Affinités électives autour d’un objet

L’exposition « Trames » à Sion · À la Grenette, galerie de la ville suisse de Sion, rassemblés autour d’une couverture découverte par hasard, des artistes enclenchent un processus de création original qui interroge le regard que l’on porte sur les objets.

Soha Bechara, Echecs, 1991
© Suzanne Rivier-Devèze

Il y a d’abord cette mystérieuse couverture roulée en boule qu’Éliane Beytrison déniche un jour de pluie dans un marché aux puces de Florence sans même en marchander le prix, et qu’elle ramène à Genève. Dépliée, dans un format 192 x 132 cm, la couverture se compose d’une multitude de carrés de cartons polychromes découpés sur des boîtes d’allumettes. Un objet désuet et disparu du quotidien, mais qui connut son heure de gloire et, en Italie, s’incarna dans la fabrique d’allumettes de la Societa Anonima Fabbriche Riunnite di Fiammiferi (Saffa), créée à Milan en 1898 qui allait obtenir le monopole de la production nationale. Ces images à thème, très prisées des collectionneurs, souvent créées par des artistes, ont été produites jusque dans les années 1980, puis l’entreprise a décliné progressivement et fermé définitivement ses portes en 2002, laissant ses employés sur le carreau.

Entre fabrication artisanale et création artistique, la couverture voyageuse garde ses secrets et intrigue. Si quelques-unes des figurines sont identiques, la plupart sont uniques et déclinent une variété de portraits, essentiellement féminins, et de situations, 509 au total. Elles ont été reliées les unes aux autres par une bordure réalisée au crochet. Une doublure en tissu vert soutient le délicat édifice qui a résisté à toutes les manipulations.

Couverture
© André Longchamp

Il n’en faudra pas plus pour qu’Éliane Beytrison, qui est dessinatrice, relève le défi de la reconstitution et de l’interprétation, embarquant avec elle quelques amis dans cette aventure. Elle va passer quelques jours sur le site avec Silvano Cattaï qui filme et photographie ce qu’il reste de l’usine, figée et en ruine, où seul un gardien atteste de l’histoire des lieux. Ils ignorent alors qu’ils vont sauver par leur archive, la mémoire de l’usine dont la disparition est programmée. Elle sera rasée fin 2019, à l’exception de bâtiments historiques de la douane, et le terrain sera racheté par le groupe suisse Vetropak, pour y produire des emballages en verre.

Autant de signes du destin qui attestent d’un processus de création dont il faut s’emparer. Film et photos en mains, dessins au fusain, à l’encre et à l’huile réalisés en échos libres, l’idée d’une exposition fait son chemin et fédère encore des enthousiasmes et des imaginaires. C’est Suzanne Rivier-Devèze qui mènera l’enquête historique et anthropologique, proposant une stimulante réflexion théorique autour du statut de l’objet « qui n’est pas une œuvre d’art, ne relève pas de l’art brut, et dont les qualités esthétiques sont discutables », donnant lieu à un catalogue1 qui déplie cette aventure simple et excitante. Suzanne Chappaz-Wirthner y signe le très beau texte « Fils de chaîne, fils de trame, la toile et le destin ».

Dessin d’Eliane Betryson

Soha Bechara est de la partie. L’ancienne résistante détenue dans la prison de Khiam a gardé des objets qui ont été réalisés pour la plupart clandestinement, dans ce sinistre centre de torture ouvert par les Israéliens en 1983 au Sud-Liban et qui fut détruit lors de la guerre de 2006. Elle y a passé dix ans dans les conditions les plus effroyables.

Ces objets, d’une délicatesse et d’une puissance extrême, dont elle a rendu compte dans La Fenêtre (éditions Elyzad, 2014), un livre co-écrit avec Cosette Ibrahim, témoignent de l’entêtement des prisonnières à rester vivantes et à déjouer le dénuement. Ils viennent dialoguer avec la couverture et les affinités électives qui se sont tissées autour.

Suzanne Rivier-Devèze a également édité une nouvelle, Emilienne, qui accompagne l’exposition, et qu’elle introduit par une citation de Mathias Enard : « Je ne cherche pas l’amour. Je cherche la consolation. Le réconfort pour tous ces pays que nous perdons depuis le ventre de notre mère et que nous remplaçons par des histoires, comme des enfants avides, les yeux grands ouverts face au conteur »2.

L’usine
Silvano Cattai

Sous le titre Trames, les œuvres devaient être exposées à Sion jusqu‘au 25 octobre 2020, ambitionnant de voyager pour continuer à faire résonner leur musique intérieure. Le samedi 24 octobre, à 17 heures, une lecture à deux voix orchestrée par Geneviève Guhl et Soha Bechara devait donner à entendre des textes de Pier Paolo Pasolini et les poèmes en arabe du Palestinien Zakaria Mohammed. Avec la fermeture des galeries dans le Valais liée à l’aggravation de l’épidémie de Covid-19, tout a été malheureusement suspendu.

1Trames, Esprit de la lettre, 2020.

2Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Actes sud, Babel, 2010.

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