Irak 2003. Un crime sans criminels

À Mossoul, « cette journée folle où nous avons couru aux frontières de la mort »

Au printemps 2017, le journaliste Samuel Forey couvre la reprise de Mossoul en compagnie de son fixeur Bakhtiyar Haddad, familier des guerres d’Irak depuis la bataille de Falloujah en 2003. Dans un récit qu’il vient de publier, Les Aurores incertaines, il raconte la férocité des combats dans la deuxième ville du pays, quartier par quartier, rue par rue. Bakhtiyar Haddad et les journalistes Véronique Robert et Stephan Villeneuve y seront tués le 19 juin. Extrait.

© Thierry Cauwet, 2012/Fonds de dotation Enseigne des Oudin

« On se regroupe dans un petit jardin, près du trou qui donne sur la ruelle, qui mène à une large avenue. De l’autre côté, c’est le quartier du 17-Juillet, toujours tenu par les jihadistes.

Départ. Ce ne sont pas les échappées, deux par deux, des forces spéciales, mais une sortie en groupe, un peu désordonnée. Lassitude, manque d’entraînement ? Je ne sais. On se retrouve en tas à l’entrée d’une autre maison. Soudain, ça crépite, tout autour. On tire sur nous. Petits éclats de poussière sur le sol et dans le mur. Certains soldats veulent sortir pour voir, d’autres s’engouffrent pour s’abriter. Ça bloque alors que je suis toujours dehors, à découvert, sous le feu, sans rien pour me couvrir. Un sentiment d’urgence sature tous mes sens, comme lorsqu’on se trouve pris dans le rouleau d’une vague puissante, qu’on ne comprend rien, qu’on ressent tout. J’aurais peut-être dû avoir le réflexe de compter les secondes, mais plutôt que d’attendre que les types du bataillon du Scorpion se mettent d’accord pour sortir ou entrer, je bondis et reviens sur mes pas, alors que les rafales continuent tout autour de nous. Le sol de terre battue est jonché de débris de guerre, pierres et parpaings éclatés, je trébuche, me reçois sur mon poignet gauche, roule sur l’épaule droite, me rétablis, file d’un coup vers le trou dans le mur par lequel nous étions sortis quelques instants plus tôt, aussi vite qu’une souris rentre dans sa cachette.

Depuis le début de la bataille, j’ai souvent frôlé la mort, mais cette fois-ci, j’ai l’impression qu’elle n’est jamais passée aussi près. Ma main gauche est maculée de sang. Sur un parpaing, j’ai laissé un morceau de chair. Une autre escouade arrive à ma rencontre et me regarde avec des yeux ronds.“ Je suis journaliste. On vient de nous tirer dessus. Daech.” Un soldat me donne de la gaze, je me bande rapidement, puis me calme. Je lance :
— Bakhtiyar ! Ça va ? Je l’entends de l’autre côté :
— Samu ? Ça va ? T’es où ?
— Je suis retourné dans la maison.
— Quoi ?

On ne s’entend pas. Je lui envoie un message. On est tous les deux en sécurité, mais séparés par la guerre, comme si nous nous trouvions chacun des deux côtés d’un flot déchaîné. Ma main m’élance — je découvrirai longtemps après que mon poignet s’est cassé dans la chute — je sors mon carnet et me remets à écrire.

À côté de moi, un soldat veut mieux voir, dégage un sac et fait tomber une marmite, ce qui nous vaut une rafale sur notre position — ça crépite fort —puis des roquettes – elles tombent tout près. Je fusille des yeux le soldat.

Puis, tout se calme. Leur orage a fait taire celui d’en face

On ne traîne pas. On bondit dans une autre maison, on monte à l’étage. Ça se calme. Deux soldats s’allongent dans un canapé immense d’une maison un peu plus meublée que les autres — vers l’est, la vue est aussi jolie que meurtrière —, attendant, jambes croisées, la suite des opérations. Un bulldozer arrive et barricade la ruelle. Les bruits emplissent la pièce. Parfois, le bâtiment vibre : une frappe qu’on sent mais ne voit pas. La barricade terminée, un BMP se met en position, et canarde en face de lui la mosquée Mufti, d’où les rafales étaient parties. Les tireurs se positionnent à toutes les ouvertures et se joignent aux salves du blindé.

Puis, tout se calme. Leur orage a fait taire celui d’en face. Un jeune qui tentait depuis dix minutes d’ouvrir une caisse de munitions — satanées boîtes de conserves — en libère enfin son contenu. Vidé sur un tapis, celui-ci est réparti entre les hommes, alors qu’on leur lance des bouteilles d’eau du dehors.

Je passe enfin de l’autre côté et retrouve Bakhtiyar. Je raconte ce qui s’est passé. Abdallah, le soldat agressif, aux yeux caves et sombres, m’offre un thé : “Bien vu. Il faut toujours retourner sur ses pas, à cause des mines. On n’a pas été très prudents. On ne fait plus assez attention, parfois.” Je leur demande s’il y a des blessés. “Non, Dieu merci.” Alors que j’ai l’impression de les avoir lâchés en pleine attaque, ils me félicitent. Il est cinq heures. Le thé est terminé, l’opération continue.

Inspection des maisons le long de l’avenue. Les soldats sécurisent cette frontière qui n’était pas sous leur contrôle. On arrive au bout du bloc. Le capitaine Hussein fait ouvrir le portail.

Une flotte de bulldozers pour barricader le quartier

Un cyclone fait irruption — le lieutenant-colonel Hicham, rayonnant, qui fait des moulinets avec un sabre trouvé dans une maison, et houspille ses hommes — à cet instant, il me rappelle le capitaine Haddock : “Alors, vous faisiez quoi, vous dormiez ?” On hésite entre l’énervement et l’euphorie, mais Hicham ne laisse aucun répit. Il est arrivé avec une flotte de bulldozers pour barricader le quartier, et tempête pour les placer. Il hurle au téléphone, au talkie, en direct.

“Ali, Hussein, foncez vers l’avenue !” Ses capitaines détalent, préférant visiblement affronter Daech que leur chef.

“Allez vers la droite ! On vous couvre ! Et attention aux snipers !” tonne le lieutenant-colonel à la radio.

“Donnez-moi un blindé ! Vous voulez arrêter l’opération ou quoi ?” gronde-t-il au téléphone, à un commandant de la 16e division, qui a du mal à suivre le rythme effréné du bataillon du Scorpion.

Ayant eu notre lot d’émotions fortes, Bakhtiyar et moi décidons de rester avec Hicham, plutôt que de repartir à la chasse au jihadiste en première ligne. C’était mal connaître le lieutenant-colonel que de croire que la partie serait plus facile.

Notre officier jaillit du pâté de maisons. Nous nous retrouvons sur une petite place terreuse, baignée par la lumière du couchant — mais la guerre, elle, fait toujours rage. Rafales furieuses, grondements sourds, elle rugit, mugit tout autour de nous. Mais les blindés ne viennent pas.

“Passez-moi un haut gradé et qu’il vienne ici !” râle-t-il.

Un officier se présente, petit et replet, l’air d’un fonctionnaire ennuyé : “ Mais comment je vais sécuriser tout ça, moi ? ” Hicham, sabrant l’air chaud, brame à cinq centimètres de son visage : “On vous a barricadé le quartier ! Maintenant, vous faites votre boulot !” L’officier file.

Le bulldozer reçoit une roquette. Nous sommes à quelques dizaines de mètres. À ce moment-là, je traite l’information avec détachement – ce n’est pas la manifestation d’un quelconque courage extrême, mais plutôt que je n’arrive plus à suivre le niveau d’explosions, de mitraillages et de violences que j’ai accumulé depuis des mois. Je m’écarte lentement. Je me transforme peut-être moi aussi en sac de sable, à ne réagir aux coups que par inertie.

Le bulldozer encaisse la roquette comme un colosse un direct. La masse d’acier tremble sous le choc, puis reprend son travail, bête de somme blindée. Hicham mouline encore avec son sabre, envoie ses escouades reconnaître les positions ennemies, et se fait apporter un mortier. Lame en bandoulière, il tire lui-même une demi-douzaine d’obus.

L’officier revient avec ses hommes, et Hicham lui montre un bâtiment : “C’est la maison la plus haute du quartier. Occupez-la et vous contrôlerez l’ensemble de la zone.” Les soldats de la 16e se couvrent de ridicule en n’arrivant pas à ouvrir le portail d’entrée.

Daech s’accroche. Un bourdonnement résonne, au-dessus de nous. C’est un drone-bombardier, l’une des dernières inventions des jihadistes. Bakhtiyar et moi nous garons sous un toit, un peu effarés, un peu euphoriques — nous étions partis pour une simple reconnaissance. Des bordées de balles traçantes montent vers le ciel, traits rouges tentant d’abattre la lumière verte de l’aéronef, qui nous nargue en l’air. Une grenade tombe, sans faire de victimes, à part des poules qui détalent en tous sens.

Sa haute silhouette part devant dans Mossoul dévastée

Hicham ignore la menace. Ses hommes reviennent. Ils ont repéré la position des jihadistes. Lieutenant-colonel commande une frappe d’artillerie. Sans attendre, il décide qu’il est l’heure de rentrer. Tout son bataillon, une centaine de soldats, est rassemblé sur la petite place, poussiéreux, à la fois fatigués et galvanisés par le vertige de la bataille et l’énergie de leur chef. “ En avant ! ” hurle Hicham, pointant son sabre vers l’ouest. Et sa haute silhouette part devant dans Mossoul dévastée par les combats. Il lance un cri de ralliement : “Que Dieu prie pour le prophète Mohammed, ses descendants et ses partisans !” Il est repris en chœur par ses hommes qui suivent, arme à l’épaule, se soutenant les uns les autres.

Retour dans la villa à la peinture saumon, au bord du Tigre. Après le bruit et la fureur, le silence et la sérénité. Le lieutenant Hicham se retire dans sa chambre. Bakhtiyar et moi restons avec le capitaine Ali, le second de Hicham. On est assommés. On tombe, chacun dans un canapé. La tension retombe, les muscles se détendent peu à peu. Les doigts, les bras, les “jambes, le cou. “Sacrée bataille, hein ?” dis-je à Bakhtiyar. “Ouais, tu l’as dit.” Il s’endort déjà.

Le capitaine Ali écoute sur son téléphone un chanteur irakien, se produisant dans les grands mariages ou des concerts populaires, Ahmed al-Dawas. La plainte du synthétiseur, la voix hagarde de l’interprète, le rythme lancinant des percussions me touchent à cet instant au plus profond de l’âme, comme si cette musique traduisait tout ce que je pouvais ressentir, cette journée folle où nous avons couru aux frontières de la mort, la douleur qui bat dans ma main gauche blessée, les rafales et les explosions qui retentissent dans ma tête, les regards assassins des soldats, les murmures des familles prises au piège dans les maisons vides, les crachotements des talkies, les charges des voitures-suicides, la fureur des combats et cette voix intérieure qui m’appelle vers eux ; à cet instant, ce morceau qui résonnait dans la pièce nue incarnait à lui tout seul la bataille de Mossoul.

Je sombre dans le plus profond des sommeils. »

Les « fractures invisibles » d’un reporter de terrain

Il y a dans le parcours de tout reporter des épisodes de deuil qui sont autant de moments fondateurs. Des deuils intimes, la disparation d’un proche, croisent des deuils collectifs qui au Proche-Orient ces dernières années ont souvent été des massacres d’une ampleur et d’une violence jusqu’alors inconnues. C’est cette incapacité de l’oubli de soi-même qui fait la grandeur de certains itinéraires de journalistes car en général, ce que Samuel Forey appelle des « fractures invisibles » restent à l’ombre. C’est le mérite du récit que ce journaliste et reporter de terrain vient de publier, Les Aurores incertaines, que ses fractures fassent partie intégrante d’un trajet entre l’amour et la mort, entre le tragique du géopolitique et la survie quotidienne d’un pigiste fauché.

Avant d’être un reporter reconnu pour la vivacité de sa plume et la lucidité de son regard, récompensés par un prix Albert Londres en 2017, Samuel Forey a perdu ses parents à la sortie de l’adolescence. Il part alors découvrir un monde arabo-musulman où il semble « possible de s’égarer », d’abord avec l’apprentissage de la langue arabe à Damas en Syrie. Puis il est en Égypte début 2011 quand le peuple se révolte, réclame la chute du régime. Ce sera le début d’un long voyage du Caire à Bagdad, de Gaza à Alep, et maintenant à Jérusalem où il est aujourd’hui installé.

Des étapes de ce voyage, Samuel Forey en a tiré Les Aurores incertaines. Il y a dans ce livre des pages magnifiques, par exemple quand l’auteur raconte son installation dans le Sinaï à Sainte-Catherine, dans une maison-rocher, en attendant de rencontrer un mystérieux Ali, « un bandit beau comme un loup ». De son poste d’observation, l’histoire récente du Sinaï défile, de l’occupation par les Israéliens aux rebellions bédouines. Les paysages aussi, bluffants de beauté et de mystère.

Et puis il y a les guerres, qui ne semblent jamais finir, ces aberrantes machines absurdes et mortifères que Forey décrit avec une précision presque effrayante. De son récit, il a proposé à Orient XXI de publier le passage ci-dessus décrivant une partie de la bataille de Mossoul, « l’une des plus grandes de ce siècle » quelques jours avant la disparition de son fixeur Bakhtiyar Haddad et de ses collègues journalistes Véronique Robert et Stephan Villeneuve, le 19 juin 2017.

Jean Stern

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.