L’ouvrage érudit de Franck Mermier, publié chez Actes Sud, n’est pas seulement un portrait croisé d’Aden et de Beyrouth ou une réflexion sur les « citadinités arabes ». Il dévoile en filigrane le parcours de recherche de Franck Mermier et porte une dimension biographique claire qui donne tout son sens au mot « récits » présent dans le titre. C’est aussi ce qui le rend passionnant. L’introduction est à cet égard un modèle d’introspection et de réflexivité, tant elle donne à voir un retour sur quarante années d’interactions avec le terrain. Le choix de s’intéresser à ces deux villes du monde arabe, si différentes, est marqué par une dimension affective évidente. L’auteur aime profondément Aden et Beyrouth, toutes deux disputées, « déglinguées », parfois anarchiques et dont le caractère urbain est lui-même discuté.
Aden et Beyrouth se sont développées récemment, notamment sous l’effet de la colonisation (britannique d’un côté et française de l’autre), et ont connu une croissance rapide fondée sur une population cosmopolite. Plus que tout, elles ont à plusieurs reprises payé le prix du sang. Songeons aux images du centre ville de Beyrouth éventré par la guerre civile (1975-1990) ou à la violence extrême, moins connue certes, qui frappa Aden en 1986 ; en une semaine, les rivalités au sein du parti socialiste firent officiellement 4330 morts, sans doute deux fois plus en réalité.
Violences et bastions de quartiers
La guerre constitue, à travers l’ouvrage, l’un des termes principaux de la comparaison et, dans l’un comme l’autre cas d’étude, possède une actualité évidente. Aden est confrontée depuis fin mars 2015 à une offensive menée par les miliciens houthistes alliés aux forces de l’ancien président Ali Abdallah Saleh déchu en 2011. Le terrible coût humain et les destructions au cœur de la ville (générées également par les bombardements saoudiens des positions houthistes dans Aden) mettent à mal la culture urbaine décrite par Mermier. À Beyrouth, si la violence reste encore contenue, la ville est elle-même mise à l’épreuve, du fait de l’afflux massif de réfugiés syriens et de la polarisation confessionnelle à l’œuvre. Dans ce contexte, Récits de villes possède une pertinence manifeste. Les plus pessimistes verront peut-être dans ce livre la description d’un monde et de cultures qui sont en train de s’écrouler, laissant la place au chaos et à la barbarie, islamiste ou ultra-libérale.
En s’appuyant autant sur de longues enquêtes de terrain que sur une impressionnante bibliographie en arabe et en langues européennes, Franck Mermier s’interroge sur la construction des quartiers, dans leur dimension ethno-confessionnelle à Beyrouth, et tribalo-régionale à Aden. Sa thèse stipule que ces dimensions ont été pour une large part le fruit de l’immixtion de la politique, notamment partisane, dans la ville. Les frontières entre quartiers se sont en effet ancrées au cours des phases d’affrontement et marquent dès lors le paysage. La dispute des territoires et des espaces façonne la citadinité en même temps qu’elle met en danger l’urbanité même de deux villes, autrefois caractérisées par leur cosmopolitisme. Les fractures politiques et communautaires saturent ainsi l’espace public. Mermier écrit : « Scène de règlement de compte politique mais aussi lieu d’affirmation des foyers d’identification rivaux, la ville est ainsi remodelée en permanence par la violence et les dissensions. » (p. 143)
L’auteur revient longuement sur la « bataille du ciel » que se livraient au cours de la décennie 2000 la mosquée Mohammad Al-Amin et la cathédrale Saint Georges à Beyrouth : minaret contre clocher, lequel serait le plus haut ? L’enjeu n’était pas seulement interconfessionnel mais également intracommunautaire, signalant les luttes de leadership au sein de chaque groupe constitué. Cette politisation de l’espace selon des lignes communautaires ne doit pas faire oublier combien les logiques sociales sont également à l’œuvre. La relégation dans les quartiers périphériques des populations pauvres ou étrangères se double à Beyrouth d’une reconfiguration verticale, avec la construction de grandes tours investies par les catégories les plus aisées. La démonstration est particulièrement convaincante.
Récits de villes laisse notamment entrevoir combien Beyrouth a donné lieu à de nombreuses réflexions de la part des urbanistes, géographes, sociologues et autres historiens. La capitale libanaise a été abordée à travers une impressionnante variété de problématiques. Franck Mermier récapitule habilement les enjeux scientifiques induits et les confronte aux dynamiques les plus récentes. L’ouvrage exige dès lors certaines connaissances préalables. À cet égard, en complément des photographies présentes à travers l’ouvrage, quelques cartes auraient sans doute été utiles.
Aden, coloniale puis révolutionnaire
Si Beyrouth est l’objet d’une foisonnante littérature scientifique tant en arabe qu’en langues européennes, il en va tout autrement d’Aden. Cette ville qui a fait fantasmer tant de générations à travers Arthur Rimbaud, Paul Nizan et quelques capitaines et officiers anglais restait à bien des égards sous-étudiée. Certes, à compter de 1839, la colonisation britannique avait produit un certain savoir anthropologique et historique sur une ville qu’elle avait quasiment créée de toutes pièces. De ce fait, les mémoires de commerçants, soldats et diplomates étrangers abondaient. Mais une fois l’indépendance acquise en 1967, les universitaires britanniques ont manifestement cessé de s’intéresser au pays et à la ville. Les Soviétiques, grands alliés du régime sud-yéménite dans les années 1970 et 1980, prirent le relais mais rêvaient sans doute trop le Yémen pour produire une connaissance fine des enjeux sociaux — religieux et tribaux notamment. Ils contribuaient néanmoins, avec d’autres « camarades » plus ou moins désenchantés, tel l’Irlandais Fred Halliday, le Libanais Fawwaz Traboulsi ou la Française Helen Lackner, à une exploration fine des mobilisations politiques « anti-impérialistes ». Les sources yéménites restaient quant à elles pour une large part parcellaires et, il faut le reconnaitre, peu marquées par les problématiques et méthodes contemporaines des sciences sociales. Ali Nasser Mohamed, ancien président du Yémen du Sud socialiste (en 1978 puis entre 1980 et 1986), s’était ainsi lancé au milieu des années 2000 dans la publication d’un volumineux ouvrage iconographique d’Aden qui faisait la part belle aux photos prises de lui lors de visites de leaders tiers-mondistes. La société telle qu’elle est en était pour une large part absente.
Face à ces diverses lacunes, l’apport de l’ouvrage de Franck Mermier sur Aden est incontestable. Il a pu s’appuyer sur quelques monographies, biographies mais surtout sur les souvenirs d’érudits et d’intellectuels adénites, d’anciens militants « progressistes » ou encore d’acteurs politiques réfugiés à Londres mais aussi… à Beyrouth ! Il illustre combien Aden, en l’espace de moins de deux siècles, a été bousculée et marquée par les luttes politiques. Après le départ des Anglais en novembre 1967, tout ce que la planète comptait de leaders et militants « gauchistes » ont trouvé dans la capitale du Yémen du Sud un lieu de convergence autant qu’une base logistique. Militants radicaux tels le Vénézuélien Carlos, le Palestinien Georges Habache et l’Allemand Hans-Joachim Klein se retrouvaient ainsi au Sailor’s Club autour d’une Sira, bière brassée localement, pour refaire le monde. La résistance palestinienne, la guérilla dans le Dhofar voisin en Oman ou en Érythrée façonnaient alors l’image d’Aden et son développement.
« Citadinités arabes »
Le récit livré par Franck Mermier signale finalement combien la place de cette ville en tant que « carrefour de la révolution internationale » lui a assuré autant de prestige qu’elle a ancré sa déconnexion avec son hinterland et le reste du Yémen. Cette disjonction continue à se faire sentir et à peser sur l’avenir de la ville comme du Yémen dans son ensemble. Elle s’incarne dans les enjeux identitaires qui structurent le mouvement sécessionniste sudiste si populaire aujourd’hui. Si les Adénites mettent volontiers en avant la spécificité de leur destin, regardant souvent avec dédain la population du nord, cette dernière le leur rend bien. La vendetta tribalo-islamiste en 1994 consécutive à une première défaite des sécessionnistes sudistes ainsi que l’offensive menée par les miliciens houthistes (originaires des régions septentrionales) depuis mars 2015 illustrent pleinement cette dimension des relations d’Aden avec le reste du Yémen.
Enfin, ces deux récits de villes donnent lieu à une réflexion sur les « citadinités arabes », confrontées à des problématiques universelles autant qu’à certaines spécificités historiques. Derrière les débats sur les cultures et usages urbains dans le monde arabe apparaît la vieille question de l’orientalisme et de l’essentialisation des sociétés de cette région du monde. L’auteur offre à cet égard dans ses chapitres conclusifs un impressionnant (mais ardu !) « état de l’art » qui vient réintégrer pleinement les réflexions menées à propos d’Aden et de Beyrouth dans des enjeux communs, partagés, au-delà des questions de violence spécifiques, par ce qu’il convient peut-être d’appeler l’ensemble du genre urbain.
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