Sous quelles formes et par quels canaux les autorités françaises ont-elles essayé, dans un contexte éminemment défavorable, d’alléger les souffrances des populations libanaises ? La France a-t-elle fait tout ce qui était possible pour sauver ses « clients » traditionnels, ou pouvait-elle faire davantage ?
Deux périodes doivent être nettement distinguées dans cette entreprise de sauvetage : celle de la guerre et celle de l’immédiat après-guerre. Désireux d’agir vite, les dirigeants français se sont heurtés, entre le printemps 1916 et la fin de l’été 1918, tant du côté de leur adversaire ottoman que de leur allié anglais, à des obstacles insurmontables. De ce fait, les secours apportés au Liban sont restés très limités. À partir d’octobre 1918, une fois la Syrie passée sous le contrôle des alliés, l’aide française est en revanche devenue massive, permettant en trois mois de résorber la famine. Dans ce véritable sauvetage, l’armée française a bien sûr joué un rôle clef. D’autres acteurs ne doivent cependant pas être négligés.
1916-1918 : volontarisme et impuissance
Déjà mauvaise en 1915, la situation alimentaire au Mont-Liban tourne au désastre au printemps 1916. Dès juin, le nombre de morts franchit la barre des 80 000. Le gouvernement français se doit d’agir. Encore faut-il qu’il soit averti de la situation. En sus de ses diplomates et militaires présents dans la région, deux acteurs clefs se chargent de cette tâche. Les Libanais de la diaspora se manifestent tout d’abord, de l’Égypte (où Mgr Darian, archevêque d’Alexandrie a rapidement tiré la sonnette d’alarme) à l’Amérique en passant bien sûr par la France, où Mgr Emmanuel Pharès, représentant en France du patriarche maronite, multiplie au cours du printemps les messages à l’intention d’Aristide Briand. Les congrégations catholiques, en particulier les lazaristes bien implantés au Liban avant la guerre, ne restent pas non plus inactives. Mi-juin, Émile Romon, visiteur de la Province d’Orient, dénonce à son tour « une famine voulue, destinée à faire de la Syrie une autre Arménie ».
Face à la détresse des Libanais, les premiers à se mobiliser sont les parlementaires. Dès mai 1916, un groupe de pression se crée au sein du Parlement, le Comité d’action pour la Syrie. Il compte dans ses rangs d’influents hommes politiques comme Georges Leygues et le sénateur Étienne Flandin, mais aussi des intellectuels réputés, comme le géographe Ernest Lavisse, académicien, ou encore l’économiste Paul Leroy-Beaulieu. Le 24 juin, sous l’impulsion de Georges Leygues, la puissante Commission des affaires étrangères fait une déclaration condamnant fermement « l’organisation de la famine par laquelle le gouvernement turc décime les populations syriennes ».
Le gouvernement français intervient lui aussi rapidement. Deux directions sont privilégiées. La voie diplomatique tout d’abord. En guerre contre l’empire ottoman depuis novembre 1914, la France ne dispose plus d’aucun levier à l’égard de Constantinople. Toutes ses démarches vont donc être indirectes. Pour aider les Libanais, elle soutient la formation ou le renforcement de comités de secours au Caire comme aux États-Unis. Puis, elle effectue des démarches discrètes auprès des pays neutres, les États-Unis tout d’abord, dès juin 1916, puis l’Espagne à partir de juillet, pour qu’ils persuadent Constantinople de laisser passer l’aide internationale. Cette ouverture se heurte cependant à deux obstacles : l’intransigeance de l’Angleterre et la mauvaise foi des dirigeants turcs. Craignant que Djemal Pacha ne détourne l’aide pour approvisionner son armée, la première refuse à plusieurs reprises d’interrompre le blocus des côtes syriennes. Les Ottomans, soutenus par les Allemands, pratiquent de leur côté une politique d’obstruction systématique. Après avoir, dans un premier temps, nié la gravité de la situation, pas pire selon eux qu’« à Constantinople ou à Smyrne », ils cherchent à brider l’action des comités de secours en réclamant la mise en place d’une commission mixte turco-américaine pour effectuer les distributions au Liban. Finalement, seul un navire parviendra à se rendre à Beyrouth, en décembre 1916.
Entre 1916 et 1918, l’armée française, dans la mesure de ses moyens, a aussi tenté de secourir le Liban. Depuis l’automne 1915, elle disposait grâce à l’île de Rouad, petit îlot situé à deux kilomètres environ du port de Tartous, d’un solide point d’observation face aux côtes syriennes. À partir de cette base confiée à la garde du commandant de vaisseau Albert Trabaud, plusieurs opérations « humanitaires » ont pu être lancées.
Les soldats français ont d’abord récupéré des réfugiés ayant fui, à la nage, la Syrie ou le Liban. Compte tenu des dangers que pouvaient représenter la traversée, les flux sont cependant restés modestes : entre 1915 et juillet 1917, 300 hommes ont, en tout, tenté leur chance.
La base de Rouad a surtout joué un rôle dans l’aide matérielle à la population libanaise. L’envoi régulier d’agents en Syrie et au Liban a permis au commandant Trabaud d’entrer en contact avec le patriarche maronite. En juillet 1916, par la voix de Paul Akl, son secrétaire, le prélat lui demande de lui ouvrir un crédit, gagé sur les biens de l’Église maronite, pour permettre aux habitants du Liban de se procurer de la nourriture. Transmise à Paris, la proposition fut finalement acceptée : début 1917, le gouvernement ouvrit, par l’intermédiaire de la Banque ottomane d’Alexandrie, une ligne de crédit d’un million de francs en faveur du patriarche. La transmission des fonds commence à partir d’avril 1917, toujours de la même manière : les agents français les font passer discrètement, par des équipes de nageurs, à deux destinataires : Paul Akl et un avocat, Bakhos, membre du conseil administratif du Kesrouan. Le premier effectue des distributions d’argent aux familles nécessiteuses avec le concours — et surtout sous couvert — du supérieur des moines baladites du Liban (ce dernier peut, en cas d’interception par les Ottomans, justifier de la provenance de l’argent par des ventes de terrains de son ordre). Le second utilise les fonds pour recueillir des orphelins et des indigents dans des institutions religieuses. En tout, ce sont quelques 24 000 livres sterling qui ont été versées à la population libanaise, au rythme de 4 000 livres par mois.
Les missionnaires, comme les pères Sarloutte et Gérard de Martimprey, se sont enfin efforcés d’aider de leur mieux la population libanaise. Avant la guerre, les deux hommes occupaient des positions éminentes : le père Sarloutte était directeur du prestigieux collège d’Antoura, et le jésuite de Martimprey chancelier de l’université Saint-Joseph. Le ministère de la marine décide de les affecter comme aumôniers sur l’île de Rouad. Ils y parviennent en juillet 1916. Connaissant bien le terrain, disposant d’utiles contacts dans la région, ils vont pendant deux ans conseiller le commandant Trabaud sur la meilleure façon de distribuer l’aide aux Libanais. Le père Sarloutte semble même avoir fait un peu plus que cela en se rendant lui-même, clandestinement, au Liban pour superviser directement l’usage des fonds.
Militaires et missionnaires en action
À partir d’octobre 1918, le littoral syrien passe sous le contrôle de l’armée française. La situation est alors catastrophique : les populations affamées du littoral ou de la Montagne n’ont reçu de la marine britannique qu’une aide dérisoire de 100 tonnes de céréales alors que leurs besoins s’élèvent mensuellement à plus de 2 000 tonnes.
La tâche qui attend l’armée française est donc immense. Or, elle doit faire face à trois difficultés majeures :
➞ l’impossibilité, dans l’immédiat, de faire venir des céréales des régions intérieures de Syrie, les Turcs ayant, dans leur retraite, détruit tout le matériel roulant ;
➞ le manque de navires disponibles pour transporter les denrées au Liban ;
➞ la mauvaise volonté des Anglais enfin qui, non seulement, s’opposent à l’établissement d’une base navale française à Beyrouth mais continuent de surcroît à maintenir le blocus, interdisant les sorties de froment depuis Port Saïd en direction du Liban.
Ces difficultés vont être peu à peu être aplanies, grâce notamment à l’intervention énergique de Clemenceau. Pour faire arriver le plus vite possible les premiers secours au Liban, le nouveau haut-commissaire, Robert Coulondre n’hésite pas à réquisitionner un navire à Port Saïd, L’Océanien. Prêt à partir pour Marseille, ce dernier est dérouté vers Beyrouth, avec, à son bord, 600 tonnes de nourriture. Dans les semaines suivantes, les envois se multiplient depuis la France et l’Afrique du Nord. L’arrivée, en novembre, de tous ces secours a rapidement des effets positifs : elle fait chuter les prix des denrées alimentaires et oblige les spéculateurs à écouler leurs stocks.
L’acheminement de denrées sur la côte ne constituait cependant qu’un aspect du problème. Il fallait en effet aussi que cette manne fût rapidement et efficacement distribuée. À ce niveau, l’armée française a encore joué un rôle central ; ses capacités logistiques ont permis d’améliorer rapidement la situation. Elle n’a cependant pas agi seule. Les missionnaires latins, notamment les pères Sarloutte et Martimprey ont aussi joué leur partition. Débarqués à Beyrouth le 7 octobre en même temps que les premiers soldats français, ils sont, dix jours plus tard, chargés par Robert Coulondre de préparer « le sauvetage du Liban ».
Pour accomplir leur tâche plus efficacement, ils se partagent le pays : tandis que de Martimprey s’occupe du Liban-Sud, Sarloutte se consacre aux districts situés dans la partie nord du Liban, du Nahr-el-Kelb à la frontière. La tâche est immense : près de 1 000 localités sont à secourir, soit plus de 20 000 familles. Le seul district de Kesrouan, placé sous la responsabilité du père Sarloutte compte plus de 200 villages ou hameaux, autant que le Chouf, confié à son homologue jésuite.
Dans leurs secteurs, les deux hommes font imprimer des milliers de carnets de tickets mensuels courant de novembre à mai, sur lesquels étaient inscrits, en français et en arabe, le lieu de distribution, les noms et prénoms des bénéficiaires, de même que le district et la localité de provenance des titulaires. Chaque carnet comporte une famille ou un groupement d’au moins cinq personnes. Le 25 octobre, six points de ravitaillement, échelonnés le long de la côte libanaise, sont créés. Gardés par des soldats français, ils reçoivent régulièrement des vivres acheminés de Beyrouth par goélette. Les distributions de vivres commencent le 1er novembre, chaque famille de pauvres emportant du dépôt une quantité de vivres suffisante pour un mois. L’hiver approchant, d’autres postes seront par la suite installés dans la Montagne même pour épargner aux Libanais un trajet trop long dans la neige.
Cette aide d’urgence prend fin au mois de mai 1919. À ce moment, la récolte, déjà commencée, les secours venus d’Égypte et d’Amérique, l’aide apportée par la Croix rouge anglaise et américaine, mettent un terme définitif à la pénurie.
Un bilan mitigé ?
La France, comme on le voit, n’est donc pas restée passive face à la famine au Liban. De mai 1916 à la fin de la guerre, elle a multiplié les initiatives en faveur des populations, sans pour autant parvenir à éviter la disparition de près de 200 000 personnes. Au vu de ce terrible bilan une question se pose : aurait-elle pu faire davantage ?
Peut-être. En 1916 et 1917, les dirigeants français ont constamment écarté deux options. La première, suggérée par le département d’État américain, consistait, pour amadouer l’Allemagne, à lier l’aide à la Syrie à la fourniture de médicaments aux Puissances centrales par la Croix rouge américaine. La seconde, plus offensive, consistait à organiser un « ravitaillement armé » du Liban en lançant une attaque contre Tripoli. Cette solution proposée en décembre 1916 par le commandant Trabaud a cependant vite été écartée, l’heure étant au renforcement du front de Salonique.
À chaque fois, comme on le voit, la survie des Libanais a été sacrifiée sur l’autel des impératifs stratégiques de la France. Engagée elle-même dans une lutte à mort contre les Puissances centrales, elle ne pouvait relâcher ses efforts, même au profit de ses protégés les plus fidèles. À son niveau, la famine du Mont-Liban illustre ainsi le caractère véritablement mondial de la Grande Guerre et l’interdépendance de ses fronts.
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