Bonne nouvelle : de nombreuses chansons de la diva libanaise — née en 1934 et qui vit toujours à Beyrouth — avaient disparu à cause des aléas des rééditions sur CD ou étaient éparpillées dans des compilations sauvages de piètre qualité sonore. Elles sont de nouveau disponibles dans des enregistrements de bonne qualité. En effet, depuis quelques années, la Bibliothèque nationale de France (BnF) a entrepris la numérisation d’une partie de sa collection de disques et sa diffusion en ligne sous le label « BnF Collection sonore ». Dans ce lot, on trouve quasiment tous les disques de Fairouz fabriqués en France depuis les années 1950 jusqu’aux années 1970, et conservés dans le fonds de musique arabe de la BnF grâce au dépôt légal1.
Parmi les enregistrements mis en ligne, on trouve notamment des extraits de ses concerts à Damas et en Amérique du Sud datant de 1961. Ces chansons, comme la plupart de celles de Fairouz à cette époque, ont été écrites et composées par les frères ‘Assy et Mansour Rahbani (le premier épousera la chanteuse en 1955), considérés comme les pionniers du renouveau de la musique libanaise. Grâce à leur formation musicale à la fois orientale et occidentale, notamment celle de l’organiste français Bertrand Robilliard qui enseignait l’harmonie et le contrepoint à l’Académie libanaise des Beaux-Arts, ils ont bousculé la musique arabe de l’époque, égyptienne dans sa plus grande partie, en proposant notamment des chansons savamment orchestrées et dont la durée ne dépasse pas les quelques minutes.
L’âge d’or du disque vinyle
Après un début de diffusion à la radio en 1948, les compositions des frères Rahbani ont commencé à être gravées sur disque à partir de 1957, à une époque charnière pour la phonographie, quand les disques vinyle de 33 et 45 tours étaient en passe d’éclipser complètement les 78 tours. Le 45 tours, objet léger et bon marché, était particulièrement prisé des maisons de disques parce qu’il pouvait assurer une diffusion rapide des chansons et servir de « locomotive » pour les albums, édités sur 33 tours.
Cependant, il n’existait aucune usine de pressage de disques au Liban. Si la technologie de l’enregistrement sonore était bien présente dans les pays arabes depuis la fin du XIXe siècle, la fabrication des disques, elle, se faisait principalement en Europe. Ce n’est que vers la fin des années 1950 que des usines de pressage ont ouvert leurs portes en Égypte, et il a fallu attendre 1964 pour le Liban. Même après cette date, alors que l’industrie phonographique prenait son essor dans le pays, nombre de maisons de disques libanaises liées à des firmes internationales continuèrent de fabriquer une partie de leurs vinyles en Europe. Ce fut le cas de la société Voix de l’Orient2, principale productrice de Fairouz au Liban, liée à l’anglaise EMI. Les disques de la chanteuse étaient alors fabriqués en Angleterre, en France, en Grèce et au Liban.
À ce jour, la BnF et la British Library sont les deux seules institutions au monde qui préservent une partie du patrimoine discographique de Fairouz et le mettent à disposition du public. La réunion en un seul lieu de ses disques — assez rares pour la plupart — et leur classification sont très précieuses, quand on sait que l’archivage de la musique arabe est souvent l’œuvre d’amateurs. Celle de la deuxième moitié du XXe siècle reste, hélas, presque ignorée des quelques efforts professionnels de sauvegarde, notamment les compositions des frères Rahbani pour Fairouz. Cette musique est peu appréciée des ethnomusicologues férus de chants et d’orchestres traditionnels3. Présentant peu d’intérêt pour les DJ’s, elle ne profite pas de l’engouement des « vinyl diggers » pour les disques arabes et libanais depuis quelques années.
Des Yvelines aux rives de la Méditerranée
Bien que la BnF conserve les disques de Fairouz fabriqués en France pour le compte de différentes sociétés4, nous nous attarderons uniquement sur ceux de Voix de l’Orient qui en constituent la plus grande partie : une vingtaine de 33 tours et une soixantaine de 45 tours, longue durée pour la plupart (EP, ou extended play, par opposition aux SP, les short play).
Voix de l’Orient faisait éditer ses disques par deux labels d’EMI : Parlophone, dont les disques étaient fabriqués en Angleterre, en Grèce et au Liban, et Pathé. Il n’est pas aisé de retracer l’histoire exacte de la production de ces disques Pathé, fabriqués en France entre 1958 et 1977. Comme le note l’universitaire et spécialiste du patrimoine industriel Jean-Luc Rigaud dans son étude sur l’usine de Pathé Marconi à Chatou, en Île-de-France5, les archives administratives et sonores de cette entreprise sont aujourd’hui ou bien perdues, ou bien entre les mains des grands groupes de l’industrie musicale qui n’en facilitent pas l’accès. Mais une anthologie co-établie par le producteur Ahmed Hachlaf6 qui était à la tête du département de musique arabe chez Pathé, montre que ces disques étaient principalement destinés au marché nord-africain. Nous constatons, dans le cas de Fairouz, l’absence des disques de ses chants liturgiques chrétiens chez Pathé, alors qu’ils sont nombreux chez Parlophone. Cela s’explique sans doute par des considérations socio-économiques liées à ce marché où les chrétiens sont moins nombreux qu’au Proche-Orient.
En 1972, lorsque Pathé trouva que ce département spécialisé n’était plus assez rentable, il décida de le fermer tout en continuant de fabriquer des disques arabes et de les distribuer (sans les produire) pour cinq années encore en ce qui concerne Fairouz. La même année, Ahmed Hachlaf créa sa propre maison de disques : Le Club du disque arabe, qui publia quelques 33 tours de Fairouz, comme Qassaïd ou Fairouz 74, et dont Pathé, toujours, assura la fabrication et la distribution.
Un objet de collection
Pathé soignait la fabrication de ses disques. Leurs prix restaient abordables, mais variaient selon les séries éditées. Pour Voix de l’Orient, le 45 tours EP valait aux alentours de 9 francs au début des années 1970, ce qui équivaut à 10 euros aujourd’hui7, et le 33 tours aux alentours de 25 francs (27 euros). Quant à leurs pochettes, elles bénéficiaient d’une impression de qualité et certaines, parmi les disques de Fairouz, retiennent l’attention par leurs dessins originaux. Si plusieurs sont l’œuvre d’illustrateurs peu connus qui travaillaient pour Pathé comme Jacqueline Allenou-Gilly, l’une des pochettes est signée du célèbre peintre irakien Jamil Hamoudi, et une autre du peintre marocain Ahmed Cherkaoui. La plus grande partie de ces pochettes reste toutefois des reproductions de portraits de Fairouz, pris par ses photographes attitrés (parmi lesquels Varoujan Setian et Manoug Alemian), ou occasionnels (comme Angus McBean ou Raymond Ferembach).
Aujourd’hui, il est difficile de trouver des exemplaires de ces disques, mais quelques-uns sont parfois proposés à la vente — aux enchères, le plus souvent — sur Internet. Outre ces enregistrements, la BnF conserve des « catalogues de marques », dont ceux de Pathé qui représentent une source inestimable d’informations. Précisons enfin que si ces disques sont bien répertoriés en ligne dans le catalogue général de la BnF, la numérisation ne concerne, pour le moment, que ceux édités avant 1963 et que seuls les « macarons » de ces derniers sont visibles sur la bibliothèque numérique Gallica. Pour pouvoir écouter tous les disques et admirer de près leurs pochettes, il faut se rendre sur le site François-Mitterrand de la BnF.
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1Toute œuvre imprimée ou enregistrée en France doit obligatoirement être déposée à la BnF.
2L’histoire du fondateur de cette maison de disques, Abdallah Chahine, a été racontée par son arrière-petite-fille Zeina Abirached dans la bande dessinée Piano oriental, Paris, Casterman, 2015.
3C’est le cas des fondateurs d’AMAR, une institution libanaise pour la sauvegarde des archives de la musique arabe, qui a organisé en juillet 2020 au Mucem, à Marseille, l’exposition « L’Orient sonore ».
4Parmi lesquels la Lebanese Recording Company qui éditait ses disques chez Philips.
5Pathé Marconi à Chatou. De la musique à l’effacement des traces, Paris, Classiques Garnier, 2011.
6Ahmed et Mohamed Elhabib Hachlaf, Anthologie de la musique arabe, 1906-1960, Paris, Centre culturel algérien, Publisud, 1993.
7Selon le convertisseur de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).