De toutes les colonies françaises, l’Algérie représenta pour la France, avec l’Afrique-Occidentale française (AOF), la plus grande pourvoyeuse en ressources matérielles et en hommes. Dans ce que l’on dénommait alors l’« Afrique française du Nord », c’est à l’Algérie que fut demandé l’effort le plus important. L’Algérie y répondit de fait, à la mesure de ce qui était attendu par le pouvoir colonial, en fournissant le plus clair des capitaux, des produits, ainsi que des hommes pour le front et pour le travail d’usine.
C’était d’Algérie que provenait l’aide matérielle sans doute la plus substantielle au regard de celle fournie par l’ensemble de l’empire colonial français, exception faite de l’AOF. Pendant quatre ans, l’intendance militaire dépêcha ses commissions d’achat qui eurent de facto le monopole d’achat des produits, ou qui procédèrent à des réquisitions : céréales, vin, tabac, moutons furent notamment acquis à des conditions avantageuses, beaucoup plus que les produits miniers et autres pondéreux dont la crise des transports maritimes entre l’Algérie et la France entrava l’exportation. On a pu calculer à guère moins de 770 millions de francs, sur les seuls produits agricoles, les économies qui furent ainsi réalisées de 1915 à 1919 par rapport à des achats qui auraient été faits aux cours normaux. Bref, l’Algérie contribua à nourrir la France à bon compte.
Ce faisant, dans un pays à la main-d’œuvre raréfiée du fait des prélèvements militaires, à la production en baisse, accablé par la sécheresse de printemps et touché par la récolte catastrophique de 1917 au plus fort des réquisitions des denrées vivrières, la première grande famine — dans l’hiver 1917-1918 — sans précédent depuis plusieurs décennies, ravagea le centre-est du pays. Elle préluda à celle plus catastrophique encore de 1920, qui fit plusieurs dizaines de milliers de victimes. La céréaliculture fut davantage touchée encore dans les années qui suivirent. L’élevage se dégrada à une vitesse accélérée. Seuls les produits commerciaux — tabac et surtout vin — dont les prix officiels avaient été substantiellement augmentés s’en tirèrent bien. Malgré l’encombrement des ports de Rouen et de Sète en vaisselle vinaire, les booms du tabac et du vin marquèrent la guerre et plus encore l’après-guerre dans la vie économique de l’Algérie.
De timides essais d’édification d’unités industrielles furent tentés dans le contexte de la crise des relations maritimes qui raréfia brutalement les produits fabriqués importés. Les rares innovations, dues à quelques capitalistes français, sombrèrent dès la disparition des circonstances exceptionnelles de guerre qui les avaient permises, notamment trois hauts fourneaux qui furent démontés en 1918 avant même d’avoir été mis à feu. La bourgeoisie coloniale continuait plus que jamais à choyer le foncier et le commerce. Elle n’était pas destinée à se muer en meutes dynamiques de capitaines d’industrie.
Pour l’économie algérienne, malgré quelques grincements secondaires du système relatifs aux difficultés d’échanges temporaires entre l’Algérie et la métropole, il n’était pas plus question après la guerre qu’avant que le salut provînt d’autre chose que d’un renforcement de la dépendance. Les données militaires et politiques nouvelles portées par la guerre eurent un autre impact.
Appel à l’union sacrée
Pénétrée plus anciennement et plus profondément que la Tunisie, et surtout le Maroc, par l’intrusion coloniale, l’Algérie était de ce fait plus encadrée et plus surveillée. Les Français n’avaient pas institué de service militaire obligatoire au Maroc ; pas davantage en Tunisie où le système de conscription beylical s’apparentait tout de même au cas algérien. Le service militaire obligatoire n’avait été institué par la République française qu’en Algérie, par décret, en février 1912. La masse des Algériens s’y était montrée évidemment hostile, tandis que le groupe restreint des « Jeunes Algériens »1 s’y était dit favorable, qui tentait d’arracher des droits politiques en échange de l’impôt du sang — apanage du citoyen. De belles promesses furent prodiguées en ce sens au début de la guerre par maints officiels français, parfois sincèrement, tels le ministre de la guerre Adolphe Messimy ou Abel Ferry.
À la mobilisation, au recrutement et à l’envoi des premiers contingents d’Algériens sur le front français, il n’y eut pas de réaction hostile générale visible. On put même entrevoir la variante d’une union sacrée à l’algérienne, exaltée par les maîtres coloniaux et les « évolués », et explicable par l’espoir entrevu d’une libération de l’oppression et de la discrimination subies. Les officiels français et dans leur sillage, les Jeunes Algériens, dans le discours officiel laudatif, appelaient tous les « civilisés » à barrer le chemin à la « barbarie » allemande. Les premiers départs des conscrits eurent lieu sans difficulté du point de vue du pouvoir colonial, à une exception : la révolte des Beni Chougran près de Mohammedia (anc. Perregaux), au nord de Mascara. Mais les familles accompagnaient les jeunes gens en gémissant et en récitant la prière des morts.
Par prudence, le pouvoir français n’avait d’ailleurs appelé, depuis 1912, qu’une minime fraction du contingent. La moitié de l’effectif algérien de la guerre (environ 175 000 hommes) était composée d’engagés (très théoriquement) volontaires. L’Algérie n’eut donc pas l’impression de prélèvements humains trop importants jusqu’aux décrets de septembre 1916, qui firent passer dans les faits l’incorporation totale de la classe 1917. Même si la moitié seulement du contingent fut versée dans l’armée d’active — les autres hommes étant exemptés ou affectés à des compagnies auxiliaires —, l’émotion fut grande en Algérie devant ce grand recrutement.
Un loyalisme très relatif
Des nouvelles effroyables parvenaient du front sur le sort des soldats. La guerre se prolongeait. Des espoirs millénaristes travaillaient les Algériens, en connexion avec la propagande berlinoise ou turque annonçant la libération des musulmans du joug de leurs infidèles du moment. Des protestations se firent entendre, des manifestations eurent lieu contre le recrutement, il y eut des départs au maquis. Une grande insurrection secoua la partie nord-ouest du massif de l’Aurès (Belezma, Metlili). La « Boublique » (la République, c’est-à-dire : « nous aussi voulons être libres, c’est-à-dire dominer »), symbole de liberté, fut proclamée par les conjurés. La révolte retint l’effectif de deux divisions sous les ordres du général Deshayes de Bonneval, pour cause de répression méthodique, d’octobre 1916 au printemps 1917. Malgré tout, pour l’ensemble de la guerre, le pouvoir colonial put prélever un chiffre non négligeable d’hommes et recruter aussi plusieurs dizaines de milliers de travailleurs pour les usines de la défense nationale, ce pour quoi l’Algérie fut dénommée « loyaliste » dans le discours officiel français.
Or, en Algérie, surtout dans la partie orientale du pays, les sympathies allaient à la fortune des armes du Commandeur des croyants, le sultan-calife qui avait fait appeler les musulmans au djihad par le cheikh oul islam d’Istanbul en novembre 1914. Plus la propagande française dénonçait en les Turcs les « Boches de l’islam », plus elle légitimait leur combat. De là pour les Algériens à s’engager sans hésitation sous la bannière ottomane, il y avait un pas que la plupart des hommes ne franchirent pas. La grande majorité des prisonniers algériens, regroupés au camp berlinois de Zossen-Halbmondlager, refusèrent de s’engager dans l’armée ottomane. En Algérie même — ou chez les travailleurs algériens de France — si la sympathie pour la Turquie était générale, elle ne déboucha pas davantage sur une action politique d’ensemble mûrie. Et les Français étaient bien présents, les attentes millénaristes d’un débarquement turc avaient été déçues ; bref, la masse des Algériens se réfugia dans un attentisme prudent. Ce fut cet état de non-hostilité manifeste à la France qui fut baptisé « loyalisme ».
Cela dit, il a pu y avoir d’autres formes de loyalisme : celui, intéressé, de tels notables ou de tels agents de l’administration escomptant des récompenses pour leur bonne conduite et leur efficacité dans les campagnes de recrutement, le loyalisme sincère de tels jeunes « évolués » sensibles au discours républicain sur la citoyenneté, les droits de l’homme et l’impôt du sang — ce fut en particulier le cas de jeunes élèves maîtres de l’École normale de la Bouzaréa —, le loyalisme conjoncturel répondant aux appels à l’union sacrée faits par la France dans un combat présenté, en stéréotype hâtif, comme celui de la « civilisation » contre la « barbarie ». Or, s’être crus barbares pendant si longtemps ou penser avoir été jugés tels par les maîtres coloniaux de l’heure et se retrouver soudain dans le camp des civilisés put sur le moment expliquer bien des attitudes inhabituelles, interloquées à la mesure de la nouveauté de la situation : c’était la première fois que le pouvoir colonial sollicitait autant et aussi lourdement les humains d’Algérie.
De l’ordre colonial à l’ordre militaire
Une fois transplantées en France au début de la guerre, les jeunes recrues souffrirent beaucoup. La guerre de mouvement de 1914 provoqua des hécatombes. Ces jeunes gens, souvent sans expérience du feu et jetés inconsidérément dans l’enfer, étaient dans un terrible désarroi. Les morts, les mutilés pour cause de gelures de pieds, les catarrheux pulmonaires et les phtisiques éclaircirent les rangs des survivants. Il y eut de nombreuses paniques, des abandons du champ de bataille ou des refus de marcher. Des exécutions sommaires en forme de décimation se produisirent, attestées sans aucun doute possible par les archives, au moins en trois cas — à la 45e division d’infanterie (DI), à la 37e DI, à la 38e DI. Ce furent respectivement des Juifs d’Algérie, des Algériens et des Tunisiens qui en furent les victimes. On ne sait si de telles atrocités se reproduisirent après l’installation dans la guerre de positions. De toute façon, dès lors, les archives des divisions diminuent en volume car les ordres étaient de plus en plus souvent donnés par téléphone et de moins en moins consignés par écrit.
En tout cas, les rapports du commandement n’ont plus le même ton concernant les Algériens à partir du printemps 1915. Cantonnés à l’arrière après les hécatombes de 1914, les hommes ont été repris en main et mieux instruits. Et alors qu’en 1914, les rapports décrivaient les Algériens comme une troupe exsangue terrorisée, désormais ils les encensent, que ce soit dans l’Artois, sur la Somme, à Verdun ou au chemin des Dames. Le moral et l’esprit offensif atteignent des sommets, particulièrement en 1918 lorsque sont engagées les recrues de la classe 1917 qui se sont révoltés dans le Constantinois en 1916-1917. Les régiments de tirailleurs algériens sont même parmi les plus encensés et les plus décorés de la guerre, même si l’emphase en la matière était aussi de la bonne « politique indigène » séductrice.
Si rien ne permet de distinguer valablement le comportement des soldats français d’Algérie de celui des autres Français — les évaluations sur leur compte varient considérablement d’un observateur à l’autre —, il y eut bien une véritable intégration des Algériens dans l’armée française. Un tel phénomène dut bien peu à une mythique fidélité à une France patrie d’adoption. Surtout, l’ordre militaire se révéla finalement moins oppressif et moins discriminatoire que l’ordre colonial. Non que la discrimination eût disparu — elle subsista notamment dans les régimes des permissions parce que le commandement craignait les relations non surveillées avec les civils français dans les familles françaises —, mais le sentiment qu’au milieu de la boucherie qui broyait indistinctement les hommes, une peau en valait une autre, la fit sérieusement régresser. L’accueil favorable et parfois enthousiaste des civils français pour ces « exotiques » venus épauler la France, la reconnaissance éprouvée par eux pour les soins prodigués dans des formations sanitaires dans les mêmes conditions qu’aux Français, l’admiration pour les religieuses et les infirmières, ainsi que, plus largement, les attentions paternalistes du commandement, tout cela ne fut pas sans effet, tant il est vrai que le paternalisme ne fut tout de même pas indifférent aux colonisés enrégimentés.
L’esprit de corps joua sur la transposition de l’ordre clanique à l’ordre régimentaire, lequel fournit aux Algériens l’image séduisante d’un colonel-chef de clan à l’autorité incontestée : fossilisation nostalgique d’un âge d’or des solidarités segmentaires rigoureuses ou préfiguration de la solidarité nationale accomplie ?
Le syndrome du tirailleur libéré
La première guerre mondiale fut, pour les Algériens, fondamentale en ce qu’elle fit humer les vents de l’extérieur à 300 000 hommes jeunes, pour la première fois de leur vie. Il y avait moins de 15 000 ouvriers algériens en France en 1914. De 1914 à 1918, environ 120 000 « convoyeurs » (le nom qu’on leur donnait en Algérie) vinrent travailler en France, pour la plupart militarisés, dans un encadrement qui évoquait l’ambiance de la commune mixte. Mais pendant les quinze premiers mois de la guerre, des milliers de jeunes gens purent légalement quitter l’Algérie et se faire embaucher librement en France par des entreprises privées ; et, par la suite, un nombre indéterminé de clandestins échappa toujours au contrôle militaire. La situation misérable des travailleurs recrutés administrativement, parfois de jeunes adolescents désignés « volontaires » par leur caïd, est évoquée par des rapports, dont un, terrible et pudique, du sénateur du Rhône Paul Cazeneuve en 1917.
Les hommes s’initièrent cependant à la vie ouvrière, au monde de l’usine, à la revendication et à la grève. Ils purent parfois connaître et fréquenter des Français. De toute façon, ils contractèrent des habitudes peu compatibles avec le maintien de l’ordre colonial de naguère. La hantise de l’esprit « ouvrier de France » et le syndrome du « tirailleur libéré », qui ergote, se prend au sérieux et plus souvent qu’auparavant conteste l’autorité, faisait frémir les auteurs des rapports évoquant le nouvel état d’esprit des « indigènes » au lendemain de la guerre. Une partie notable des futurs cadres de l’Étoile nord-africaine passa par le Parti communiste ou la Confédération générale unitaire du travail (CGTU). En fait, la France, elle opprima et libéra. Elle fit connaître aux hommes transplantés la norme du travail d’usine, la technologie militaire et les images de l’efficacité industrielle ou militaire, tout en leur laissant la faculté d’opérer des réinvestissements pervers de leur acculturation : tel ce tirailleur de Sétif, Mohammed Mekdoud, traduit en 1917 en conseil de guerre pour avoir fait parvenir à sa mère son livret d’instruction sur le fusil-mitrailleur, assorti d’un mot lui demandant de le conserver soigneusement, car « cela pourrait servir plus tard ».
Le prix bradé du sang
Le prix payé en sang par les Algériens fut, proportionnellement, à peu près le même que celui payé par les autres soldats, même s’ils moururent peut-être davantage lors des assauts qu’en secteur, où le commandement avait pris coutume de ne pas trop les y laisser se morfondre : ils étaient réputés être des troupes d’assaut. Ce fut l’honneur de Georges Clemenceau d’avoir, contre l’avis de telles compétences coloniales et des élus français de la colonie, prescrit l’égalité entre les pensions de guerre des coloniaux et celles des Français. Ultérieurement, la Ve République se montrera plus ingratement boutiquière : les pensions des soldats algériens de la guerre de 1914-1918 furent arrêtées à leur taux de 1962 tandis que celles des Français connaissaient des réévaluations régulières.
En France, l’image des « turcos » était plutôt positive. Les qualités guerrières, reconnues dans l’imagerie officielle comme dans les consciences, nourrissaient le stéréotype du guerrier essentiel dont on devait toutefois canaliser l’énergie et contenir les débordements. Réifié en combattant, l’« indigène » algérien ne cessa pour autant pas d’être un « indigène ». De leur côté, même intégrés dans l’armée française, les Algériens ne perdirent ni leur sens critique ni leur algérianité quand le regret de la patrie absente ne la fortifiait pas au contraire. Ils reconnurent la force française et furent volontiers tentés par la transposition en Algérie de ce qu’ils avaient vu et ressenti outre-Méditerranée. Dès l’après-guerre, symptomatiquement, l’école française a gagné la partie en Algérie : les écoles refusaient des élèves alors qu’on était naguère encore souvent obligé d’aller les chercher. Mais cela dans le même temps où le prosélytisme culturaliste islamique des oulémas était accueilli avec les succès que l’on connaît.
Cependant, l’image de l’Algérien resta durablement, après la guerre, celle du sous-prolétaire loqueteux, désorienté, avide de femmes françaises, dangereux chevalier de la tuberculose et de la vérole. La guerre de 1914-1918 ancra durablement des stéréotypes dévalorisants dans les consciences françaises. Non qu’il n’y ait pas eu de réelles attirances, notamment pour le mouvement ouvrier français, et de réelles imprégnations, au-delà de quelques rapports interpersonnels plus chaleureux que la méfiance ordinaire des rapports transcommunautaires. Les Algériens en retinrent des leçons à investissement différé, mais bien réel : ce fut dans le milieu des travailleurs algériens en France que l’émir Khaled El-Hassani Ben El-Hachemi dit émir Khaled connut le triomphe lors de son passage à Paris en juillet 1924. Et ce fut à Paris, deux ans plus tard, que l’Étoile nord-africaine émergea de l’Union intercoloniale.
Retour à l’indigénat
Quelques dispositions bénignes ont bien raboté quelques-unes des aspérités les plus saillantes de la discrimination coloniale, notamment en matière fiscale. On distribua quelques gratifications, du type licences de cafés maures. Mais la grande promesse des droits du citoyen en échange du service militaire obligatoire ne fut jamais sérieusement envisagée par Paris. Elle se réduisit à quelques menues dispositions nouvelles en matière d’ascension à la citoyenneté qui ne modifièrent pas les résultats dérisoires des procédures, déjà existantes, du sénatus-consulte de 18652, et à la création d’une catégorie de semi-sous-citoyens habilités à voter à l’échelon le plus bas des élections locales, les élections aux jamaa, assemblées dépourvues de tout pouvoir réel. La loi ne faisait guère progresser la participation des Algériens aux autres élections ; et ils étaient toujours décrétés inaptes à élire des représentants au Parlement français.
À vrai dire, le lobby colonial n’avait guère eu besoin de faire pression auprès du pouvoir parisien pour maintenir ainsi un quasi-statu quo. En août 1920, la Chambre reconduisait le Code de l’indigénat, dont l’application avait été suspendue en juillet 1914. C’est que les Algériens s’étaient plu à célébrer les lendemains de guerre comme le temps mythique d’une libération anticipée. On leur avait tant promis... Les accents protestataires de l’émir Khaled, petit-fils de l’Émir Abdelkader et ancien capitaine « indigène » de l’armée française, avaient séduit la masse algérienne et l’avaient propulsée sur le devant de la scène politique « indigène ».
Un journal ouvertement « indigénophile » avant-guerre, Le Temps, devint le défenseur inconditionnel du statu quo, dans le contexte du bolchévisme, des grèves de 1919 et de 1920 qui avaient eu leur répondant en Algérie et avaient fait craindre par-dessus tout un front de classe transcommunautaire. Le pouvoir colonial avait senti passer le vent du boulet ; il se raidit, referma vite le chapitre imprudemment entrouvert des « réformes indigènes », et s’arrangea pour se débarrasser de l’émir Khaled à l’été 1923.
L’âge des maturations
Les frustrations furent grandes. Conscients d’avoir aidé la France à l’heure du danger, les Algériens s’étaient sentis valorisés. Dans l’entre-deux-guerres, pour eux, l’idée que sans le matériel américain et sans les valeureux combattants algériens les Français n’auraient jamais gagné la guerre était bien ancrée. Un poète populaire de Miliana, lors de la crise de Munich, adressa au ministre Édouard Daladier des vers l’assurant que, si Adolf Hitler attaquait, ce fils spirituel de Clemenceau n’aurait rien à craindre, car ses « Banou Hachem », ses braves soldats algériens, seraient là... Répétition générale du scénario de la seconde guerre mondiale, la première enclencha le cycle des promesses non tenues et des illusions à capital érodable. Elle contribua puissamment à révéler l’Algérie à elle-même, à la hisser à l’âge des maturations, et donc des décisions politiques contemporaines. On pourra cependant difficilement s’accorder avec ceux qui ne cessent de voir l’évolution de l’Algérie au XXe siècle comme scandée par les fameuses « occasions manquées ». Faut-il rappeler que, en histoire, comme dans d’autres matières, ne peut être manqué que ce qui est tenté ? Même si l’histoire n’est jamais préécrite, même s’il est des carrefours où la décision hésite à se prendre, les blocages et les refus comportent, en système, leur propre logique.
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1NDLR. Le mouvement des Jeunes Algériens est apparu avant la première guerre mondiale. Il s’agissait de petits notables issus de l’école française : instituteurs, la plupart d’origine kabyle, fonctionnaires modestes et aussi huissiers, avocats, pharmaciens, médecins. Ils se considéraient comme français et leur mouvement était seulement réformiste, sans aucune opposition à la colonisation.
2NDLR. Loi en cinq articles ayant trait d’une part au statut personnel et la naturalisation de l’« indigène musulman » et de l’« indigène israélite », et d’autre part à la naturalisation de « l’étranger qui justifie de trois années de résidence en Algérie » (appelé plus tard l’ « Européen d’Algérie »).