Histoire

Dossier 1914-1918

Le centenaire de la déclaration Balfour

Aux origines du conflit de Palestine · Il est souvent difficile de dater le début d’un conflit, de déterminer sa date de naissance. Néanmoins, celui de Palestine est né le 2 novembre 1917 avec la « déclaration Balfour », quand, selon le propos de l’écrivain hongrois d’origine juive naturalisé britannique Arthur Koestler, « une nation (le Royaume-Uni) promit solennellement à une seconde (les juifs) le territoire d’une troisième (les Arabes de Palestine) ».

Avril 1925. — Lord Balfour (g.) en compagnie du maire de Tel Aviv, Meir Dizengoff, pour l’inauguration de l’université hébraïque.
Library of Congress, American Colony Photo Dept.

Le 2 novembre 1917, le ministre des affaires étrangères britannique Arthur James Balfour adressait une « lettre d’intention » au député conservateur et banquier Lionel Walter Rothschild, ami de Haïm Weizmann, leader de la branche britannique de l’Organisation sioniste mondiale (OSM) et futur premier président de l’État d’Israël, le véritable destinataire de la missive. Le 8 novembre, la lettre paraîtra dans la presse britannique, avant d’entrer dans l’histoire comme la « déclaration Balfour ». Que disait cette lettre ?

Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant bien entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des collectivités non juives ou aux droits ou aux statuts politiques dont les juifs jouissent dans tout autre pays.

D’emblée, diverses remarques s’imposent concernant les termes utilisés. La déclaration Balfour est en effet digne d’une anthologie de la circonlocution. Ainsi, l’expression « foyer national en Palestine » témoigne de la prudence du gouvernement britannique — qu’à sa suite, le mouvement sioniste fera sienne — quant à un engagement clair au sujet d’un État juif et de son étendue. Nous reviendrons sur ce que sous-entend l’assurance que « rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des collectivités non juives ». Notons toutefois que par « collectivités non juives », la lettre désignait par la négative quelque 700 000 Arabes palestiniens, musulmans et chrétiens vivant à l’époque en Palestine.

Quand les juifs rejetaient le sionisme

À l’époque, les projets de Haïm Weizmann et de Lionel Walter Rothschild étaient combattus jusqu’au sein du cabinet par des représentants de l’establishment juif britannique, en particulier par Lord Edwin Samuel Montagu (1879-1924), secrétaire d’État à l’Inde. Les juifs hostiles au sionisme étayaient leur opposition de considérations « pratiques » : étroitesse et pauvreté du territoire, difficultés climatiques, « problème arabe »… Ils s’opposaient aussi à « la théorie sioniste d’une nationalité [juive] sans patrie, qui aurait pour effet de transformer les Juifs en étrangers dans leur pays natal [et qui] mettrait les Juifs en péril dans tous les pays où ils avaient obtenu l’égalité ». Qui, enfin « engagerait les Juifs « palestiniens » — 60 000 à l’époque — « dans des luttes à mort avec leurs voisins d’autres races ».

Expression de cet establishment, le Conjoint Committee considérait que le sionisme « n’apportait aucune solution à la question juive là où elle se posait » et, plus encore, craignait que « la création d’un État juif en Palestine ne nuisît inévitablement à la situation des Juifs de la diaspora et ne mette en péril les droits qu’ils avaient acquis »1. Les milieux juifs dits « assimilés » craignaient donc de voir leur statut remis en cause. Ainsi, Lord Montagu estimait que « l’existence d’un État juif soulèverait des doutes au sujet de la fidélité des juifs de la diaspora à leurs pays, et créerait une pression forçant les juifs à émigrer en Palestine contre leur volonté. »

Ces craintes se voyaient par ailleurs décuplées, rappelle Arno J. Mayer2, par les conséquences des pogroms en Russie : « craignant que cet afflux d’étrangers (les Ostjuden, les réfugiés juifs d’Europe de l’Est) ne provoque une recrudescence de la judéophobie, la communauté anglo-juive bien établie soutint des lois qui limiteraient l’immigration en provenance d’Europe orientale (…) tout en mettant sur pied des organisations caritatives ». Il est piquant de constater ici que ses sympathies pour le sionisme n’empêchèrent pas Athur James Balfour lui-même d’édicter en 1905, en tant que premier ministre, des mesures anti-immigration (l’Aliens Act) visant les juifs qui quittaient la Russie tsariste. Au tournant du siècle en effet, quelque 2,5 millions de juifs fuirent la misère et les pogroms. Principalement à destination des États-Unis, certes, mais près de 150 000 s’installèrent en Angleterre, notamment dans le quartier londonien de l’East End. Ce qui provoqua en 1902 et 1903 des vagues de violence antisémite.

« L’Europe de l’Ouest, jugent Catherine Kaminski et Simon Kruk3, tournée vers l’accès à l’égalité des Juifs, vers les droits d’émancipation, l’espoir de l’assimilation au reste de la population, connaissait des réactions hostiles pour la plupart des cas au sionisme », ressentie comme un danger face aux droits récemment acquis. Ainsi, Max Nordau, cofondateur de l’OSM expliquait que « le principal ennemi à combattre pour le sionisme était à l’intérieur de la communauté juive elle-même ». Le congrès fondateur de l’OSM s’était tenu à Bâle (1897) plutôt qu’à Munich, comme Théodor Herzl l’avait désiré, du fait de « la vive opposition de la communauté juive munichoise au sionisme [qui] avait envoyé force pétitions à la municipalité pour empêcher la tenue d’un tel congrès dans la ville »

La décision d’énoncer la déclaration Balfour fut en fin de compte prise grâce à un compromis sémantique, le fait de ne pas évoquer un « État juif » satisfaisant les opposants juifs au projet : « l’établissement de la Palestine comme foyer national des juifs » fut changé en « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Le « en Palestine » permettra à Londres de réfréner les ambitions sionistes dites « maximalistes » qui guignaient aussi la rive est du Jourdain.

Les ambiguïtés du sionisme chrétien

C’est au Royaume-Uni que s’était affirmé dès la première moitié du XIXe siècle un « sionisme chrétien » fondé à la fois sur les « prévisions » de Saint-Paul et sur les visées impériales britanniques. Pour l’apôtre, la Rédemption ne se produirait que lorsque tous les juifs seraient rassemblés en Palestine, mais… pour s’y convertir au christianisme. Dès 1853, Lord Shaftsbury, dirigeant du mouvement évangélique britannique suggérait aux autorités anglaises un établissement juif en Palestine sous la garantie des Puissances4 La formule « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » sera reprise plus tard par quelques leaders sionistes.

En 1844 était fondée à Londres la « Société britannique et étrangère pour la restauration de la nation juive en Palestine ». Très présent au sein des élites victoriennes et des milieux littéraires romantiques britanniques, ce sionisme chrétien eu un écho en France5. Il est toutefois resté plus vivace dans les pays majoritairement protestants6. Et reste aujourd’hui très actif dans les milieux évangéliques étasuniens.

Reste la question de savoir si la thèse d’un « droit au retour après 2000 ans d’absence » des juifs éparpillés de par le monde aurait pu être audible et rencontrer un tel succès ailleurs que dans une aire de civilisation judéo-chrétienne.

Lord Montagu, nous dit Walter Laqueur7, percevait les militants sionistes comme des… agents de l’Allemagne. En effet rappelle Michel Korinman, jusqu’à la déclaration Balfour précisément, le sionisme s’inscrivait plutôt dans une « géopolitique allemande »8. Ce n’est pas un hasard, observe Korinman, que ce soit à Cologne que s’était établi en 1905-1906 le bureau central de l’OSM9. De même, rappelle Laqueur10, malgré une proposition de Weizmann de le transférer aux Pays-Bas neutres, le siège de l’exécutif sioniste resta à Berlin tout au long de la guerre. C’est après la déclaration Balfour que Londres devint le centre du mouvement sioniste mondial.

Similitude frappante avec le discours tenu outre-Manche aux autorités par les dirigeants sionistes, le Hilfsverein der Deutschen Juden (Centre de coopération des juifs allemands), qui avait pour but une régulation de l’émigration juive, en particulier au Proche-Orient avait souligné dès 1902 que l’établissement d’un foyer juif en « Palestine » apporterait une solution à toute une série de problèmes communs au Reich et aux juifs. L’antisémitisme allemand en serait atténué, l’immigration de juifs russes [polonais] en Allemagne — difficilement assimilables —, peu souhaitée par les juifs allemands eux-mêmes serait freinée et « l’enracinement définitif d’un foyer germanophile dans une région qui intéressait au plus haut point le Reich enrichirait géopolitiquement l’Allemagne ». Certes, le Reich souhaitait une germanisation de la Palestine par le biais des implantations juives yiddishophones, mais il doutait des possibilités de réaliser le projet et se heurtait au fait que le milieu jeune-turc refusait absolument l’idée d’une Palestine juive. De même, Mark Mazower montre que, dans leur lutte contre la Russie, les Allemands développèrent aussi des tentatives de séduction à l’égard des juifs de Pologne, alors province russe.

Korinman, comme Laqueur et d’autres, montrent aussi comment, bien que l’exécutif sioniste se soit déclaré neutre en décembre 1914 à Copenhague, « les dirigeants sionistes de toute l’Europe, à l’exception naturellement de ceux de Russie, jugèrent de leur devoir de soutenir de leur mieux leurs patries respectives » , Weizmann ne respectant pas plus cette neutralité que ne le firent les sionistes allemands. Et inversement, tant les gouvernements centraux que l’Angleterre « courtisaient » les différentes branches du mouvement sioniste, y compris les communautés juives américaines.

Korinman s’insurge donc contre les thèses qui présentent la déclaration Balfour comme un « résultat presque inéluctable » et critique « la tendance, prédominante chez certains historiens, à mettre en relief les apports de Haïm Weizmann ». Il rappelle que « les choses étaient beaucoup plus compliquées » et que, même si elle n’aboutit pas, il existait « une réelle convergence d’intérêts entre juifs [sionistes] et Allemands dès le début du [XXe] siècle ». Ainsi, Theodor Herzl, journaliste viennois, « préconisait l’usage de sa langue dans la “Palestine” à venir ». Au demeurant, « les deux rencontres entre Herzl et Guillaume II furent un franc succès. Les dirigeants autrichiens, par ailleurs, estimaient fort Herzl ».

Enfin, fait également peu connu, il y eut aussi, le 4 juin 1917, la « déclaration Cambon », c’est-à-dire une lettre du secrétaire général du ministère des affaires étrangères français, Jules Cambon, au leader sioniste Nahum Sokolow, qui exprimait le soutien officiel de Paris au projet sioniste, précipitant de fait la publication de la déclaration Balfour. L’Entente franco-brintannique — scellée en 1904 et à la conclusion de laquelle Lord Balfour avait d’ailleurs participé — n’était en effet pas si « cordiale » qu’on voulait bien la présenter.

Les calculs britanniques

La question des motivations du gouvernement britannique à proclamer son appui au projet sioniste a suscité diverses réponses. Toutes ne sont pas convaincantes. S’agissait-il, comme certains l’avancent, de pousser les juifs allemands et austro-hongrois à se détacher de leurs gouvernements ? Ce que nous dit Korinman sur le patriotisme des communautés juives des différents pays belligérants et la rivalité déployée par les différents gouvernements européens en vue de séduire leurs mouvements sionistes devrait quelque peu relativiser cette thèse.

« On attribuait aux Juifs, écrivait l’orientaliste français Maxime Rodinson, un rôle important dans le mouvement révolutionnaire russe. Il était capital de leur donner des raisons de soutenir la cause alliée. Ce n’est nullement une coïncidence si la déclaration Balfour précède de cinq jours la date fatidique du 7 novembre (25 octobre, calendrier julien) où les bolcheviks s’emparent du pouvoir ». Invoquée de façon plus récurrente, l’idée de freiner la radicalisation de la révolution russe, dont de nombreux dirigeants étaient d’origine juive, et d’empêcher la défection de la Russie sur le front européen oriental, a plus que probablement joué dans les considérations britanniques. Ces attentes, dues aux idées déjà courantes à l’époque — et dont jouaient d’ailleurs les responsables sionistes — sur le « pouvoir occulte » des juifs, n’en paraissent pas moins peu réalistes. En effet, les bolcheviks rejetaient le sionisme qui « détournait les travailleurs juifs de la lutte sociale aux côtés de leurs camarades non juifs ». Et l’on sait aussi que l’une des raisons de la radicalisation croissante de l’opinion russe après la révolution de février fut précisément le refus de rester dans la guerre.

En 1930, Winston Churchill rappellera que la déclaration ne devait « pas être regardée comme une promesse faite pour des motifs sentimentaux, [mais qu’elle] était une mesure pratique prise dans l’intérêt d’une cause commune » : à savoir que le mouvement sioniste « n’était nulle part plus visible qu’aux États-Unis » et que « ses talentueux dirigeants et ses nombreuses ramifications » exerçaient une « influence appréciable » sur l’opinion américaine. On retrouve ici, certes, le franc-parler — et le cynisme — de Churchill. On peut sans doute déceler chez lui aussi quelques fantasmes sur ces « nombreuses ramifications »… Toujours est-il que le Vieux Lion rejoint Laqueur pour qui, à l’époque, « seul le poids incontestable que le mouvement sioniste avait acquis chez l’allié américain retenait l’attention britannique ». Nombreux, en effet, sont ceux qui attestent d’une montée en puissance du mouvement sioniste aux États-Unis pendant la Grande Guerre. De 5 000 membres en 1914, dit Nadine Picaudou, ses effectifs auraient atteint les 150 000 membres en 1918, sur une communauté juive qui devait avoisiner à l’époque les 4 millions de membres. Cette montée en force était notamment due à Louis Brandeis, le premier juif à devenir juge à la Cour suprême (1916). Or, Brandeis était un proche du président Thomas Woodrow Wilson. Et son prestige, poursuit Laqueur, était « utilisé à fond » par les dirigeants sionistes britanniques comme Haïm Weizmann, dans leurs tractations avec un cabinet britannique soucieux d’amener les États-Unis dans la guerre.

Le dessein de précipiter l’entrée en guerre des États-Unis est en effet une autre motivation de la déclaration Balfour fréquemment avancée, la promesse d’un Foyer national juif étant censée aider le président Wilson, appuyé par la communauté juive américaine, à s’opposer aux « isolationnistes ». Une remarque, ici : il est curieux d’invoquer cette entrée en guerre comme un objectif de la déclaration, alors qu’elle avait déjà eu lieu le 6 avril 1917, sept mois avant la lettre à Lord Rothschild. Il n’en est pas moins vrai que Lord Balfour avait dirigé cette même année la mission britannique envoyée aux États-Unis pour obtenir un appui aux Alliés. Et que l’OSM avait déjà approché le Foreign Office, se prévalant d’une capacité d’influence, au demeurant « gonflée », auprès des autorités étasuniennes pour pousser celles-ci à l’entrée en guerre au cas où les Britanniques lui garantiraient la Palestine.

Réticences américaines

Cependant, rappelle utilement Laqueur, aux États-Unis, « les masses juives » étaient « antirusses », la politique antisémite de l’empire tsariste étant régulièrement dénoncée. Et la majorité des juifs étasuniens se félicitaient donc des défaites russes face à Berlin. Il fallut attendre 1916-1917 pour qu’une évolution se fasse sentir : plus que le naufrage du Lusitania (mai 1915) et malgré l’émotion considérable qu’il suscita aux États-Unis toutes populations confondues, ce fut avec la guerre sous-marine à outrance menée par les Allemands à partir du début de 1917,le télégramme Zimmerman du 16 janvier 1917 et le torpillage du Vigilentia le 6 avril, que les esprits évoluèrent nettement en faveur de l’Entente. Enfin, ce fut l’égalité des droits octroyée aux juifs de Russie par la révolution de février 1917 qui priva les juifs américains de l’essentiel de ce qui motivait leur pacifisme et leur isolationnisme : l’hostilité à la Russie tsariste…

Il convient cependant de ne pas antidater le soutien que les États-Unis ont porté au mouvement sioniste. De même d’ailleurs que celui, de plus en plus « inconditionnel », témoigné ensuite à l’État d’Israël à partir des années 1960 et surtout de la guerre de juin 1967.

Les diplomates étasuniens en poste dans l’empire ottoman, reconnaît Laqueur, jouèrent au tournant du siècle un rôle important dans la protection du Yishouv — la communauté juive en Palestine d’avant 1948 — naissant. Cela fondait-il pour autant une politique étasunienne vis-à-vis du mouvement sioniste ?

Triomphe de l’isolationnisme américain

Laqueur rappelle qu’en septembre 1917 — deux mois avant la déclaration Balfour — les Britanniques « sondèrent » Wilson au sujet d’une déclaration favorable au projet sioniste. Or, celui-ci refusa de s’engager. Ce qui, nous dit l’historien, fut « une douche froide pour les sionistes ». Plus : l’année suivante, le président présenta ses Quatorze points dans lesquels il dénonçait la diplomatie secrète de ses alliés européens — les accords dits Sykes-Picot. Enfin, lorsque les désaccords franco-britanniques au sujet de la Syrie devinrent manifestes au cours de la Conférence de la paix, Wilson proposa la mise sur pied d’une commission d’enquête — la Commission King-Crane — chargée sous l’égide de la Société des Nations (SDN) de recueillir l’avis des populations locales. Commission à laquelle Paris et Londres refusèrent de participer et dont les conclusions allèrent totalement à l’encontre des aspirations sionistes. Le rapport King-Crane mit en effet en garde quant aux objectifs d’un État juif et d’une immigration juive illimitée face à des sentiments antisionistes « intenses » en Syrie et en Palestine. Il jugea aussi que l’imposition de la déclaration serait « une violation flagrante du principe [d’autodétermination] et des droits de la population » . Il préconisait par ailleurs le maintien de l’unité de l’ensemble « grand-syrien » et insistait sur la nécessité d’y établir une puissance mandataire unique...

En conclusion, il serait outrancier de voir dès cette époque à l’œuvre aux États-Unis plus que des sentiments, encore vagues, de sympathie envers le sionisme.

Avec le rejet par le Congrès américain de la SDN, leur refus de ratifier le traité de paix de Versailles (1919), le retour à l’isolationnisme et à l’America First !, tous deux alimentés par la Red Scare (peur des Rouges), les États-Unis ne reviendront au Proche-Orient, nous disent Alain Gresh et Dominique Vidal, qu’à la fin des années 1920, dans le sillage de leurs compagnies pétrolières. Et jusqu’à la veille du second conflit mondial, leur préoccupation pour la Palestine et le conflit qui y couvait sera d’autant moins grande que, pendant toutes ces années qui suivirent la déclaration Balfour — et la seconde guerre mondiale — le mouvement sioniste se verra profondément divisé entre sionisme européen et nord-américain. En 1921, Weizmann démettra Brandeis de ses fonctions de président de l’organisation sioniste américaine. Brandeis, en bon Américain et fidèle aux principes du libéralisme, rejetait en effet toute tutelle d’une OSM « posant les Juifs en nationaux différents des autres », […] ne voulait entendre parler que d’investissements rentables » en matière de colonisation en Palestine et voulait façonner « un Yishouv urbain et industriel ». Ceci alors que le sionisme européen prônait, par souci de contrôler la terre, un Yishouv agricole. Désavoué par l’OSM, le sionisme américain, lui-même déchiré, réduira drastiquement sa contribution financière à la « centrale » sioniste.

En fait, début novembre 1917, c’est bien la France qui était au centre des préoccupations de Londres. Présenter aux États-Unis une proposition « altruiste » cadrant avec les droits des peuples chers à Wilson — un « foyer national pour le peuple juif » — apparaissait bien utile dans le bras de fer avec Paris. Voilà qui amène, à notre sens, à la raison fondamentale de la déclaration.

Protéger le canal de Suez

En 1915 déjà, Sir Herbert Samuel, cousin prosioniste de Lord Montagu, déclarait lors d’une réunion du cabinet que « l’établissement d’une grande puissance européenne [la France] si près du canal de Suez serait une permanente et formidable menace pour les lignes de communication essentielles de l’Empire ». Est-ce cette clairvoyance qui en fera le premier haut-commissaire britannique de la Palestine mandataire ?

Face à la France, Londres bénéficiera du soutien du mouvement sioniste. Dès 1914, Haïm Weizmann ne faisait-il pas valoir aux Britanniques que « si la Palestine tombe dans la sphère de l’influence britannique et si la Grande-Bretagne [y] encourage l’établissement des Juifs, en tant que dépendance britannique, nous pourrons avoir d’ici vingt-cinq ou trente ans un million de Juifs ou davantage ; ils […] formeront une garde effective pour le canal de Suez » ?

Les sionistes tenteront d’ailleurs de tirer parti de cette importance soudaine en publiant, en février 1919, un mémorandum revendiquant un foyer national élargi à la rive orientale du Jourdain.

Dans les faits, les tractations au sujet du Proche-Orient arabe se limiteront rapidement à un dialogue-affrontement entre Français et Britanniques et à la seule question des territoires « syriens ». L’avenir de la « Syrie » constituait en effet la pierre d’achoppement de discussions qui portaient essentiellement sur les limites du territoire revendiqué par la France : quelle frontière entre les zones d’influence française et britannique ? Quelle frontière entre le Liban et la Palestine ?

Fin 1918, la France cédait le vilayet (la province) de Mossoul au Royaume-Uni en échange d’un appui à ses revendications sur la Cilicie et la Syrie. Paris renonçait à revendiquer la Galilée et obtenait une participation française dans la Turkish Petroleum Company en empochant les 25 % de sa part allemande d’avant-guerre. Le pétrole de Mossoul assurera l’approvisionnement en pétrole de la France jusqu’à la seconde guerre mondiale.

En ce qui concerne la Palestine, on renoncera bientôt à l’internationalisation au profit d’un mandat britannique incluant la Transjordanie. La Conférence de San Remo (19-26 avril 1920) entérinera la création de mandats : la France au Liban et en Syrie, le Royaume-Uni en Irak et en Palestine, Transjordanie incluse. Et, par conséquent, la trahison des promesses faites aux alliés arabes Décisions qu’entérinera le traité de Sèvres (10 août 1920).

Sèvres confiera aux Britanniques, parmi leurs autres tâches mandataires, celle d’œuvrer à l’établissement d’un « foyer national » pour les juifs en Palestine. Ce sera là une première consécration de la déclaration Balfour, à laquelle s’ajoutera celle de la SDN qui votera, en juillet 1922, les dispositions de Sèvres.

Dans la « cage de fer » coloniale

Rashid Khalidi a montré en quoi le mandat britannique en Palestine formera une « cage de fer » pour les aspirations des Arabes de Palestine. Un carcan « précisément conçu pour exclure le principe et la mise en œuvre d’un gouvernement représentatif en Palestine, ainsi que toute modification constitutionnelle allant dans ce sens ».

La déclaration Balfour assurait que « rien ne [serait] fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des collectivités non juives ». En effet, l’important ici était « les droits civils et religieux ». Il ne sera jamais question des droits politiques de la population arabe palestinienne.

Voilà qui permet de relativiser l’argument fréquemment brandi selon lequel le Yichouv aurait mené, au lendemain de la seconde guerre mondiale, une guerre d’indépendance et de « libération nationale » contre les Britanniques. Cela dans le but de balayer le reproche selon lequel Israël serait un « fait colonial ». Un autre argument couramment utilisé est d’invoquer dans le cas du sionisme, à l’opposé des cas « classiques » de colonisation, l’absence de « métropole ». Tant les observations de Khalidi que la déclaration Balfour, les espérances de l’Auswärtiges Amt que la « déclaration Cambon » démontrent que c’est là une conclusion hâtive. Le projet sioniste eut bien une « métropole ». Collective et européenne.

Concluons avec Laqueur : « si l’Europe n’avait été le théâtre d’une exacerbation de la haine anti-juive, le sionisme pourrait fort bien n’être encore qu’une petite secte philosophico-littéraire de réformateurs idéalistes ». Et l’historien précise : « même la déclaration Balfour n’obtint pas le succès escompté auprès des masses juives. Après 1918, le nombre d’immigrants juifs venant d’Europe centrale se comptait par centaines et non pas par milliers et il n’en vint pour ainsi dire aucun d’Europe occidentale et des États-Unis ». C’est l’antisémitisme du Vieux Continent et son paroxysme nazi, peu après que les Etats-Unis eurent limité drastiquement l’immigration, qui démultiplièrent les vagues d’immigration juive en Palestine. Ce furent les Britanniques qui écrasèrent la Grande Révolte palestinienne de 1936-1939. Sans eux et l’appui de l’Europe, le projet sioniste serait resté lettre morte.

1Walter Laqueur, Histoire du sionisme, Calmann-Lévy, 1973, p. 215.

2La solution finale dans l’histoire, La Découverte, 2002, p.72.

3Le nationalisme juif et le nationalisme arabe, PUF, 1983 ; p 71-80.

4NDLR. « Il existe un pays sans nation ; et, maintenant, Dieu dans Sa Grande Sagesse et Ses Bienfaits, nous adresse une nation sans pays », cité in Albert Hyamson, « British Projects for the Restoration of Jews to Palestine », American Jewish Historical Society Publications, 1918, No. 26 ; p. 140.

5Rappelons l’appel de Napoléon Bonaparte (1799) — resté sans écho — adressé de Gaza aux Juifs d’Orient à « redevenir maîtres » de la Palestine avec l’appui de la France, et le plaidoyer (1851) en faveur d’un « État juif de Suez à Smyrne » du secrétaire de Napoléon III, Ernest Laharanne.

6Le gouvernement français était soumis aux pressions de l’Église catholique et des milieux économiques détenteurs d’intérêts financiers dans l’empire ottoman.

7Op. cit., p. 196.

8« Le sionisme, une géopolitique allemande », Hérodote, n° 53, 2e trimestre 1989.

9Durant la guerre, et malgré une proposition de Weizmann de le transférer aux Pays-Bas neutres, le siège de l’exécutif sioniste resta à Berlin, même si, après la déclaration Balfour, Londres devint le centre du mouvement sioniste mondial (Laqueur, op. cit., p. 203 et 207).

10Ibid., p. 203 et 207.

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