L’historiographie s’est pendant longtemps satisfaite de ce schéma qui, sans être totalement faux, limite la compréhension du processus politique aux seules luttes de l’imam Yahya Mohammed Hamid Al-Din — et avant lui de son père — contre l’occupation ottomane du Yémen. Le traité de Da’an de 1911, par lequel Yahya s’est vu reconnaître une autorité juridique sur les populations zaydites1 des hauts plateaux yéménites en échange de la fin des hostilités, a souvent été considéré comme l’acte fondateur de son indépendance politique et du premier État du Yémen contemporain. En raison de l’impossibilité d’accéder à ce qu’il reste des archives de l’imamat, l’image de Yahya, homme de pouvoir hostile à toute forme d’ingérence étrangère au Yémen, fût-elle ottomane et musulmane, constitue le fil principal à partir duquel le récit historique d’un Yémen rivé à ses traditions a été tissé.
L’examen des quelques sources narratives qui ont émergé dans le désert archivistique du Yémen contemporain invite à reconsidérer la période de la première guerre mondiale et la façon dont le conflit a réorganisé les forces locales yéménites en faveur d’un possible « vivre ensemble » organisé autour des élites religieuses et savantes. Elles mettent notamment en exergue la valorisation du pouvoir des élites hachémites dans la région, dans le contexte de conflit mondial qui commence, pour ce qui concerne le Yémen, dès 1911. Un contexte dont l’imam Yahya saura profiter à l’issue du conflit pour soumettre, au prix d’une campagne militaire impitoyable, les éléments qui avaient déjà été hostiles aux Ottomans, à savoir la tribu des Zaraniq et l’émir Muhammad Al-Idrissi dans l’Asir, au nord de la Tihama (le littoral yéménite de la mer Rouge).
1880-1911 : Ottomans et zaydites au Yémen
L’état des relations entre Ottomans et Yéménites durant la première guerre mondiale ne peut se comprendre sans un retour rapide sur une longue histoire faite de conflits et de compromis. À la suite de la première occupation ottomane du Yémen (1539-1635), le régime de l’imamat, né à la fin du Xe siècle au sein de la population zaydite, s’est affirmé sous la dynamique de la dynastie des Al-Qassim, famille qui a su tirer parti jusqu’à la fin du XVIIIe siècle des derniers bénéfices du commerce du café dans la région.
Relevant d’une branche du chiisme, les zaydites reconnaissent l’autorité d’un imam choisi par leurs élites religieuses en dehors de tout principe héréditaire et en fonction d’un certain nombre de critères, dont sa qualité d’hachémite (descendant du Prophète, ce qui lui vaut le titre de « sayyid », seigneur), des qualités de guerrier et un savoir reconnu en sciences religieuses garantissant sa capacité à rendre des jugements indépendants et à gouverner selon la charia. Si la concurrence exacerbée de divers sayyids a érodé l’autorité de l’imamat au moment où les Ottomans ont réinvesti le Yémen en 1849, le projet de reconquête de l’ancienne province, véritablement lancé en 1871 à la suite de l’ouverture du canal de Suez, a créé les conditions d’une remobilisation zaydite.
À la fin des années 1880, l’un des candidats à l’imamat, Mohammed Al-Mansour Hamid Al-Din, est parvenu à capitaliser l’opposition à la campagne de reconquête ottomane forte de ses 22 000 soldats. Le projet de normalisation administrative de la province sur le modèle ottoman, fondé sur la nécessité de financer le gigantesque programme de réformes (Tanzimat en turc ottoman) établi par Istanbul depuis 1839, n’aura emporté l’adhésion que d’une partie de la population chaféite2.
Le rejet de l’autorité ottomane par un nombre important de tribus — notamment zaydites — n’a jamais été totalement perverti par les différentes politiques menées par les Ottomans dans la province. Le caractère exploratoire et hésitant de la politique ottomane s’explique en grande partie par ces oppositions, de même qu’elle les a nourries. Pendant quarante ans, quelques tentatives d’introduction d’institutions modernes autour de constructions architecturales nouvelles (écoles, hôpitaux, casernes, bâtiments administratifs…) ont alterné avec des politiques d’adaptation à ce qui était considéré comme les « réalités » culturelles des populations yéménites, à savoir leur fidélité aux « traditions » locales et leur frilosité au changement : elles se sont manifestées, notamment, à travers le respect des codes vestimentaires locaux, l’interdiction de l’alcool, ou encore le choix de faire lever les taxes par des cheikhs locaux, même si ceux-ci n’étaient pas toujours honnêtes. Les conditions de communication et de transport difficiles entre Istanbul et le Yémen — qui expliquent en partie les flottements dans la mise en application des politiques — ont aussi mis à l’épreuve la droiture des administrateurs et soldats ottomans. Les soldes et les moyens de réprimer les révoltes arrivaient lentement, poussant trop souvent les Ottomans au vol et à la corruption.
Les révoltes se sont enchaînées les unes après les autres entre 1880 et 1911 dans cette province au relief et au climat difficiles. S’il a été reproché aux Ottomans de ne pas avoir suffisamment diffusé et imposé les outils de la modernisation politique, administrative et culturelle au Yémen, ceux-ci n’ont certainement pas pris la juste mesure du rôle catalyseur que leur présence a pu jouer dans la restauration de l’autorité imamite. L’imam Mohammed Al-Mansour Hamid Al-Din, puis, en 1904, son fils Yahya qui a été désigné par les oulémas zaydites pour lui succéder à la tête de l’imamat, ont construit leur autorité sur la critique de la validité islamique du pouvoir ottoman et sur la valorisation de l’islam local, présenté comme unique transmetteur de l’islam originel. L’imam Yahya, surtout, qui portait le titre de calife et refusait de reconnaître le califat ottoman, n’a eu de cesse de dénoncer l’impiété des « Turcs » et l’illégitimité de l’Empire à occuper le Yémen. À une époque où le Yémen ne pouvait plus compter sur des richesses telles que le café comme à l’époque glorieuse des Al-Qassim, le recours à l’argument islamique avait investi totalement les discours de légitimation de l’imamat. Il se faisait ainsi l’écho du renouveau islamique qui se propageait déjà bien au-delà de la communauté zaydite. Dans l’Asir, région séparant le Hedjaz de la côte yéménite de la mer Rouge, l’émir Mohammed Al-Idrissi avait importé du Caire les principes du nouveau réformisme musulman, et il s’était lui aussi imposé en leader déterminé à libérer les musulmans de l’oppression ottomane.
1911-1915 : blocus européens et soutien des élites hachémites aux autorités ottomanes
L’attaque italienne de la Cyrénaïque ottomane au mois de septembre 1911 est l’événement qui fait véritablement entrer le Yémen dans la première guerre mondiale. Elle se traduit par un blocus maritime des côtes yéménites dès le mois d’octobre et un rapprochement des Italiens avec l’émir Idrissi en vue de prévenir toute intervention ottomane depuis la mer Rouge. Cette nouvelle donne accélère, du côté ottoman, la recherche d’un compromis avec l’imam Yahya, qui est trouvé à Da’an en octobre. L’autonomie juridique de l’imam sur les populations zaydites, obtenue en échange de la reconnaissance de la souveraineté ottomane par celui-ci, bouleverse la nature de l’allégeance à l’Empire dans le reste du Yémen.
Le nouveau statut de l’imam Yahya est institué à un moment de réaffirmation sociale et politique des sayyids dans l’ensemble de la région. C’est notamment le cas au sein de la population de l’Hadramaout, sous protectorat britannique et qui, depuis le XVIe siècle, a créé de puissants réseaux commerciaux, politiques et éducatifs dans toute l’Afrique de l’Est et l’Asie du Sud-Est. Le réformisme musulman, qui se développe depuis le Caire mais aussi depuis l’Indonésie, a trouvé des échos auprès des nouvelles élites hadramies émigrées dans l’océan Indien. Revendiquant une lecture salafie de l’islam, celles-ci dénoncent le pouvoir dont jouissent les sayyids au nom de leurs origines hachémites.
Face à cette menace réformiste, les sayyids hadramis jouent le jeu des puissances impériales, ottomane ou britannique qui s’imposent sur les territoires conquis en s’appuyant sur les élites locales, et tentent de renforcer, au contraire, leur autorité en faisant valoir le prestige de leurs origines. C’est ainsi qu’en 1911, année du traité de Da’an, un grand savant hadrami de Zanzibar (sous protectorat britannique depuis 1890), Ba Kathir (1855-1925), décide sur les conseils d’un cheikh de l’Hadramaout de rédiger le récit d’un voyage qu’il a effectué quinze ans auparavant entre l’Égypte, le Hedjaz et sa région d’origine. L’objectif du récit n’est pas de décrire le voyage en lui-même, mais bien la mise en valeur de l’espace social dans lequel les sayyids de l’Hadramaout évoluent, la foi qui les motive et l’étendue de leurs connaissances religieuses.
Ailleurs, dans la Tihama, c’est un autre sayyid qui, cette même année, entreprend de rédiger une histoire de sa région, en prenant pour date fondatrice la grande campagne de reconquête ottomane du Yémen de 1871. Ismail Al-Washali (1867-1937) livre l’unique chronique yéménite portant sur l’ensemble de la période de la première guerre mondiale, en prenant pour base d’écriture une encyclopédie biographique des grandes familles de sayyids de la Tihama, et notamment de leurs plus importants savants en sciences religieuses (oulémas). Il se situe lui-même, bien sûr, dans ce panthéon des grandes personnalités hachémites de sa région, ce qui lui assure en même temps qu’il l’affirme une autorité intellectuelle à en écrire l’histoire et à l’insérer dans la grande histoire de l’empire ottoman et de son « glorieux » sultan, Abdul Hamid II.
Le texte d’Al-Washali atteste du succès de la politique d’exception qui est finalement appliquée par les Ottomans au Yémen. Plutôt que d’imposer un système d’intégration reposant sur l’adaptation des sujets à la hiérarchie et aux règles administratives ottomanes, ils choisissent la valorisation, au niveau local, des élites du pays et de leur rôle de médiateurs dans de nombreux conflits intrayéménites. Celles-ci répondent — voire devancent — l’appel qui leur est fait de faire corps à la fois contre l’impérialisme européen et contre les tribus. De son côté, la promotion de l’imam Yahya l’autorise ainsi à contrôler, par le pouvoir et l’autorité qui lui sont conférés, les tribus zaydites qui forment depuis toujours le bras armé des candidats à l’imamat et des imams.
Du côté chaféite dominé par une société agricole et commerçante, les Ottomans font valoir une politique de sécurisation et de neutralisation des tribus menée avec l’appui des élites hachémites. Seul le sayyid et émir Mohammed Al-Idrissi, dans l’Asir, échappe à leur contrôle. Se prévalant également d’une identité hachémite, il n’a pas réussi à imposer ses conditions auprès des Ottomans, et il rejette ceux-ci au même titre que les Européens. Il parvient à regrouper derrière lui un certain nombre de tribus zaydites déçues par le ralliement de l’imam Yahya aux Ottomans et obtient le soutien discret des Italiens dès 1912. Le 30 avril 1915, il signera un traité d’amitié avec le représentant du gouvernement britannique en vue de pousser les Ottomans hors du Yémen. Pour un auteur comme Al-Washali, la position tenue par l’émir Al-Idrissi n’est que le résultat d’un malentendu avec les Ottomans, entretenu par l’ignorance des tribus et leur avidité à combattre.
Le front tenu par les Ottomans et une partie des Yéménites contre les Européens et contre les violences tribales (razzias et sabotages, justice du talion…) permet de rendre supportable le blocus que les Italiens, dès 1911, puis les Britanniques dès l’été 1914, ont mis en place autour des côtes yéménites de la mer Rouge. Il se concrétise par une attaque victorieuse menée contre les positions britanniques à Lahej, au nord d’Aden, à l’été 1915. Mais l’évolution des rapports de force entre les puissances ébranle l’alliance ottomano-yéménite dès 1916.
1916-1918 : désorganisation ottomane et affirmation des puissances locales
La réaffirmation sociale des sayyids commencée en 1911 avec l’attaque italienne contre l’empire ottoman prend tout son sens lorsque celui-ci subit ses premiers vrais revers, à partir de juin 1916. La révolte arabe lancée depuis le Hedjaz par le chérif Hussein de La Mecque est un évènement décisif sur le plan militaire dans l’Orient arabe. Elle l’est aussi sur le plan politique au Yémen. Dans sa chronique, Al-Washali ne mentionne nullement les négociations — par ailleurs secrètes — entre les Britanniques et le chérif en vue de soulever les Arabes du Hedjaz contre l’Empire. L’auteur justifie la rébellion de Hussein en faisant valoir qu’elle a été une réponse à la décision du gouvernement ottoman de lui retirer la charge de chérif de la Mecque. Cette présentation des faits appuie soudainement l’idée d’un porte-à-faux ottoman vis-à-vis des sayyids et marque un changement dans la description des évènements relatés dans la chronique. Les témoignages se multiplient sur l’impossibilité des autorités ottomanes à faire face au blocus appliqué aux côtes yéménites, de plus en plus strict en 1917.
Coupé des financements en provenance d’Istanbul, le gouverneur ottoman exige des taxes de plus en plus élevées auprès des Yéménites, n’hésitant pas à user de violence pour remplir les caisses de l’armée. Le désaveu d’Al-Washali n’ira qu’en s’accentuant. Non seulement les Ottomans ne parviennent pas à protéger les populations du blocus, obligeant les Yéménites à se nourrir de baies et de racines ou à vendre leurs enfants, mais ils accentuent leur insécurité en opprimant les femmes et en brûlant les villages passés à l’ennemi. Le fait que certains Ottomans négocient secrètement avec les Britanniques pour quitter le Yémen sains et saufs achève de les déconsidérer globalement. Réduits à se comporter comme de vulgaires hommes de tribus, les soldats ottomans deviennent le symbole du désordre et du chaos.
Ces années de guerre participent à la généralisation d’un objectif politique : faire prolonger autant que possible la sécurité que les Ottomans, au nom de l’islam, ont su trouver au Yémen, en prenant appui sur « l’ordre » hachémite des sayyids qu’ils ont contribué à mettre en place. En 1917, Al-Washali invite ses lecteurs à porter allégeance à l’émir Al-Idrissi, le nouvel homme fort de la Tihama. C’est désormais lui qui est appelé à continuer l’œuvre des Ottomans, qui lui remettent d’ailleurs une partie de leur armement au moment de leur retraite en 1918. Mais en 1920, à la mort de l’émir, lorsque l’imam Yahya gagnera du terrain sur la Tihama, le déplacement de l’allégeance en faveur de ce dernier se fera de manière tout aussi naturelle.
L’imam devra soumettre les partisans de l’émir Idrissi et les Zaraniq au prix de combats acharnés dans les années 1920. Mais la tâche lui aura été particulièrement facilitée dans les autres régions chaféites par une solidarité hachémite défiant toute divergence confessionnelle. L’intégration des élites religieuses chaféites à l’imamat zaydite, qui fera la force du royaume du Yémen, est née de la convergence de la politique d’adaptation ottomane aux autorités locales à la veille de la guerre et du désaveu partagé de l’affaiblissement de l’autorité ottomane face aux puissances européennes. C’est ainsi qu’Al-Washali, ancien partisan de l’empire ottoman, puis de l’émir Idrissi, deviendra sans difficulté aucune un cadi respecté de l’imam dans la Tihama.
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1NDLR. Le zaydisme est une branche du chiisme dont les adeptes reconnaissent Zayd Ibn Ali as-Sajjad comme cinquième et dernier imam.
2NDLR. Le chaféisme est l’une des quatre écoles de jurisprudence (fiqh) de l’islam sunnite. Elle est fondée sur l’enseignement de l’imam Al-Chafii (767-820) et de ses disciples.