sur le sentier de la guerre. Du côté ottoman, tout fut fait pour retarder l’installation et le travail des deux inspecteurs étrangers, le major Hoff et Louis C. Westenenk qui furent choisis en avril et vinrent s’installer à Istanbul en mai.
Au cours de la guerre qui suivit, l’Allemagne devint l’alliée des Ottomans et les réformes n’étaient plus à l’ordre du jour en décembre 1914.
Préserver les intérêts de la Turquie
Les provinces orientales de l’Anatolie ne faisaient pas partie de la zone d’intérêt allemande. Ce qui préoccupait principalement Berlin, c’était l’avenir de la Cilicie. Les préoccupations allemandes concernaient les ports d’Alexandrette et Mersin, le lien entre la côte et l’express Berlin-Bagdad, et la mise à disposition d’officiers influents aux échelons supérieurs de l’armée ottomane afin de contrôler les forces militaires.
La menace russe préoccupait en permanence la diplomatie allemande. Au cours de l’été 1913, Hans Freiherr von Wangenheim et le ministre des affaires étrangères Gottlieb von Jagow discutèrent de l’expansionnisme russe comme s’il se fut agi d’une loi de la nature. L’antagonisme germano-russe fut la posture-clé pendant les débats sur les réformes. Le projet Mandelstam était aux yeux de la diplomatie allemande dangereux, car la création d’une province quasi autonome avec à sa tête un seul homme détenteur du pouvoir politique pouvait signifier le début du démembrement de l’empire ottoman. Seule une approche germano-russe était possible en octobre 1913, parce que Wangenheim et Jagow voulaient vraiment des réformes, mais sur un mode plus modeste et pro-turc. Une façon d’y parvenir était de parler de la Turquie comme d’une puissance « souveraine » et d’accuser la Russie d’ingérence dans ses affaires internes.
Une des raisons pour laquelle il s’écoula tant de temps entre la proposition Mandelstam et l’accord de février 1914 était l’envoi d’une nouvelle mission militaire allemande à Constantinople en novembre. Après la terrible défaite dans la première guerre des Balkans, le gouvernement ottoman avait demandé au Kaiser de lui envoyer davantage d’officiers. L’Allemagne tenta de garder ceci secret et prépara une nouvelle mission forte de quarante officiers sous le commandement d’Otto Viktor Karl Liman von Sanders. Puisque le Royaume-Uni obtenait une mission navale et que des experts français assuraient la formation de la gendarmerie ottomane, la mission allemande n’était que la poursuite de l’aide traditionnelle apportée par l’Allemagne pour réorganiser l’armée ottomane. Comme la Russie apprenait l’existence de cette nouvelle mission, une crise se déclara en novembre 1913.
La crise — à laquelle fut donné le nom de Liman Von Sanders — devait presque déclencher des hostilités de la part de la Russie, et une guerre européenne était de nouveau un risque potentiel. Le statut et la position de commandement de l’officier allemand de haut rang firent dépendre les réformes arméniennes d’une solution qui se situerait sur un terrain nouveau pour les adversaires classiques de l’impasse diplomatique de l’été 1913. Le Royaume-Uni ne protesta que modérément car Sir Arthur H. Limpus, en sa qualité d’amiral de la mission navale britannique à Constantinople, avait un rang et une influence équivalents. Une autre raison importante qui explique la prudence britannique était les négociations en cours avec l’Allemagne concernant leurs intérêts au Proche-Orient, notamment l’itinéraire et les détails du projet de chemin de fer de Bagdad.
Concernant les intérêts allemands, Berlin fit d’une pierre deux coups : il était de la responsabilité de la diplomatie allemande d’aider la Turquie à mettre en œuvre des réformes et d’apporter sa contribution à celles-ci, si nécessaires à la fois à l’intégrité ottomane et à la situation arménienne. L’Allemagne y gagnerait en influence. S’il devait se produire une partition, l’Allemagne pourrait compter sur le soutien des Arméniens en Cilicie pour créer sa propre zone d’intérêt, qui était à l’époque qualifiée de « zone de chantier » (Arbeitszone), étant donné que les ingénieurs allemands travaillaient aux infrastructures ferroviaires, aux installations portuaires et à d’autres installations liées au commerce. Il était évident qu’en raison de l’absence de sources d’information à l’intérieur de l’Anatolie orientale, la connaissance des problèmes dans cette zone, celle des Arméniens et des Kurdes, se résumait à peu de choses. Les rapports allemands n’étaient que très superficiels et ne pouvaient donc pas révéler la complexité sous-jacente concernant les différents groupes arméniens, leurs objectifs respectifs et les options qui s’offraient à eux. Le littoral était mieux connu. La flotte allemande en Méditerranée informait de la situation sur la côte ottomane, rapportait les mouvements de la flotte et le transport de fonctionnaires entre l’Allemagne et Istanbul.
Attaquer la Russie
Le 2 août 1914, l’Allemagne et l’empire ottoman signèrent un accord secret. La guerre débuta en Europe et l’engagement de l’empire ottoman n’était qu’une question de temps. En référence au plan arménien de réformes, l’un des objectifs de l’implication ottomane était d’en finir avec les accords internationaux, car ils constituaient depuis toujours — du point de vue de l’Empire — une violation de leur souveraineté. Les deux inspecteurs furent rappelés à Constantinople avant même l’entrée en guerre de l’empire ottoman. Comme l’Allemagne était en guerre, la sécurité en Anatolie était maintenant prise en considération, en relation avec les préparatifs de guerre de leur allié. Dans l’intérêt du front est allemand, l’empire ottoman se devait d’attaquer la Russie. Berlin tenta d’accélérer les préparatifs de guerre et la mobilisation des forces ottomanes, tandis que l’avenir de l’Arménie demeurait incertain. Wangenheim n’admit pas avant l’été 1915 que l’entrée en guerre de l’empire ottoman signifiait non seulement la fin des tentatives de réformes arméniennes, mais également la fin de la possibilité d’une co-existence entre les chrétiens d’Anatolie orientale et leurs voisins musulmans.
L’élite au pouvoir avait une vision plus globale de la relation germano-ottomane. Berlin espérait un soulèvement musulman généralisé contre la Triple-Entente, tandis que la Sublime Porte adoptait une vision panislamique et pantouranique4. Aucune des deux stratégies ne fonctionna. Les Jeunes-Turcs et le Kaiser demeurèrent loyaux l’un envers l’autre et fidèles à leur rêve de conquêtes territoriales en Orient, surtout au vu des développements inattendus qui se déroulaient en 1917 en Russie. Les ambitions territoriales turques avaient toujours été comprises comme une extension du territoire existant et de ses frontières. Lorsque l’Empire perdit ses territoires européens et africains, la perspective d’une nouvelle extension au cœur même de l’Asie n’était que la conséquence de la mentalité impériale.
La guerre serait la solution au problème ottoman, celui du déclin de son empire au cours du siècle précédent, en libérant les moyens allemands pour parvenir à la conception de la Weltpolitik de Guillaume II. Il est intéressant de noter que les deux ambassadeurs allemands Hans Freiherr von Wangenheim et Johann Heinrich von Bernstorff, en poste à Istanbul dans les années décisives de 1914 et 1918 partageaient la même règle concernant l’engagement allemand : on ne devrait se livrer à une activité politique en territoire étranger que si celui-ci pouvait être relié à la mère patrie par voie terrestre ou navale. Le prestigieux projet allemand de construction du chemin de fer de Bagdad fut achevé pendant la guerre, au moment où les objectifs territoriaux britanniques en Palestine se concrétisaient. En fin de compte, l’engagement germano-ottoman dans la guerre se termina comme il avait commencé : dans l’ombre du front occidental.
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1NDLR. Ensemble de passages, situées en Turquie, qui relient la mer Egée (et donc la Méditerranée) à la mer Noire. Elles comprennent les Dardanelles, la mer de Marmara et le Bosphore. Elles sont considérées conventionnellement comme formant le lien entre les continents européen et asiatique.
2NDLR. Expression attribuée au tsar Nicolas II à propos de l’empire ottoman. Par extension, désigne un pays qui fait face à de grandes difficultés, en particulier économiques.
3NDLR. Terme emprunté à l’arabe tourdjoumân, utilisé en Orient entre les XIIe et XXe siècles pour désigner (d’abord) un interprète ou, comme ici, les fonctionnaires au service de l’administration ottomane.
4NDLR. Mouvement politique et culturel nationaliste qui proclame une unité ethnique et culturelle des peuples d’Asie centrale, et leur regroupement en une entité nommée « Touran ».