L’extrême droite européenne à l’heure de Gaza (1/2)

En Allemagne, la mémoire s’estompe et l’AfD donne le tempo

Au sein d’une Europe en proie à la montée des extrêmes droites, l’Allemagne a longtemps fait figure d’exception. Du fait de son histoire, elle semblait sinon immunisée contre la tentation identitaire, du moins capable de la maintenir sous cordon sanitaire. Depuis quelques années cependant, les digues de la vertueuse exception germanique paraissent s’affaisser devant la montée du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD), qui constitue désormais la deuxième force du pays. À rebours de l’Allemagne, l’Autriche n’a jamais connu de « dénazification » à proprement parler, aussi incomplète fût-elle, et son extrême droite d’après-guerre n’a pas eu à défier les interdits moraux qui étaient de mise chez sa puissante voisine.
Différentes, les trajectoires de l’AfD et du Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) se rejoignent pourtant sur un point : elles se sont toutes deux consolidées depuis le début de la guerre génocidaire livrée par Israël contre Gaza. Par quels ressorts ces partis ont-ils tiré profit de la guerre au Proche-Orient et de sa réception par le monde politique et médiatique, malgré un lourd passé antisémite ? Comment leur idéologie islamophobe et xénophobe a-t-elle fini par éclabousser l’ensemble de la classe politique ? Pour le comprendre, Orient XXI publie deux grands reportages en Allemagne et en Autriche (publication le 30 septembre).

Cette enquête a été réalisée avec le concours du Fonds pour une presse libre (FPL) dans le cadre de l’appel à projets « Extrême droite : enquêter, révéler, démonter ». Plus d’infos ici

Une femme promène un chien qui aboie, un soldat dans un char en arrière-plan.
© Willem

Un cordon policier prend position, ce 6 mai 2025, à l’entrée de la Dorotheestrasse, la rue de Berlin qui mène au Bundestag. À l’instant, la nouvelle est tombée : le vote de confirmation de Friedrich Merz au poste de chancelier, qui aurait dû n’être qu’une formalité, a échoué à quelques voix près. Contre toute attente, une poignée de députés de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU, la droite chrétienne) et du Parti social-démocrate (SPD) ont refusé de se plier à l’accord de coalition négocié par les deux partis. Un chancelier putatif non validé par sa majorité, c’est du jamais-vu dans l’histoire politique allemande d’après-guerre. Signe d’une certaine fébrilité au sommet, il a suffi de ce petit vent de mauvaise humeur au Bundestag pour rameuter la police, comme si on avait affaire à une tentative de coup d’État.

Les policiers se montrant intraitables, j’appelle le bureau du député d’extrême droite Götz Frömming, avec lequel j’ai rendez-vous. Ce serait dommage de le rater pour si peu. J’ai quelques questions précises à lui poser, en lien avec un sujet aussi crucial que rarement mis sur la table : celui des rapports entre la montée en puissance électorale de l’extrême droite et la normalisation du génocide en cours à Gaza par un pouvoir tout entier dévoué à son alliance indéfectible avec Israël. De quelle façon ces deux réalités sont-elles liées ? Dans quelle mesure s’alimentent-elles mutuellement ?

La corrélation ne saurait être purement fortuite : le score historique de l’extrême droite allemande aux élections de février 2025 – 20 % des voix en faveur de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), avec des pics à 40 % dans certaines circonscriptions de l’Est – est intervenu dans un climat d’extravagante surenchère xénophobe et islamophobe, marqué par des promesses d’expulsions de masse, de refoulements aux frontières et d’amputations des droits.

Si ce bouillonnement était déjà bien amorcé avant les attaques du Hamas le 7 octobre 2023, il s’est considérablement accru à compter du jour où l’Allemagne a fait sienne la « guerre d’Israël contre le Hamas » et apporté son concours à la destruction de Gaza. Un tel contexte ne pouvait que sourire à l’AfD, prompte à se joindre au grand unisson pro-israélien pour mieux s’acharner sur la figure-repoussoir du « terroriste antisémite musulman » et ainsi camoufler dans la mesure du possible sa propre histoire tissée d’antisémitisme. Ce qui s’appelle faire d’une pierre deux coups.

Chronologie de l'AFD, détaillant ses élections et événements marquants de 2013 à 2021.
© Orient XXI

L’AfD, un parti « extrémiste de droite avéré »

Comment l’AfD s’est servi de ce contexte pour propager ses obsessions et en recueillir les fruits, c’est ce que je suis venu tirer au clair. Vus de France, les mécanismes en vigueur peuvent paraître familiers : d’un côté du Rhin comme de l’autre, les efforts pour invisibiliser le génocide et réprimer les voix qui le dénoncent ont amplifié la brutalisation de la vie politique.

Il y a pourtant une différence qui saute aux yeux. Autant le Rassemblement national a tiré les pleins bénéfices de sa stratégie de participation au « front républicain » pro-Israël, qui a consacré sa « dédiabolisation » médiatique et politique, autant l’AfD reste encore assez largement considérée comme infréquentable.

Signe de ce relatif isolement, l’Office fédéral de protection de la Constitution, le Verfassungsschutz, a publié le 2 mai un rapport classant officiellement l’AfD comme une organisation « extrémiste de droite avérée » – un label qui n’a pas qu’une portée symbolique, puisqu’il place ce parti sous la surveillance du renseignement intérieur.

Par ailleurs, l’allié israélien n’a jamais véritablement rendu à l’AfD les faveurs que celle-ci lui a prodiguées. Lors de la « conférence contre l’antisémitisme » de mars 2025 à Jérusalem, à laquelle le régime Nétanyahou, avec ce goût de la farce sinistre qui caractérise sa communication, a tenu à convier la fine fleur des extrêmes droites européennes, représentantes de ce que l’on pourrait appeler l’antisémitisme « canal historique » : Fidesz hongrois, Vox espagnol, Rassemblement national français, Démocrates de Suède, tous invités à communier dans la célébration de l’armée israélienne. Tous, à l’exception notable de… l’AfD. Pourquoi cette exclusion, manifestement injuste au regard des profils présents à Jérusalem ?

Götz Frömming, député AfD au Bundestag

« Pour nous, Israël a évidemment le droit de se défendre »

Götz Frömming, député AfD au Bundestag

L’assistante de Frömming vient à ma rencontre pour lever l’obstacle policier. Mon rendez-vous sera hélas écourté, m’annonce-t-elle, car un deuxième vote au Bundestag doit avoir lieu dans moins d’une heure. « Je ne sais pas combien de temps il va pouvoir vous consacrer. C’est pas de chance, hein, mais qui aurait pu s’attendre à ce que Merz soit retoqué ? Tout le monde ici est sens dessus dessous ! », fait-elle dans un petit rire surexcité. Dans l’ascenseur qui nous mène vers son bureau, elle me confie avoir milité à l’Union chrétienne-sociale (CSU), la droite bavaroise alliée à la CDU, avant de rejoindre l’AfD, « plus solide sur ses positions » – entendez par là, invariable dans son racisme.

Götz Frömming est un quinquagénaire svelte au sourire photogénique. Élu du Brandebourg depuis 2017, cet ancien enseignant d’histoire est réputé appartenir à « l’aile modérée » de l’AfD : s’il est favorable, comme beaucoup de ses collègues, à la « remigration » des Allemands d’origine africaine, il ne le clamera pas sur tous les toits. Son fascisme est à l’image de sa poignée de main : professionnel.

Sans surprise, il récuse le qualificatif d’extrémiste décerné à son parti par le Verfassungsschutz.

« Nous nous inscrivons pleinement dans le cadre du système démocratique. Quand nous demandons des contrôles aux frontières et à ce qu’on regarde de plus près qui peut entrer dans ce pays – s’agit-il de vrais réfugiés ou de combattants du Hamas, ou de juges de la charia –, cela n’a rien d’extrémiste ! »

Quant à la longue liste des propos racistes ou antisémites relevés dans le rapport,

« ils peuvent être jugés erronés ou de mauvais goût, mais ils ne bafouent pas la Constitution. La liberté d’expression est l’un des fondements de la démocratie. Si les gens doivent d’abord se demander longuement s’ils ont le droit de dire ce qu’ils ont envie de dire, sans que le commando d’intervention spécial vienne frapper à leur porte le lendemain matin, afin de les punir pour tel ou tel écart de langage, là, ça devient problématique. »

Je tique un peu sur l’image du commando spécial, qui paraît mieux convenir à l’univers mental de Frömming lui-même qu’aux persécutions dont il se prétend victime. Projection et inversion sont des procédés notoirement chéris par l’extrême droite. Donald Trump aime à qualifier ses détracteurs de « fascistes », tandis qu’Alice Weidel, la cheffe de l’AfD, lors de son tête-à-tête avec Elon Musk en janvier 2025, expliquait qu’Adolf Hitler avait été un « communiste »1

Il en faudrait davantage pour troubler le député. Certes, concède-t-il, « il y a parfois des choses qui vont trop loin. De temps en temps, il arrive que, pris dans l’ardeur de la discussion, on se laisse aller à des déclarations péremptoires, et ça, c’est un tort. Vous savez, beaucoup de nos électeurs, et même de nos membres, ont des origines immigrées, ou musulmanes. Donc non, nous ne sommes pas racistes ».

La (dé)raison d’État

On en vient à la fameuse Staatsräson allemande, cette « raison d’État » énoncée par Angela Merkel, qui enjoint à la classe politique allemande de s’aligner scrupuleusement sur les intérêts d’Israël. L’AfD se sent-elle à l’aise dans cette union sacrée ?

— « Au sein de l’AfD coexistent différents points de vue à ce sujet, dit-il, comme dans tous les partis d’ailleurs. Mais, Dieu merci, chez nous on ne rencontre pas ce mélange toxique que l’on voit dans les rues de Berlin et les universités, où une mentalité anticoloniale allemande de gauche pactise avec des Arabes autour de leur haine commune d’Israël… Ça, ça n’existe pas chez nous. Pour nous, Israël a évidemment le droit de se défendre.
— De se défendre en massacrant les civils palestiniens ? Ce que vous dites ressemble fort à la
Staatsräson.
— Na ja, la Staatsräson va plus loin, comme l’a très bien expliqué Alexander Gauland.

Dans un discours tenu le 25 septembre 2017, Alexander Gauland, alors coprésident de l’AfD, déclarait :

Bien sûr que le droit à l’existence d’Israël est pour nous un point très important, et bien sûr que nous nous tenons aux côtés d’Israël. […] En faire une raison d’État, ça paraît simple, mais en Israël, il y a toujours la guerre. […] Dans ce cas il faut que nous soyons préparés à envoyer des soldats allemands pour assurer la défense de l’État juif.

— Bon, compte tenu des faiblesses de l’armée allemande, poursuit Götz Frömming, Israël n’aurait sans doute pas besoin de nous, mais en toute rigueur, il faut se poser la question. Aider, coopérer, oui. Mais se mettre une muselière et s’interdire de dire quoi que ce soit sur ce qui se passe à Gaza, ce n’est pas possible. Il y a beaucoup de propagande à ce sujet, mais s’il s’avère qu’en effet Israël affame la population, ce n’est pas acceptable. Donc, voilà, il faut être prudent avec la Staatsräson.

C’est le moment de dégainer la question la plus absurde, la plus aberrante jamais posée au cours de ma vie professionnelle :

— L’AfD est l’un des rares partis d’extrême droite européens à ne pas avoir été invités à la “conférence contre l’antisémitisme” de Jérusalem. Le gouvernement israélien vous trouve-t-il trop antisémites ou pas assez ?

Frömming lâche un pouffement sec.

— Écoutez, nous ne savons pas dans quelle mesure Israël nous a exclus, ou si notre exclusion est due plutôt aux autres invités. Il y a quelque temps, le Rassemblement national a rejeté sèchement notre proposition d’un groupe parlementaire commun au Parlement de Strasbourg. Marine Le Pen nous est hostile, donc on peut s’attendre à tout. Nous aurions évidemment aimé être présents à Jérusalem. Plusieurs députés AfD ont déjà été reçus en Israël, comme Matthias Moosdorf et Marc Jongen, donc je serais surpris que les autorités israéliennes nous aient écartés délibérément.

Le gouvernement Nétanyahou qui rembarre l’AfD pour faire plaisir au RN ? La thèse est habile. Plus vraisemblablement, il a agi ainsi pour complaire au gouvernement allemand, son meilleur allié en Europe, mais c’était sans doute plus difficile à admettre pour Götz Frömming. Il poursuit :

— Vous savez, nous comptons de nombreux juifs au sein de notre parti2. Je crois qu’il ne faut pas définir uniquement notre rapport à Israël en fonction de l’Histoire.
Dans nos manuels scolaires, l’histoire d’Israël n’apparaît qu’en lien avec l’Holocauste, les camps de concentration, les barbelés, la guerre… seulement du négatif.
Il est temps de mettre en valeur d’autres facettes. Israël, c’est aussi de belles plages, une super culture de la fête, une industrie high-tech.
Et c’est vrai, les jeunes Allemands ne se retrouvent plus dans l’histoire du national-socialisme. Si nous n’avons rien d’autre à leur proposer qu’une histoire affreuse et négative, comment pourront-ils s’identifier à ce pays ? »

Je n’ai pas rêvé. Il est bel et bien en train d’invoquer Israël, sa riviera et ses soirées techno pour étayer le postulat selon lequel l’histoire de l’Holocauste n’a plus lieu d’être enseignée en Allemagne.

À ce stade, je ne me sens plus capable de poursuivre cet entretien sans risquer de perdre ma contenance. Coup de chance, son assistante intervient juste à temps pour me libérer : la session du Bundestag va reprendre, « on va savoir enfin si Merz sera chancelier ». Bien sûr qu’il le sera, les députés allemands sont des gens disciplinés.

1Le 9 janvier 2025, au cours d’un entretien de 70 minutes avec Elon Musk sur sa messagerie X, durant duquel l’homme le plus riche de la planète a affiché son plein soutien à l’AfD, Alice Weidel a expliqué : «  Les national-socialistes, comme leur nom l’indique, étaient des socialistes.  » Et d’ajouter à propos d’Adolf Hitler : «  Il était communiste et se considérait lui-même comme socialiste.  »

2Il existe en effet une association des «  juifs de l’AfD  », fondée en 2018 par une vingtaine de membres du parti d’extrême droite.

L’extrême droite au Parlement européen

« Beaucoup d’Allemands sont convaincus qu’ils sont des juifs, et même des juifs meilleurs que nous autres juifs »

Iris Hefets, pacifiste israélienne exilée à Berlin

De façon non préméditée, ma présence à Berlin coïncide avec la célébration des 80 ans de la chute du IIIe Reich. Dans les journaux, cette commémoration donne lieu à une avalanche d’articles sur les succès et les échecs de la fameuse Erinnerungskultur, la culture mémorielle au nom de laquelle l’État justifie son soutien inconditionnel à Israël. Dans un contexte où ce soutien prend la forme d’une carte blanche à l’écrasement de Gaza, et d’une répression acharnée des voix qui le dénoncent, la question, inouïe, paraît difficile à esquiver : comment comprendre que la mémoire des horreurs du nazisme puisse servir de prétexte à l’approbation de l’un des plus atroces carnages de notre époque ?

Tourner la page des crimes nazis

« Quatre-vingts ans après la fin de la guerre : le tabou allemand », titre ainsi l’hebdomadaire Der Spiegel, en référence aux familles qui persistent à ignorer les crimes dont leurs ancêtres se sont rendus coupables ou complices sous Hitler.

Un homme se brosse la tête, des petits personnages tombent dans une poubelle.
© Willem

Pas un mot, en revanche, sur les crimes que l’Allemagne endosse aujourd’hui même. Personne pour faire observer que la mémoire de l’Holocauste aurait pu, ou dû, servir de socle à une obligation morale impérieuse de tout faire pour barrer la route à toute forme de génocide dans le monde. Au lieu de quoi, l’État se prévaut de cette mémoire pour fournir des excuses et des armes à un régime d’extrême droite engagé dans précisément cela : un génocide. Mais ce tabou-là ne sera pas brisé. La justice y veille : fin avril, une Allemande a été condamnée à une amende de 1 500 euros par un tribunal berlinois pour avoir, lors d’un rassemblement de solidarité avec Gaza, brandi un panneau qui demandait : « N’avons-nous rien appris de l’Holocauste ?1 » Le mot doit rester enfermé dans sa boîte mémorielle emballée sous vide.

Compte tenu de ce dévoiement, l’AfD joue sur le velours lorsqu’elle réclame, à l’instar de Götz Frömming, de tourner la page des crimes nazis. Ou lorsqu’elle invite son parrain américain, l’archimilliardaire nazi-tech Elon Musk, à venir déclarer dans un meeting de campagne des législatives anticipées qu’en Allemagne « l’accent est trop mis sur la culpabilité du passé » et qu’il « est bon d’être fier de la culture allemande, des valeurs allemandes et de ne pas les perdre dans une sorte de multiculturalisme qui dilue tout ». En 2017, le mentor de l’AfD, Björn Höcke2, persiflait déjà au sujet du mémorial de l’Holocauste à Berlin : « Nous, le peuple allemand, sommes le seul peuple au monde à avoir planté un monument de la honte en plein cœur de sa capitale. »

Le velours, ce sont les études d’opinion, que l’AfD ne méconnaît pas : elles indiquent qu’en effet le « devoir de mémoire » s’estompe. Aujourd’hui, moins de la moitié des Allemands (43 %) estiment nécessaire de préserver le souvenir des crimes du nazisme3, alors qu’ils étaient majoritaires il y a encore quelques années. Cette érosion se nourrit d’une conscience ambivalente de l’histoire. D’un côté, selon une étude du Tagesspiegel en septembre 2024, deux tiers des Allemands considèrent comme un devoir personnel de s’intéresser à l’histoire du national-socialisme. De l’autre, seulement 3 % conviennent que leurs propres ancêtres ont pu servir le système nazi4. On admet la faute collective, mais on s’exonère de toute forme de responsabilité personnelle ou familiale. Les nazis, c’étaient les autres.

AfD/Nétanyahou : la réciprocité des influences

Les paradoxes de la culpabilité allemande ne laissent pas d’étonner Iris Hefets, une exilée israélienne devenue l’une des figures du groupe antisioniste Jewish Voice for Peace (« Voix juive pour une paix juste »). Elle a été arrêtée à plusieurs reprises par les forces antiémeute berlinoises pour avoir exprimé sa solidarité avec Gaza. À chaque fois, les policiers lui ont confisqué son panneau « Jews against genocide », sans toutefois engager de poursuites, « car ni eux ni la justice, dit-elle, n’ont envie de fournir une tribune à une juive d’un âge respectable pour qu’elle raconte la répression qu’elle subit ». Réfugiée à Berlin depuis vingt-trois ans, cette psychanalyste aux cheveux gris et à la voix caramel envisage à présent de quitter son pays d’accueil, où elle ne se sent plus en sécurité. Et ce n’est pas une parole en l’air.

Le rapport des Allemands aux juifs et à Israël est pervers, explique-t-elle. Beaucoup sont convaincus non seulement qu’ils sont les meilleurs amis des juifs, mais qu’ils sont eux-mêmes des juifs, et même des juifs meilleurs que nous autres juifs. Konrad Adenauer, le chancelier de l’après-guerre, l’avait dit : si nous voulons nous faire pardonner l’Holocauste, nous devons soutenir Israël. Ce n’est pas un hasard si l’accord conclu entre les deux pays en 1952 a été formalisé par son chef de cabinet, Hans Globke, un ancien juriste nazi impliqué dans la rédaction des lois antijuives du IIIe Reich. En tirant un trait d’égalité entre juifs et Israël, l’Allemagne a posé la base idéologique sur laquelle elle pouvait prétendre faire corps avec ses victimes.

Au cours de l’année 2024, un tiers des événements publics annulés en Allemagne pour cause de soupçon d’antisémitisme avaient pour tête d’affiche une personnalité juive critique d’Israël – Masha Gessen, Judith Butler, Candice Breitz, Eyal Weizman, Nancy Fraser et tant d’autres… « À chaque fois, de bons Allemands, dont les papis ont fait la guerre dans la Wehrmacht ou participé au système nazi, s’érigent en juges de ce qu’une personne juive a le droit de dire ou pas au sujet d’Israël. »

Que l’AfD ait trouvé sa place dans une Staatsräson aussi retorse ne surprend pas la cofondatrice des Voix juives. Le parti d’extrême droite compte de nombreux soutiens en Israël. Le vieux Rafi Eitan, un ex-responsable du Mossad, célèbre pour son rôle dans l’arrestation d’Adolf Eichmann en 1960, a salué son entrée au Bundestag en 2018, en présentant ses nouveaux amis allemands comme un rempart à l’« immigration musulmane de masse ». Le fils de Benyamin Nétanyahou, Yaïr « le dingo », comme on le surnomme en Israël, ne lui cache pas sa sympathie. Pourtant, l’AfD ne paraît pas avoir directement récolté les fruits de son soutien à Israël. Comme le souligne Iris Hefets :

C’est un soutien forcément ambivalent, dans la mesure où l’AfD veut s’exonérer des accusations d’antisémitisme, ce qui la pousse dans les bras de Nétanyahou, qu’elle admire, d’ailleurs, pour sa politique d’élimination des Arabes, mais elle veut également se démarquer de la politique du gouvernement allemand, qui est bien sûr fanatiquement pro-israélienne. C’est une contradiction qu’elle a du mal à surmonter. Ce qui joue clairement en sa faveur, en revanche, c’est la normalisation du génocide à Gaza, qui a pour effet de radicaliser la politique anti-immigration du gouvernement allemand et donc de légitimer l’idéologie de l’extrême droite.

Iris Hefets ne sait pas encore dans quel pays elle ira s’exiler à nouveau, mais, sur le principe, sa décision est prise.

1Le tribunal a jugé que cette formule constituait une «  banalisation  » de l’Holocauste. «  Eine Frage als Holocaust-Verharmlosung  », TAZ, 14/06/25.

2Coprésident de l’AfD dans le Land de Thuringe.

3«  Bereitschaft zur Erinnerungskultur geht zurück  », sondage de l’institut EVZ, «  Tagesschau  », ARD, 29 avril 2025.

4«  Die Haltung der Deutschen zum Nationalsozialismus  », sondage de l’institut Policy Matters pour Die Zeit, 28 janvier 2020.

Exportations d’armes vers Israël approuvées par l’Allemagne depuis 2023

Alexander Gauland, co-fondateur de l’Afd, président d’honneur du parti

« Le racisme gagne du terrain et se manifeste beaucoup plus crûment »

Miguel et Ilka, aide aux migrants

La route de campagne se perd dans les bois à la sortie de Biesenthal, une bourgade du canton de Barnim (dans le land de Brandebourg), située à une demie heure de train au nord-ouest de Berlin. Les oiseaux chantent à tue-tête et un étang bordé de saules miroite au soleil du printemps. Appréciée des visiteurs pour son parc naturel peuplé d’espèces rares, cette circonscription rurale s’est récemment illustrée à un autre titre : aux dernières élections, l’AfD y a obtenu l’un de ses meilleurs scores avec 34 % des voix.

Carte de l'Allemagne montrant l'évolution du score de l'AfD aux élections législatives de 2013 à 2025.

Fief de Götz Frömming, le Brandebourg est aussi l’un des Länder les plus démonstratifs dans leur appui à Israël. En cette période, son gouvernement, présidé par un social-démocrate, mais sous forte pression d’une AfD débondée, est en train de préparer une réforme législative conditionnant l’octroi de la nationalité allemande à une déclaration certifiant que le demandeur reconnaît le droit à l’existence de l’État d’Israël1. Le Brandebourg est le deuxième Land d’Allemagne, après la Saxe-Anhalt en 2023, à l’avoir adoptée. Le 25 juillet, le maire de Berlin, Kai Wegner (CDU), annonçait son intention de faire de même. La construction d’un nouveau Abschiebezentrum – le « centre à expulser », équivalent allemand du centre de rétention français – dans le Brandebourg est annoncée pour 2026.

Miguel et Ilka (dont les prénoms ont été changés) me reçoivent dans une grande maison cachée dans la forêt à l’écart de la route. Ils me demandent de ne divulguer ni leur nom ni leur adresse. En 2024, ils ont sauvé vingt-quatre réfugiés menacés d’expulsion en leur trouvant un hébergement discret, le temps, dans certains cas, de laisser s’écouler un délai suffisant pour qu’une régularisation redevienne envisageable. Leur réseau de planques et leur ingéniosité face aux cas les plus désespérés forcent le respect. Miguel et Ilka sont les figures d’une autre Allemagne, celle qui ne voit, comme ils disent, « aucune raison de ne pas coexister avec des gens qui fuient la guerre ou la misère », et qui s’alarme de voir le droit d’asile, et plus généralement les droits des étrangers, se réduire comme peau de chagrin. La promesse de campagne placardée à tous les coins de rue par l’AfD – « Expulser, expulser, expulser » – pourrait bien se voir exaucée. La courbe des expulsions grimpe d’année en année : 13 000 en 2022, 16 000 en 2023, 20 000 en 2024, selon les chiffres du ministère de l’intérieur. « Non seulement les arrestations se multiplient, mais elles deviennent de plus en plus brutales », explique Ilka. Miguel et Ilka tentent d’alerter l’opinion en organisant des manifestations. « Mais de telles mobilisations se révèlent moins efficaces dans une société qui se droitise », s’inquiète Miguel.

Tu as les gens qui disent : mais c’est très bien qu’on brutalise les migrants ! Raison de plus pour ne pas laisser tout le terrain à l’extrême droite et rappeler en permanence qu’il y a de meilleures solutions que la répression. Qu’il est moins coûteux et plus bénéfique à la société d’ouvrir les frontières que de les fermer. Mais c’est difficile quand le discours politique se radicalise sans cesse. Le basculement sur ces cinq dernières années, c’est le SPD qui se cale sur les positions de la CDU, qui reprend celles de l’AfD, qui adopte un programme encore plus extrême.

La tache d’huile n’épargne pas les Verts. Leur chef de file pour les élections de février, Robert Habeck, a fait campagne sur un programme en dix points qui ne dépareillait pas dans le décor : rabotage des allocations pour réfugiés, expulsions plus massives et plus expéditives, construction de centres de détention pour demandeurs d’asile aux frontières extérieures de l’Union européenne… On se pince le nez devant l’AfD, puis on se plonge dans son programme.

Allemagne. Immigration : courir après l’AfD

« Le racisme gagne du terrain et se manifeste beaucoup plus crûment, reprend Ilka. Récemment, une collègue de bureau à moi, qui vit en Allemagne depuis des décennies, s’est entendu dire par un type qu’il n’avait pas d’ordres à recevoir d’une étrangère. Quand elle lui a répondu qu’elle était allemande, il a répliqué : “Le passeport, ça compte pas, ce qui compte, c’est le sang”. » Difficile de ne pas entendre là un écho aux attaques de l’AfD contre les Passdeutschen, les « Allemands de papier ». C’est la députée Christina Baum qui inaugura la formule en 2022, lorsqu’elle qualifia la Mannschaft, l’équipe d’Allemagne de football, jugée insuffisamment blanche, d’« équipe allemande de papier ». Cette décontraction verbale, inédite dans un pays rompu à une certaine réserve protestante, n’est évidemment pas sans conséquences. Pour 2024, la police allemande a recensé 84 000 délits et actes de violence imputables à l’extrême droite, soit une hausse record de 40 % par rapport à l’année précédente.

1Le Brandebourg et Saxe-Anhalt vont encore plus loin que l’État fédéral. Ce dernier, dans la version amendée du 1er juin 2025, conditionne la naturalisation à une reconnaissance de la «  responsabilité historique de l’Allemagne dans le règne injuste du national-socialisme et de ses conséquence  » et à une reconnaissance du «  lien particulier et étroit entre la république fédérale d’Allemagne et l’État d’Israël, en particulier, que la sécurité et le droit à l’existence d’Israël appartiennent à la raison d’État allemande.  » Certains font valoir que ce passage n’implique pas une reconnaissance directe du droit à l’existence d’Israël, mais seulement une reconnaissance du «  lien particulier  » entre Israël et Allemagne. Les interprétations divergent à ce sujet. En tout état de cause, la formulation retenue par le Brandebourg et la Saxe-Anhalt est encore plus contraignante. Les deux Länder font en quelque sorte du zèle sur ce sujet.

Yaïr Nétanyahou, fils du premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou

« Dès qu’un sujet touche à Israël, des réflexes défensifs s’enclenchent »

Fabian Goldmann, journaliste indépendant

Est-ce une coïncidence si l’explosion des agressions racistes de 2023 à 2024 a eu lieu dans le contexte des attaques du Hamas le 7 octobre 2023 ? Fabian Goldmann ne le pense pas. Ce journaliste indépendant tient un blog de critique des médias, « Chantal et charia », où il scrute les éruptions de racisme et d’islamophobie dans le discours médiatique, mais aussi, depuis un an et demi, les diverses façons dont la presse camoufle les crimes de l’armée israélienne. On y apprend par exemple que, durant les quinze premiers mois du génocide de Gaza, la Tagesschau, le journal télévisé de la première chaîne publique allemande, Das Erste, de loin le plus regardé, a invité cent trente-six fois un porte-parole israélien et… quatre fois seulement un représentant palestinien. Pour Fabian Goldmann, la normalisation des crimes de l’armée israélienne et son corollaire, « l’invisibilisation des victimes palestiniennes à l’extérieur et une hostilité démultipliée contre les musulmans à l’intérieur », servent idéalement les intérêts de l’AfD.

Directives lexicales

On se retrouve à la terrasse d’un coffee shop de la Sodtkestrasse, dans un quartier de logements sociaux de Berlin-Pankow. Affalés dans une chaise longue, les clients, tous du quartier, dégustent un cheese-cake maison parmi la marmaille qui joue dans l’herbe. Indéniablement, les Allemands savent s’y prendre pour donner aux pieds des barres HLM une allure champêtre néo-hippie. Ça vaudra quelque chose le jour où il faudra donner une note Trip Advisor à ce pays déroutant.

Il n’est pas rare que des journalistes frustrés de servir de véhicules à la propagande militaire israélienne se confient à Fabian Goldmann. Ce qui lui a permis de mettre la main sur un mémo interne adressé à la rédaction de la Tagesschau dès novembre 2023, « vingt pages de consignes lexicales sur les opérations de l’armée israélienne : désigner les victimes comme des terroristes du Hamas, dire que l’armée réagit lorsqu’elle attaque, etc. La direction de l’ARD [propriétaire de la chaîne] a confirmé, en précisant qu’il ne s’agissait que de “recommandations”. Du coup je suis allé voir : à quelle fréquence, par exemple, la Tagesschau va-t-elle servir le narratif du bombardement “en réaction à”, ou des tirs dans la foule “provoqués par” ? Eh bien, c’est simple, ils le font presque à chaque fois. Je n’ai pas encore réuni toutes les données, mais la conclusion ne fait pas de doute : les recommandations ont été bien reçues. »

La quasi-totalité des rédactions allemandes observent des règles similaires, y compris, et parfois même surtout, dans la presse de gauche. L’hebdomadaire « gauchiste mais pas sectaire » Jungle World, étendard des « antideutsch », une mouvance insolite, en recul mais toujours influente, prétend que seule une allégeance aveugle à Israël peut sauver l’Allemagne de ses démons nationalistes. Même la Tageszeitung (aussi appelée Taz), issue du mouvement alternatif et pacifiste berlinois des années 1970, a titré le 7 juin 2025 : « Quand des journalistes peuvent aussi être des terroristes », au sujet des quelque deux cents confrères gazaouis tués par l’armée israélienne.

Mais nulle part l’acclamation pour le bain de sang en Palestine n’est aussi marquée que chez Axel Springer. Le premier groupe de médias en Allemagne exerce sur le pays une pression comparable à celle du groupe Bolloré en France, à ceci près que Springer, par tradition, s’aligne plutôt sur la droite conservatrice que sur la droite extrême, encore souvent jugée nicht salonfähig, indigne de fréquenter les salons chic. Cependant, à mesure que se réduit l’écart idéologique entre ces deux camps, Springer se recentre, si l’on peut dire, toujours plus loin à droite.

C’est ainsi qu’en 2022 son tabloïd vedette, Bild Zeitung, quotidien le plus diffusé d’Allemagne (près d’un million de ventes par jour), ouvrait le robinet aux porte-parole de l’AfD, jusque-là tenus à l’écart. Son navire amiral, Die Welt, organe de longue date de la bourgeoisie allemande, a signalé son changement de cap le 28 décembre 2024 en publiant en première page une tribune d’Elon Musk. Le nabab suprémaciste y proclamait son soutien à Alice Weidel, la candidate de l’AfD aux élections fédérales. Selon certains, Springer espérait ainsi s’attirer les bonnes grâces de Donald Trump.

Les intérêt en Israël du groupe Springer

Dans les rédactions concernées, cet infléchissement n’a guère bouleversé les habitudes. Bild continue comme avant d’amplifier les paniques morales chères à l’extrême droite, à coups de manchettes graisseuses contre les « voyous immigrés » et les « vandales gauchistes ». Les voix de l’AfD s’y intègrent sans difficulté, de même que les éléments de langage de l’armée israélienne. Comme l’indique Fabian Goldmann, qui a épluché toutes ses unes depuis le 7 octobre 2023 : « Pas une seule fois Bild n’a fait de titre sur un massacre à Gaza. Quand il mentionne des opérations militaires israéliennes, c’est toujours pour se féliciter que “des terroristes ont été éliminés”. Pour le reste, sa mission sur le sujet consiste surtout à calomnier les pro-Palestiniens, systématiquement assimilés au Hamas. » Le 10 mai 2024, par exemple, la feuille à scandales a affiché une liste de douze enseignants de l’université libre de Berlin, qualifiés d’« antisémites » pour avoir signé une lettre ouverte dénonçant l’expulsion policière violente d’un campement de solidarité avec Gaza. Avec leur nom et leur photo balancés en pleine page, à la manière d’un avis de recherche de terroristes.

D’allure moins débraillée, plus costard-cravate que marcel kaki, Die Welt n’est pas en reste. Sa ligne éditoriale sur Gaza peut se résumer à ce cri du cœur du rédacteur en chef de N24 – la chaîne d’info de Die Welt — Ulf Poschardt, paru le 6 octobre 2024 : « Nétanyahou est l’avant-garde de l’Occident », comptons sur lui pour nous protéger du « virus anti-occidental et anti-Lumières » propagé par les « décadents » et les « barbares ». Une rhétorique calquée presque mot à mot sur les vociférations islamophobes de l’AfD.

Un lien mécanique entre les discours et les actes est rarement démontrable, mais il n’étonnera personne que le nombre officiel des agressions racistes subies par des personnes musulmanes, et recensées par le ministère fédéral de l’intérieur, a explosé, passant de 610 en 2022 à 1 464 en 2023, puis encore à 1 848 en 2024. « L’effet 7 octobre 2023 », a-t-on dit, qui est aussi l’effet d’une société allemande en voie de brutalisation.

De la part de Springer, la combinaison entre loyauté sans faille pour un régime génocidaire à l’extérieur et diffusion de la parole raciste à l’intérieur ne répond pas seulement à des considérations idéologiques. Là encore, la ligne générale coïncide comme par miracle avec celle des intérêts privés. En février 2024, le site américain The Intercept révélait, sous la plume de Hanno Hauenstein, que le groupe Springer était propriétaire d’un site de petites annonces en Israël, Yad2, qui tire une partie de ses revenus de la vente de logements dans les colonies illégales de Cisjordanie. « Dès qu’un sujet touche à Israël, il y a des réflexes défensifs qui s’enclenchent, explique le journaliste. Suite à mon article, un collectif de villageois palestiniens concernés par ces colonies a pu, avec le soutien d’une équipe de juristes allemands, saisir l’office fédéral qui contrôle la légalité des transactions commerciales, le BAFA. Compte tenu de l’illégalité évidente des colonies au regard du droit international, le BAFA aurait pu infliger une sévère amende au groupe Axel Springer, mais ils ont trouvé un vice de forme et ont classé le dossier. »

Björn Höcke, coprésident de l’AfD dans le Land de Thuringe.

« Le massacre antisémite perpétré par le Hamas a eu pour effet de désinhiber la haine des juifs »

Felix Klein, chargé de la vie juive en Allemagne

Felix Klein, commissaire fédéral à la lutte contre l’antisémitisme, est un personnage déroutant. Bien qu’absorbé, on le devine, par l’importance de sa tâche, il trouve le temps de s’épancher sur des sujets extérieurs à son champ de compétences. Un mois avant notre rendez-vous, cet ancien diplomate, issu d’une lignée de prêtres protestants, s’est laissé aller à commenter le « plan Gaza » du président américain Donald Trump, qui prévoit de transformer l’enclave rasée sous les bombes en « riviera » pour touristes. Non pour critiquer cette idée monstrueuse, mais pour la saluer à bras ouverts. « Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à réfléchir de façon radicale et totalement nouvelle », déclarait-il dans une interview donnée au quotidien Neue Osnabrücker Zeitung le 4 mars 2025. L’épuration ethnique à des fins d’opération immobilière est certainement une idée radicale, mais est-elle vraiment nouvelle et, surtout, souhaitable ? Et en quoi sert-elle la lutte contre l’antisémitisme en Allemagne ?

Des infractions antisémites en hausse

La déclaration de Felix Klein paraît d’autant plus lunaire que l’antisémitisme est un fléau en forte expansion, comme l’attestent ses propres services. Selon leur dernier rapport, le nombre d’infractions antisémites comptabilisées en Allemagne pour 2024 s’élève à 6 236, en hausse de 20 % par rapport à l’année précédente, déjà marquée par un quasi-doublement de ces délits. « Le massacre antisémite perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023 a eu pour effet de désinhiber la haine des juifs et d’ouvrir la porte aux agressions pénalement condamnables », s’est ému le commissaire lors de sa présentation du rapport le 20 mai 2025. Pour une grande partie des commentateurs, la tentation fut grande d’imputer ces chiffres alarmants aux musulmans vivant en Allemagne, qui auraient trouvé dans les attaques du 7 octobre un alibi pour manifester leur haine ancestrale des juifs. La thèse de l’« antisémitisme importé », dont l’AfD fait son miel, est fréquemment alléguée pour justifier le durcissement des lois sur l’immigration et l’hostilité envers les demandeurs d’asile. Elle permet aux réflexes islamophobes de se draper dans un manteau de vertu : on ne rejette pas les immigrés parce qu’on est raciste, mais parce qu’on se soucie de la protection de nos amis juifs. Ce type d’argumentation est devenu monnaie courante dans la bouche d’Allemands qui se revendiquent par ailleurs progressistes.

Une lecture attentive du rapport révèle pourtant un tableau fort différent. En premier lieu, 50 % des infractions antisémites sont attribuées à la « criminalité politiquement motivée d’extrême droite » – en clair, aux Allemands bien blancs susceptibles de voter AfD. Celles mises sur le compte de l’« idéologie étrangère », catégorie qui mêle communautés musulmanes et mouvances propalestiniennes, représentent 30 % du total. Ensuite, la définition de l’antisémitisme retenue par les autorités fédérales souffre d’une redoutable imprécision. Ainsi les violences physiques perpétrées contre des personnes juives – 173 cas en 2024, contre 148 en 2023 – sont traitées sur un pied d’égalité avec les infractions liées aux mobilisations pour Gaza.

Quel crédit accorder à des statistiques qui rangent un triangle rouge ou un écriteau « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre » dans le même sac que l’agression d’un homme coiffé d’une kippa ? Comme l’a dit Iris Hefets lors de notre entretien : « Chaque fois que la police m’arrête avec mon panneau “Jews Against Genocide”, je sais que cette arrestation alimentera les statistiques de la haine antisémite, ce qui me rend folle à chaque fois. » On se demande qui profite d’une confusion aussi perverse, sinon les antisémites eux-mêmes. La confusion, c’est aussi ce que renvoie le commissaire à la lutte contre l’antisémitisme lui-même, lorsqu’il salue les appétits coloniaux immobiliers d’un suprémaciste blanc dont le curriculum d’antisémite notoire est connu de tous. D’une certaine façon, ce protestant un peu guindé, avec ses lunettes rondes, personnifie assez bien le caractère dysfonctionnel du rapport de l’Allemagne et aux juifs, et à Israël, ainsi que la capacité des classes dirigeantes à créer des conditions favorables à la montée en puissance de l’extrême droite.

Les antisémites contre l’antisémitisme

Réalisé à Berlin alors qu’il était en déplacement, notre entretien téléphonique ne m’a guère laissé le loisir de lui poser toutes ces questions. D’autant qu’un embarras profond a assez rapidement embourbé la discussion. Au sujet de la présence d’antisémites à la conférence internationale contre l’antisémitisme, Felix Klein reconnaît que « c’était évidemment problématique », raison pour laquelle il ne s’y est pas rendu : « Il y a eu des discussions à ce sujet au sein de la communauté juive en Allemagne, et je n’ai pas voulu affaiblir leur position. Les organisations juives n’ont aucun contact avec l’AfD et je me réjouis qu’elle n’ait pas été invitée en Israël. » À ses yeux, l’AfD est donc plus antisémite encore que le Fidesz d’Orbán ou le Rassemblement national de Le Pen ? « Quand une formation politique en Allemagne relativise les crimes du national-socialisme, dit-il, cela a évidemment une signification plus grave que lorsque ça se passe en France. Mais il y a surtout le fait que l’AfD tend de plus en plus à se radicaliser à l’extrême droite, alors qu’à l’inverse les autres partis populistes européens se rapprochent plutôt du centre. C’est, je crois, la raison pour laquelle l’AfD n’a pas été invitée à Jérusalem.
— Le RN a certes opté pour une stratégie de la normalisation, mais c’est toujours un parti raciste et antisémite.
— Oui, c’est un changement cosmétique, j’en conviens. Mais l’AfD ne fait même pas cet effort-là. »

C’est curieux, cet effet de perspective qui permet de voir l’extrême droite se rapprocher du centre, lorsque, en réalité, c’est le centre qui se décale vers l’extrême droite. Qu’en est-il alors du plan Trump pour Gaza, qui a apparemment toute sa sympathie ? Le nettoyage ethnique devient-il lui aussi normalisable par le centre ? J’entends son timbre frémir au téléphone. Il reprend, comme pour se le répéter à lui-même : « Tout ce que je voulais dire, c’est qu’il fallait réfléchir à des solutions nouvelles. Mais sans valider des déplacements forcés…

— Mais comment pouvez-vous imaginer une transformation de Gaza en paradis touristique sans une déportation massive de sa population de survivants ?
— [De plus en plus mal à l’aise.] Non, l’idée c’est de créer des incitations… En soi c’est une idée à saluer, je trouve. Évidemment, il faut que ça se fasse sans transfert de population. Mais si on pouvait juste créer des incitations, faire des investissements, en respectant bien sûr la volonté de… C’est cela que je voulais dire. »

Felix Klein est un homme optimiste. Assurément, une farandole de promoteurs immobiliers et de constructeurs de casinos en provenance de Trumpland fera couler le lait et le miel sur Gaza. Quant à ce qui deviendrait de ses habitants non encore tués par les bombes ou par la faim, c’est une question qu’il ne s’est manifestement jamais posée jusqu’à ce jour. « On ne peut évidemment pas forcer les gens à partir », continue-t-il de bredouiller.

Affiche annonçant le dialogue le 9 janvier 2025 entre Alice Weidel, cheffe de l’Afd, et Elon Musk, ancien haut conseiller du président des États-Unis, Donald Trump.

« À Leipzig, il faut faire attention où tu sors ton keffieh »

Ahmad Mounir, manifestant germano-palestinien

« C’est pas qu’ils nous aiment pas, c’est juste qu’ils trouvent qu’on fait trop de bruit », observe Ahmad Mounir (dont le nom a été changé) avec un large sourire, tandis qu’un passant renfrogné fait le geste de se couvrir les oreilles avant de hâter le pas. Trop de bruit ? Indéniablement, la petite centaine de personnes, majoritairement arabes, réunies ce 30 avril sur le Wittenbergplatz, à Berlin, donnent de la voix. Mais les « Free Palestine ! » et les « Vive la solidarité internationale ! » criés à pleins poumons résonnent pour ainsi dire dans le vide. À part les deux rangées de policiers en tenue antiémeute, et un passant de temps à autre, leurs éclats de voix ne risquent pas d’incommoder grand monde. Nous sommes pourtant en plein après-midi et le Wittenbergplatz ne désemplit pas.

Visage rieur et cheveux dans le cou, Ahmad est un jeune Germano-Palestinien né à Berlin de parents réfugiés. Installé à Leipzig, où il travaille depuis peu comme infirmier, il s’empresse de retourner dans sa ville natale dès qu’il en a l’occasion. Il y a ses attaches, mais « le racisme y est venimeux et l’extrême droite, omniprésente », donc, pour atténuer les risques, « il vaut mieux passer sous les radars et faire attention où tu sors ton keffieh ».

À Berlin, il est moins précautionneux. « Ce n’est pas pour rien la première ville palestinienne d’Europe. Ici, en général, les gens sont tolérants. Bon, évidemment, on peut toujours mal tomber… », ajoute-t-il en faisant un petit geste de la tête en direction de l’îlot central, juste en face de nous, où une dizaine de personnes s’attroupent en sautillant et en brandissant des drapeaux israéliens. On voit même s’agiter une pancarte « IDF »1 Apparemment, leur présence sur la partie noble de la place n’est pas jugée irrégulière par les forces de l’ordre, qui laissent faire.

« C’est tout le temps comme ça, commente Ahmad. C’est une petite bande d’Allemands qui se prennent pour des Israéliens. Chaque fois ils sont là et se mettent où ils veulent, on est habitué, on ne fait même plus attention. Ils ne sont pas représentatifs. Ici presque tout le monde a des proches en Palestine et des morts à pleurer. C’est pour ça que ça me fait rire quand on nous reproche de faire trop de bruit. Oh pardon, mon cousin a failli mourir dans une attaque de colons, la mère et la sœur du monsieur là-bas sont mortes sous les bombes à Gaza, alors excusez-nous, hein, si on hausse le ton. Les Allemands, ils trouvent ça normal de crier devant un match de foot ou quand ils ont bu, mais pas contre un génocide. »

Deux jours plus tôt, le parquet de Flensburg, dans le nord de l’Allemagne, a prononcé un non-lieu en faveur de trois jeunes Allemands qui avaient été filmés l’été 2024 en train de faire un salut hitlérien et de chanter « les étrangers dehors, l’Allemagne aux Allemands » dans un bar de Sylt, une île de villégiature huppée dans la mer baltique. D’après le procureur, le délit d’incitation à la haine n’était pas caractérisé.

1NDLR. Israel Defense Forces (Armée de défense d’Israël), également connu sous l’acronyme hébreu Tsahal, est le nom officiel de l’armée israélienne. Le terme «  défense  », qui impose une grille de lecture, amène de nombreux médias, acteurs politiques, de défense des droits…, à ne pas l’employer.

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